Le grand foutoir de la sociologie

Abstract: La démocratie est le plus souple de nos régimes politiques, mais comme les autres elle a du retard sur l’évolution des modes de vie. La sociologie ne dispose d’aucun modèle pour prévoir les transformations de la société et les moyens de s’y adapter. Sans modèle ontologique, nos politiciens emploient des idéaux, les lançant comme des boules dans un jeu de quilles. En face, une administration conservatrice ramasse les quilles et essaye de les replacer au même endroit. Piteuse coopération entre cette administration attachée à un élastique et des politiciens s’ébattant dans une enceinte d’idées plus vastes. Néanmoins à l’intérieur de l’enceinte certaines affaires sont mieux modélisées que d’autres et justifient un certain conservatisme. Je propose ainsi de séparer nettement la gestion de l’économie collective par des techniciens et de nos désirs individuels par les politiciens, l’évolution de l’une et des autres n’étant pas synchronisée.

Déraillement! 70 millions de victimes…

Comment en est-on arrivé là ? est la question que nous nous posons tous à chaque accident gravissime de notre TGV démocratique. En France il a déraillé dans le fossé du populisme ; en Nouvelle-Calédonie il est incendié par une bande de jeunes kanaks devant les adultes impassibles. L’idéal démocratique est-il si partagé que cela, quand visiblement tout le monde n’est pas monté à bord et qu’il existe tant d’acharnés à le faire exploser ?

Il existe un retard, pour tout régime politique, à s’adapter à l’évolution des modes de vie, à la taille et la composition des populations. La démocratie n’y échappe pas. Certes elle se montre plus souple, capable de réformer sa propre Constitution, mais ne dispose d’aucun modèle pour prédire à l’avance quelles difficultés accompagneront les évolutions sociales. La sociologie est l’une de nos sciences les moins exactes. Son sujet d’étude est trop complexe et ses analystes trop à l’intérieur. Même quand ils croient prendre de l’altitude, ils utilisent des lorgnettes toujours fabriquées en bas. C’est en examinant de près ces chaînes que nous avons une petite chance de les détendre. Mais c’est tâche impossible pour les idéalistes, nombreux en politique, qui sont juchés sur le point de vue divin. Comment pouvez-vous parler à ceux-là de chaînes ? Dieu n’en a point.

Lancer la boule en politique, c’est la perdre?

La politique ressemble à un jeu de quilles. Vous avez d’un côté les joueurs politiciens qui s’efforcent d’accumuler les Strike! pour être félicités de leurs efforts par la foule… et réélus, de l’autre une armée de fonctionnaires qui remet à sa place chaque quille renversée ; ils n’aiment ni le désordre ni les réformes trop radicales. Politique et administration attirent-elles les meilleurs gestionnaires pour le collectif ? D’un côté la survie politique repose sur les talents de manipulateur. De l’autre le carriérisme administratif récompense l’attention à suivre les règles établies.

Sophiste ou ultra-conservateur, aucune de ces aptitudes ne désigne les bons gestionnaires. Dans le privé elles mènent généralement à l’échec ou la stagnation professionnelle. Le privé privilégie une certaine liberté dans le poste de travail, avec comme seule contrainte l’évaluation, le résultat apprécié par l’étage hiérarchique sus-jacent. Le privé applique la politique de l’enceinte, que je décrivais dans un précédent article. Le travailleur dispose d’un libre-arbitre élevé à l’intérieur de la tâche globale qui lui est proposée. Tandis que l’administration applique la politique de l’élastique ; tout écart réglementaire est immédiatement sanctionné, peu importe ses motivations et conséquences.

Le difficile réglage du compresseur

La rencontre entre politiciens et administrateurs est inévitablement houleuse : d’exubérants réformateurs se heurtent à de fervents conservateurs. Quelle synergie pourrait sortir d’une pareille confrontation ? Les politiciens excités descendent du mammouth administratif avant de lui avoir fait trois pas. Parfois c’est une chance, car il était conduit au précipice ; plus souvent il reste embourbé dans un formalisme désuet au milieu d’un monde qui s’est transformé.

Bien entendu, jamais nous n’attirerons les bonnes personnes si nous continuons à faire le casting politique sur la réthorique des candidats et le recrutement administratif sur la connaissance pointilleuse des règlements. Il faut étendre aux ministères publics la politique de l’enceinte, qui est toute autre. Elle consiste à cerner l’esprit de la tâche réclamée. Le coeur du poste de travail est un attracteur et non un inquisiteur. Il séduit au lieu de punir. Le seul moyen d’y être performant est de l’apprécier, de s’en vouloir pour une baisse de productivité, devenir son propre évaluateur pour ne pas en subir un extérieur, et donc disposer d’un certain espace à l’intérieur. Être auto-évaluateur de son travail nécessite de s’écarter de soi. Comprimé par la hiérarchie dans un espace trop réduit c’est impossible.

