La société est malade de l’anti-ostracisme

Abstract: La société est malade de l’anti-ostracisme autant que de l’ostracisme, celui-ci devant être vu comme une défense pour ceux qui n’ont pas les moyens d’étendre davantage leurs cercles sociaux. Détruire ces défenses les leur fait rebâtir aussitôt, et s’y jucher avec encore plus de hargne qu’auparavant. Nous devons arrêter d’utiliser l’idéalisme comme impérialisme, quelle que soit la beauté de l’idéal, car il s’agit d’un repère et non d’un objectif atteignable. L’idéal fanatisé est ce qui a pourri la réputation du wokisme. L’idéal se moque du vécu. Même universel il appartient toujours à un cercle particulier, qui veut gommer les autres, effaçant nos racines identitaires. L’anti-ostracisme est anti-identitaire, tandis que c’est le non-ostracisme qui permet à notre identité de s’élargir.

L’idéalisme est un impérialisme

L’idéalisme est le plus absolu des impérialismes, celui qui ne souffre aucun compromis. Il n’existe que dans le cerveau humain, schéma neural éphémère qui se cherche dans la réalité et désespère de ne pas s’y trouver. Pourquoi se maintient-il dans ce cas ? L’évolution n’aurait-elle pas du l’envoyer définitivement dans la poubelle des échecs conceptuels ? C’est bien ce qui survient quand l’idéal sert de guide aux organisations sociales trop radicales. Elles échouent et l’idéal est moqué.

Mais il ressurgit rapidement à la génération suivante, qui n’en a pas fait l’expérience dans ses tripes, qui lit l’Histoire d’un oeil peu intéressé, qui se sait forcément meilleure que ses aïeux ! L’idéal a cette séduction permanente de proposer une solution finale, totalitaire, à un problème durable et gênant, insoluble jusque là. Tout compromis ne ferait pas disparaître le problème. Le monde est une suite de conflits intriqués et l’esprit peine à les gérer ensembles. Il pense réduire la difficulté en résolvant définitivement certains d’entre eux. Illusion bien sûr, car aucun n’est indépendant des autres. Mais l’idéaliste est un orgueil hypertrophié, persuadé de pouvoir amener le réel à épouser entièrement son monde intérieur, davantage encore quand il s’est persuadé de la pureté de ses intentions.

L’idéal durci à la flemme

Cet idéaliste exalté est épaulé par le faux idéaliste, le flemmard, celui qui voit dans l’idéal un moyen facile de résoudre les problèmes. Avec l’idéal, pas besoin de réfléchir, on repose son esprit, on oppose l’idéal aux incessants contempteurs, la vie est plus paisible. L’idéal a ses zélotes et ses soutiens négligents, ce qui rassemble déjà beaucoup de monde et conforte sa longévité. S’ajoutent à eux les esprits légers et papillonnants fascinés par les promesses attachées à l’idéal, et alors nous avons une très large majorité de la population pour l’embrasser. Ceux qui se fatiguent à penser la complexité des problèmes sont inaudibles et guère récompensés.

Dans cet article je vais donc gentiment étrangler un idéalisme que l’on entend bien trop, celui qui a pourri la réputation du wokisme, qui gêne la recherche de solutions consensuelles à nos grands problèmes de société. Car cet idéalisme est lui-même en train d’étrangler nos aspirations les plus intimes et spontanées alors qu’il est simplement un repère pour les organiser ensemble. Sa faculté la plus sournoise est de se faire passer pour un “principe naturel” quand il est seulement la vision de quelques militants et n’a rien à voir avec l’ontologie du réel.

Un désir ne s’interdit pas, il se canalise

C’est ainsi par exemple que l’écologisme s’est trouvé profondément vicié par des pseudo-sciences refondant la Nature comme il leur plaît. La Nature n’est ni plaisante ni déplaisante. Son idéalisation a freiné fortement l’écologisme dans la population générale. Plus les militants sont abrupts et violents dans la dénonciation des “crimes contre Gaïa” plus ils se rendent impopulaires et retardent la montée générale du sentiment partagé envers la Nature, celui qui intègre la conscience sociale universelle. Les excès des radicaux servent d’excuse à ceux peu enclins à se fatiguer pour la protéger.

