Méduse, la conscience collective

Abstract: Notre conscience sociale se dilate quand règnent des conditions de vie favorables, se rétracte quand les tensions personnelles augmentent. La phase actuelle de rétractation identitaire semble incompréhensible devant l’amélioration générale des conditions de vie. L’explication est à chercher dans l’esprit individuel. Il s’efforce à présent de gérer lui-même la planète entière. Plus confiant en son intelligence il veut s’affranchir de la hiérarchie collective. Mais cette intelligence reste essentiellement locale, spécialisée. C’est la générale, moins égale entre individus, qui permet de s’étendre à des cercles plus vastes et en apprécier la gestion. Juger un cercle général se fait du belvédère collectif et non individuel. C’est en hiérarchisant notre pensée personnelle que nous pouvons nous affranchir de la hiérarchie collective. En le décidant prématurément, nous avons créé le mensonge politique, qui cherche à plaire à nos pensées chéries, géniales pour l’individu mais imbéciles pour le collectif. L’élitisme doit devenir personnel, une exigence vis à vis de nos capacités à s’étendre avant d’y prétendre.

Inspiration ou conspiration contre l’Homme?

Dans le premier article de cette série, Croire en la résurrection du collectivisme?, je faisais le constat d’un collectivisme dégénérant en groupisme. Le citoyen contemporain ne semble plus capable d’inclure dans ses « semblables » davantage que ceux à l’apparence et aux opinions très proches des siennes. La conscience humaine individuelle, au fil de l’Histoire, est une méduse qui se dilate et se rétracte. Quand règnent paix et abondance, elle s’étend et englobe davantage de voisins, de cultures ; elle se mondialise. Quand les tensions politiques et économiques augmentent, elle se rétracte sur son coeur identitaire et se met à détester l’étranger.

Pourquoi sommes-nous dans une phase de rétractation ? Un tel repli semble incompréhensible alors que le sort global de l’humanité n’a jamais été aussi favorable pour un aussi grand nombre de ses membres. La faim recule, l’extrême misère également, l’espérance de vie augmente, les conflits s’étendent moins dans l’espace et le temps. Si des aliens nous épient depuis leurs soucoupes invisibles, ne s’attendraient-ils pas à voir l’espèce humaine atteindre l’unification planétaire et bondir dans l’espace et coloniser la galaxie ? Mais nous sommes peu à avoir lu de la science-fiction positiviste, sans doute davantage à avoir entendu des théories conspirationnistes : les aliens sont probablement à l’oeuvre derrière notre incapacité à nous entendre !

Pas d’imbéciles locaux…

Quelle explication proviendrait de l’humain lui-même ? Malgré la remarquable constitution de son cerveau, l’humain reste intimement programmé par son environnement, et limité dans ses aptitudes à en embrasser la complexité. La vie locale se gère avec un programme d’habitudes, mais plus l’environnement s’agrandit plus les écarts apparaissent entre nos aptitudes à le représenter. Par derrière, 3 raisons principales : écart de fiabilité des informations glanées, de méthode employée pour les synthétiser, et d’intelligence générale à la perfectionner.

La gestion locale fait appel à des intelligences spécialisées. Chacun d’entre nous développe certaines à un très bon niveau. Le cerveau est toujours occupé à quelque chose. Il n’existe pas d’imbéciles à l’échelon individuel. Ainsi les écarts d’intelligence apparaissent modestes, et surtout ne semblent guère justifier de hiérarchie, pour des tâches locales. La complémentarité de ces intelligences spécialisées fait la force du groupe. En soi il n’a pas besoin d’être dirigé ; il peut fonctionner en mode anarchique, avec un représentant qui exprime la pensée dominante. C’est le régime tribal, ou le travail en équipe dans les entreprises.

…mais des généraux

Le cercle local fonctionne très bien ainsi. Dès qu’il entre en contact avec d’autres, les choses se gâtent. D’autres cercles ne suivent pas les mêmes règles car leur environnement et leur histoire diffèrent. Il faut construire un cercle de plus haut niveau pour les rassembler. Avec des règles spécifiques. Règles générales volontiers en conflit avec les locales. La gestion des vies personnelles se complique. Chacun insère la sienne en acquérant une conscience sociale plus élevée intégrant les lois générales. L’acquisition se fait en ordre dispersé. La complexité sollicite davantage l’intelligence générale. Certains comprennent mieux l’intérêt des lois supplémentaires, en tirent des responsabilités nouvelles, des métiers. Les écarts de pouvoir s’accentuent. Les imbéciles apparaissent, de l’échelon supérieur seulement. Plus le collectif s’agrandit, plus l’intelligence générale prend de l’importance et ses inégalités deviennent apparentes.