Des comptes demandés en bas et en haut, c’est tout

À l’inverse disposer de trop d’espace est tout aussi préjudiciable. Rien n’empêche alors votre monde personnel d’envahir entièrement le réel. D’où l’intérêt de l’enceinte, qui limite et protège à la fois votre libre-arbitre. Quelle que soit votre position dans la hiérarchie, vous avez besoin de visualiser votre enceinte. Elle s’élargira en grimpant les échelons. Le danger est de la faire disparaître. Et alors on se croit tout permis. Ce danger guette surtout les étages intermédiaires, car il est demandé davantage de comptes au sommet, plus symbolique.

En matière de politique ces comptes sont demandés trop vite. La plupart des affaires sociales ont une inertie plus longue que la patience des électeurs. Nos dirigeants sont mal protégés des profanes. Compétents ou non ils passent tout de même beaucoup de temps à rédiger leur thèse, et ne sont jamais présents à son évaluation. Leur mandat a expiré. Ne reste qu’une administration qui n’a pas retenu leur nom.

Privatiser le Ministère des Finances

Peut-être cela explique-t-il que nous cherchions à présent des hommes de spectacle et non des gens compétents pour tenir les rênes de la politique. Le show doit rester assez simple pour être compréhensible. Et le mandat ne doit pas dépasser la longueur d’une mini-série. Pourquoi pas, si l’époque le veut ? Mais ne demandons pas à un bon comédien de faire de la bonne gestion. S’il veut monter un spectacle inoubliable il va faire exploser le budget ! Il ruinera la production et nous retournerons tous à l’usine, pour renflouer les caisses, jusqu’à 90 ans…

J’ai proposé dans ‘Un projet pour l’avenir’ (de la Nouvelle-Calédonie) de séparer plus radicalement politique et gestion économique. Certes le ministre des finances dispose d’une certaine autonomie, mais aucun gouvernant ne se contente de ce qu’il veut bien lui donner. Or ce ministère devrait être géré comme une entreprise privée, dont l’État serait le principal actionnaire (mais aussi, pourquoi pas, les fonds de pension des retraités). Ainsi serait déterminé le montant des dividendes que l’État peut dépenser. Il pourrait toujours emprunter pour des grands projets de développement ou de transformation sociale… à condition de recueillir l’assentiment des autres actionnaires.

À l’avant-garde, quoi qu’il en coûte!

Plus avant-gardistes encore, nous pourrions imaginer que le dirigeant au pouvoir représente la fraction des électeurs qui ont porté son projet et que ceux-ci le financent un peu plus que les autres. Ils seraient alors crédités de son succès, et débiteurs également de son échec. N’aurions-nous pas moins de citoyens en train de réclamer à corps et à cris que l’on satisfasse leurs désirs quoi qu’il en coûte… s’il en coûte un peu à eux-mêmes ?

Mais nom d’un chien ! Ne voilà-t-il pas que je mets à faire de la sociologie et de l’économie en amateur, moi aussi, ajoutant au foutoir ambiant ? Ne mérité-je pas de finir attaché au chêne comme le barde gaulois d’Astérix, pour cause de chant discordant ? —ce barde est sûrement le conspirationniste du village, a ironisé ma chère moitié. J’ai l’excuse d’écrire ma symphonie à partir d’un modèle de la société. Certains d’entre vous l’ont lu dans Societarium. Cette série d’articles n’est pas une succession de pensées éparpillées, comme on a l’habitude d’en lire chez nos chroniqueurs politiques.

Avec tant de biais nous devrions être prévisibles

Les plus intéressants parmi ces éditorialistes sont les vrais sociologues, comme Gérald Bronner dans l’Express. Même eux cependant ne disposent pas d’une théorie sociale digne de ce nom. Au mieux connaissent-ils quelques bons outils d’analyse et la longue liste de nos biais psychologiques. Ils permettent d’autopsier les grands évènements contemporains. Mais pas les prédire. Les météorologues sociaux sont moins fiables que les atmosphériques, déjà très courts dans leurs prévisions. Personne n’a prédit E24, les nouveaux Évènements calédoniens. Ni l’essor du populisme en Europe. Ni la possible et pourtant aberrante réélection de Trump.

Pourquoi exigeons-nous tant de la société, alors que loin de se conformer à ses modèles, nous participons tous à en faire un vaste foutoir ? Dans le prochain article de cette thérapeutique du collectivisme mourant, nous verrons la raison de la popularité de l’extrême-droite et pourquoi s’en montrer scandalisé n’a rien d’une contre-mesure. Un petit dictateur moustachu a lui aussi beaucoup scandalisé avant son accession au pouvoir…

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