L’idéal est facile à résumer en une maxime sur une pancarte ou une banderole. Les bonnes raisons de se fatiguer se personnalisent davantage. Il ne s’agit plus de prêcher une religion mais enquêter honnêtement dans la pensée des autres et comprendre ce qui peut réorienter leurs désirs. Le désir ne s’interdit pas, il se canalise. La tâche est plus ardue pour le militant qui collectivise sa pensée. Ce qui fait des radicaux des flemmards, eux aussi.

L’idéal est une exaction

Un autre exemple des “exactions” de l’idéalisme est l’abolition de la peine de mort, qui n’a pas été un mouvement populaire mais une décision imposée par une petite minorité d’idéologues. Avancée ou contrainte civilisationnelle ? Remarquons qu’aucun de ces idéologues n’a vécu personnellement les affaires où des meurtriers ont fait preuve d’un tel déni d’humanité que la peine de mort semble, pour la grande majorité de leurs congénères, la réponse adaptée. L’idéal est-il un élévateur d’émotions ou au contraire un belvédère d’où elles lui sont indifférentes ? L’idéal est réducteur par nature. Il crée son éthique étroite et imperméable aux autres principes fondamentaux. Les idéologues ont piétiné ainsi au passage un autre idéal, le démocratique, puisque 80% des citoyens ne voulaient pas de cette mesure. Peut-on alors, en suivant ces idéologues, utiliser des idéaux bruts pour organiser une société quand leur nature réductrice les rend forcément inconciliables ?

Une véritable avancée civilisationnelle est autre chose. C’est une progression lente et moins théâtrale aboutissant à un simple constat : la société est parvenue au degré d’organisation nécessaire pour qu’une loi devienne majoritairement acceptable, très majoritairement même. L’abolition de la peine de mort dans ce cas serait venu non pas du jupitérisme de quelques idéologues mais d’un travail de fond bien plus ardu, mais plus participatif aussi, pour améliorer l’éducation et les conditions de vie, de manière à ce que les comportements inhumains se raréfient, se cantonnent à des accidents psychiatriques. L’abolition se serait imposée d’elle-même, reflétant l’effondrement du sentiment d’insécurité chez les gens respectueux de la conscience sociale —incluant le “tu ne tueras point”— vis à vis de ceux qui ne la respectent pas.

Les idéaux se respectent ensemble

Quelle logique y a-t-il, dans le discours abolitionniste, à appliquer une conscience sociale à ceux qui s’en excluent ? Et plus généralement quelle logique y a-t-il à appliquer les règles de défense d’une justice à ceux qui ne la reconnaissent pas ? Je fais bien sûr ici allusion au terrorisme. La fin imposée de la peine de mort s’est-elle accompagnée d’une diminution du sentiment d’insécurité ? Non, bien sûr, puisque c’était mettre la charrue avant les boeufs. Ce sentiment s’est au contraire terriblement accentué à cause des idéologismes bornés.

Réformer les règles de la justice pour la rendre plus conforme à notre conscience sociale n’est pas renoncer à des idéaux, au contraire c’est mieux respecter la communauté qu’ils forment, en cessant d’enterrer certains pour laisser s’ébattre les autres, quand ils ne sont pas encore compatibles. L’effort des idéalistes devrait porter sur la convergence des idéaux contradictoires plutôt que sur l’imposition martiale de celui élu par leur coeur, quelle que soit l’émotion qu’il suscite, lorsqu’ils n’ont pas réussi à le faire largement partager. Indubitablement c’est là que réside le vrai collectivisme.

Quand l’idéal se moque du vécu

En choisissant l’exemple polémique de la peine de mort, j’ai voulu souligner le contraste entre la rancoeur abyssale du vécu et l’indifférence polie de l’idéal. Si un meurtrier mettait fin sans justification à la vie d’une compagne qui représente la moitié de la mienne, qu’il poursuive la sienne serait insupportable pour la vie tronquée qui me resterait. L’idéal abolitionniste n’est pas une explication, encore moins une consolation, mais un obstacle supplémentaire à la cicatrisation de la demi-vie que le meurtrier m’aurait laissé dans son sillage. Il n’est pas possible de se défendre contre un tel malheur puisqu’il n’aura pas eu d’autre conséquence significative que créer cet immense vide sans fond où le Moi s’abîme.