Évaluer le général avec d’autres généraux, pas du local

C’est dans ces conditions que naît inévitablement une hiérarchie. La représentation directrice n’est plus systématiquement la pensée dominante mais celle censément la plus efficace pour le collectif. La délégation de pouvoir est impérative. Car l’opinion d’un cercle local entre facilement en conflit avec les autres ; la société est constamment menacée de désagrégation, sauf si les cercles locaux sont assujettis au général. Le cercle général n’est pas dénué de contraintes pour autant. Il doit démontrer que sa politique bénéficie à une majorité de cercles locaux. Tout cela vous semble du domaine de l’évidence, mais attention, il existe un écueil critique qui n’est plus perçu correctement aujourd’hui :

La réussite du cercle général se juge du belvédère collectif et non individuel. Enterré dans les intérêts d’un groupe local, l’individu est incapable de juger l’action d’un décisionnaire général. Le vrai contre-pouvoir est de se hisser à son niveau, disposer des mêmes informations, comparer sa méthode à d’autres, et voir si des actions alternatives sont possibles. Le contre-pouvoir se situe au niveau général et non local. On l’oublie facilement. La vogue anarchiste a gommé la hiérarchie dans nos propres têtes. Tous nos désirs ont le même statut, forment une assemblée égalitariste incapable de s’organiser, émettant des réclamations contradictoires.

Nous avons planté nous-mêmes les germes du mensonge

Cette dé-hiérarchisation personnelle se retrouve dans nos représentants. Nous les poussons à transmettre des exigences incohérentes. Nous les avons contraints à devenir incapables de tenir leurs promesses, parce qu’une fois parvenus en situation de décideurs, il faut bien choisir entre ces exigences contradictoires. C’est la réduction de l’électeur à ses désirs bruts, son incapacité à les organiser lui-même ensemble, qui a créé cette nouvelle génération de politiciens menteurs, de champions de la manipulation, d’acteurs professionnels. Pinocchios de la politique dont la langue de bois s’allonge perpétuellement, couvrant entièrement les villes et désormais les campagnes. Nourrie de notre incompétence individuelle à hiérarchiser nos demandes.

Nous ne supportons plus la hiérarchie parce qu’elle est devenue trop complexe pour se l’approprier. Alors nous la rejetons en bloc. Et détruisons au passage le principe même d’élargissement social. Nous nous replions sur le groupe, écoutons ceux qui nous y encouragent. Et nous remplaçons la hiérarchie verticale par un conflit entre groupes rivaux, puis un morcellement horizontal : celui des vainqueurs et des vaincus.

Huit milliards de réels

Ce n’est jamais le principe de hiérarchie qui est critiquable, mais la manière dont il est mis en oeuvre. Il n’installe pas une dictature mais un rétro-contrôle sur les cercles sous-jacents, assurant leur organisation. La hiérarchie la plus solide est celle qui s’implante dans l’esprit des individus eux-mêmes. Ils ne sont plus dirigés par un supérieur mais par l’image propriétaire qu’ils ont de la qualité de son action. C’est l’accord hiérarchique, qui reste fondamentalement une coopération plutôt qu’une sujétion. Malheureusement, en raison des divergences entre intelligences générales chez les individus, cette capacité à s’approprier les décisions d’ordre supérieur varie autant. Nous ne ferions pas tous d’aussi bons dirigeants.

Chacun pourrait se convaincre qu’il ferait un meilleur Président. Celui-ci n’a-t-il pas été élu pour satisfaire nos désirs ? Autant mettre directement ces désirs aux commandes. C’est un peu plus difficile de croire que l’on ferait un meilleur ministre de l’Économie. Beaucoup s’y essayent pourtant. Ce qui montre l’affaiblissement considérable de notre auto-observation, aveuglée par un déferlement d’informations qui booste notre assurance. Au lieu d’ajuster notre monde personnel au monde réel, nous l’avons vampirisé. Nous ne sommes plus dans le réel, nous sommes le réel. Ce qui en fait huit milliards d’exemplaires, tout de même.