L’idéal se moque du vécu. C’est caricatural dans une affaire criminelle, mais l’on retrouve cette indifférence dans des situations bien plus quotidiennes. La société contemporaine est devenue le champ d’une multitude d’agressions banales, auxquelles nous participons avec facilité et impunité. Les privilégiés en ont faiblement conscience. La hiérarchie de l’argent a un effet particulièrement protecteur. Un bon compte en banque est le meilleur des gardes du corps ! Ceux en bas de la hiérarchie par contre se font copieusement agresser par leur vie, et agressent en retour. Les gardes du corps, pour ceux-là, sont leurs cercles sociaux les plus proches, dont la fermeté devient essentielle.

La frontière floue entre défense et agression

Or qu’est-ce qui assure la solidité d’un cercle social ? Sa délimitation claire d’avec les autres. Si j’appartiens à ce cercle, je ne fais pas partie de ses concurrents. Je pourrais m’intéresser à eux pour élargir mon identité, mais j’ai besoin d’un horizon plus large que mon HLM, et des moyens pour gérer leurs contradictions avec mon identité d’origine. Sans surprise les nantis sont ceux qui disposent aussi de ces moyens, parce qu’ils voyagent, ont une éducation plus complète, et se font moins agresser par les écarts sociaux. Les idéalistes sont dans les salons, les sensitifs et les pragmatiques dans la rue. Peu de gens sont au carrefour des deux mondes pour comprendre leurs divergences. Il s’agit en général des favorisés travaillant au contact des moins chanceux pour entendre leur vécu des agressions : médecins, travailleurs sociaux, bénévoles des associations.

Lorsqu’un individu se réfugie trop dans son cercle identitaire, son refus d’aller en terre étrangère transparaît nettement. Il peut même devenir rejet si son cercle lui semble menacé. On glisse de l’isolationnisme à l’ostracisme. Les idéalistes voudraient tracer une frontière nette entre les deux, pour appliquer sans difficulté les termes de haine, racisme, apartheid, etc. Mais en réalité il n’y a pas de limite précise entre défense et agression. Le recul permet un diagnostic… mais perd aussi le détail de ce qui a causé le conflit. Agression et défense deviennent une histoire de poule et d’oeuf. Réduire une attitude à son caractère agressif est dénigrer toute sa généalogie, et donc l’identité de celui qui la porte.

Le passage à l’acte

Le dialogue est alors impossible entre l’idéaliste de salon et le sensitif de la rue. Le premier accuse le second de racisme, le second se considère interdit de défense. Le terme ‘racisme’ est un “mot-fossé”, une agression tranchée et non une tentative de dialogue. Avant d’agresser, il faut se compter. Si les “racistes” sont une bien plus grande armée, mieux vaut déplacer le champ de bataille sur un terrain qui en rassemble un moins grand nombre. Il faut être attentif aux termes qui renforcent l’agression et ceux qui la démembrent pour la faire retourner au statut de défense.

Mais alors nous avons absolument besoin d’un repère entre défense et agression, même s’il n’existe pas réellement dans la pensée des gens, quelque chose qui permettrait en particulier de légiférer sur ce franchissement. N’en existe-t-il vraiment aucun ? Si. Cette chose s’appelle le passage à l’acte. La transition entre virtuel et matériel… n’est-ce pas le repère le plus cardinal dont nous disposons ? Seul candidat net dans ce flou. Des agresseurs potentiels fantasment leurs actes à l’envie sans jamais les réaliser. Non coupables. L’univers fantasmatique n’est pas anecdotique ; il est habité par l’immense majorité d’entre nous. Qui ne s’est pas imaginé résoudre un conflit intolérable par la manière forte ? Probablement ceux qui fantasment le mieux sont-ils ceux qui passent le moins à l’acte. Le fantasme est aussi indispensable aux pensées irréalisables qu’il nuit aux réalisables. Un coupable, que l’acte soit bon ou mauvais, est celui qui est passé à l’acte.

Lignes noires et blanches

Bien que repère franc, le passage à l’acte contient encore un certain flou. Quel acte ? Simple mauvaise humeur, injure, agression physique ? Toute haine extériorisée n’est pas condamnable de la même façon. Cependant qu’elle soit concrète permet à la justice de se prononcer. Il existe un fait concret. La haine a débarqué dans le monde commun. Les réseaux sociaux en font partie. L’internaute pianoteur et tapageur n’est plus dans son monde virtuel privé ; il a rejoint celui des autres. L’écriture ne contient pas que des lignes noires, des blanches également, franchies abruptement.

Dès lors n’est-ce pas là la justification des lois combattant l’ostracisme, punissant les manifestations de haine avant même qu’elles se traduisent par des agressions physiques ? Nous pensions à l’instant avoir trouvé un repère avec le passage à l’acte, mais voici qu’il se floute à nouveau. Comment trouver le point d’équilibre entre la liberté d’expression et l’interdiction d’agresser verbalement ?

Restructurer une société laminée

Le principe des cercles sociaux vient à nouveau nous secourir. Il est acceptable de manifester de l’ostracisme au sein d’un cercle qui n’en prend pas ombrage, voire qui renforce ainsi son identité, puisque nous avons vu son rôle défensif vital pour ceux qui n’ont pas encore réussi à s’émanciper du cercle en question. Il n’est plus acceptable de manifester cet ostracisme hors du cercle, dans les espaces où son statut bascule de défense à attaque. Cette conclusion d’étape nous montre deux choses importantes : 1) Le caractère rampant de la haine vient de l’effondrement des cercles sociaux. 2) Il est plus important de restructurer la société en renforçant les cercles identitaires que promouvoir des lois générales pointilleuses.

Lutter contre les débordements d’ostracisme demande que les gens s’en occupent eux-mêmes, à l’intérieur d’eux-mêmes. Et il faut leur donner les moyens de le faire. La plupart d’entre nous fantasment leurs colères mais rares sont ceux qui le font suffisamment pour l’éteindre. Elle déborde dans le monde réel. Là, les cercles identitaires peuvent encore la contenir. Mais ils se sont considérablement affaiblis : le couple, la famille, la coutume, les rites initiatiques, les assemblées traditionnelles, les copains de bar, toutes ces enceintes ont perdu de leur visibilité, du pouvoir de leurs règles. La haine ne suinte pas davantage qu’auparavant mais elle n’est plus contenue, elle se répand dans les rues et sur la planète entière. C’est la montée de ces eaux monstrueusement glauques qui menace Gaïa davantage que celle des eaux pures.

Tsunami de pensées polluées

Les populismes sont les vagues déferlantes de ces miasmes malodorants. Le coeur des gens n’est pas plus sombre, pourtant. C’est un surplus d’idées noires qui ne sont plus filtrées. Nos enceintes sociales servaient de tamis. Plus nous étions en terre étrangère, plus notre ego s’était purifié de ses agitations et nous montrions l’essence joliment polie de notre personnalité. Aujourd’hui l’ego n’est plus contenu. Ce volcan crache du vomi autant que des fleurs, ne restez pas sur le chemin des coulées de sa haine, il n’y a plus rien dans la personnalité pour les arrêter.

Comment la société bien-pensante essaie-t-elle de parer au désastre ? En faisant la promotion de l’anti-ostracisme. On envoie un océan à la rencontre de l’autre, en espérant que leur confrontation empêchera la montée des eaux. Vous devinez sans peine que cela produit exactement le contraire. Le populisme ne descend pas, il monte. Il serait temps que nos collectivistes changent de méthode, n’est-ce pas ?

L’Hydre populiste et Raclès

Seuls les ostracismes les moins identitaires se combattent avec de l’anti-ostracisme. Au-delà il a l’effet contraire : l’anti-ostracisme radicalise l’ostracisme et le rend bien plus difficile à extirper qu’auparavant. Car il n’est possible alors que d’en couper les racines. Et c’est plus long si on les a multipliées. Lutter contre le populisme est encore plus délicat que tuer l’Hydre. Il ne suffit pas de cautériser le cou des têtes coupées, il faut trouver le coeur. Et là, surprise ! On s’aperçoit que l’organe est très semblable au nôtre. Ils sont connectés en fait. Génétiquement tout à fait semblables. Alors en remontant vers la tête, où faut-il couper pour ne pas se mutiler soi-même ?

Affronter l’ostracisme avec l’anti-ostracisme c’est décapiter une tête jumelle de la sienne. C’est avec du non-ostracisme que l’on redescend la complexité de l’organisme commun, juste assez pour repérer l’origine de la divergence, la réduire et redevenir siamois. Encore faut-il que cette complexité nous soit apparente. Cette condition sera le sujet du dernier article sur la résurrection du collectivisme.

*

Laisser un commentaire