La vraie réforme de l’élitisme

C’est ainsi que notre conscience individuelle, que nous imaginons fièrement englober le monde, grâce à la profusion d’informations recueillies sur lui, est en fait rétractée comme jamais. Rétractée davantage que chez nos ancêtres, qui ne disposaient pourtant pas de toutes ces informations. Leurs réseaux sociaux étaient moins étendus mais nettement plus efficaces : ils précisaient clairement les limites des cercles locaux, couple, famille, cercle d’amis, habitués d’un bar, corporation. En tant que membres de ces groupes, ils avaient des réclamations pour les cercles de plus haut niveau mais ne cherchaient pas à s’y substituer. Ils respectaient le principe hiérarchique, sans renoncer à l’envie de modifier sa composition. Réformer la hiérarchie, pas l’abolir.

La Révolution française fut une réforme symbolique, l’abolition de la monarchie, plutôt qu’une réforme de fond. La vision radicale de l’égalitarisme apparue avec la Terreur disparut rapidement, balayée par un retour du hiérarchisme. Heureusement pour les français. En Russie où cet égalitarisme s’est maintenu un siècle, une grande misère de pensée et de confort s’est enracinée. La vraie réforme, en France et en Europe, fut celle de l’élitisme. Il est passé d’un mode héréditaire à celui de l’intelligence générale, renforçant considérablement l’efficacité de la hiérarchie. L’élitisme s’est amélioré en exigeant à lui-même des comptes, des gages d’efficacité pour se maintenir au-dessus du commun. Début du libéralisme, c’est-à-dire d’un anti-égalitarisme que tout le monde puisse comprendre et respecter.

Un succès qui s’est perdu

C’est ainsi que la société occidentale s’est mondialisée avec succès. Hiérarchie incroyablement efficace, conquérante, coordonnant l’action de citoyens inégaux mais volontaires parce que tous insérés clairement dans la hiérarchie et sans place définitive. Il est toujours possible de l’améliorer. Plus les hauteurs de la hiérarchie ont eu conscience des potentialités de la base, plus la nation s’est développée rapidement. Exemple des américains avec leurs colons. Il s’agit de conscience et non confiance. Une hiérarchie ne fait pas aveuglément confiance, elle demande des comptes. L’élitisme moderne repose sur l’auto-observation, garder sa place et l’améliorer parce qu’on s’est demandé des comptes à soi.

Or le désir récent d’effacer la hiérarchie correspond à un net recul de l’auto-observation. Limites personnelles devenues invisibles. Nous voulons participer sans nous évaluer autrement que par des likes bon marché. Une telle démocratie participative moyennise l’intelligence générale qui préside aux décisions collectives, au lieu d’utiliser la plus efficace. Surtout elle annihile la coordination entre les intelligences individuelles. Son étage global disparaît. C’est la société qui devient imbécile. La nation disparaîtra dans un conflit avec une autre globalement moins intelligente mais qui a conservé sa hiérarchie, et se coordonne ainsi beaucoup mieux.

Les prémisses de l’effondrement occidental

Nous venons d’en vivre un exemple en Nouvelle-Calédonie, où la société kanak, structurée par une hiérarchie courte mais impérative, a détruit en quelques semaines une démocratie blanche complexe mais trop égalitariste, chacun donnant son avis sur la marche à suivre et critiquant les actes des dirigeants, y compris ceux visant à leur sauvegarde ! Société minée de l’intérieur par l’amincissement des délégations de pouvoir. Une poussée décidée en fait un champ de ruines. Est-ce cela qui attend la France ? Sa démocratie tout aussi minée éveille l’appétit des populistes. Le tri-bloc qu’elle présente aujourd’hui est un leurre. Elle n’est plus qu’appétits disparates tous prétendants à devenir la plus haute autorité. Mais d’autorité, il n’en existe plus dans une telle désorganisation. Nous cherchons du pouvoir tout en le détruisant.

Les blancs ne font pas mieux que les kanaks. Ces derniers ont attrapé à notre contact le virus participatif. Et nous n’avons pas trouvé le vaccin capable de sauver notre organisation sociale. Il existe pourtant, sous une forme extrêmement simple, tellement naturelle que même le plus conspirationniste des antivax accepterait son administration, du moins s’il désire continuer à faire partie du collectif, car le vaccin est le prototype même du traitement collectiviste. Sans doute avez-vous déjà compris en quoi il consiste, à la lecture de ces articles. Le prochain résumera et complètera cette enquête diagnostique sur notre collectivisme en coma profond, avant un épilogue thérapeutique.

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1 réflexion au sujet de « Méduse, la conscience collective »

  1. « L’élitisme moderne repose sur l’auto-observation, garder sa place et l’améliorer parce qu’on s’est demandé des comptes à soi. »
    N’est ce pas ce que demande exactement le gouvernement chinois à ses concitoyens ?

    La montée des régimes autoritaires donne aussi le sentiment que les peuples chercheraient à former des cercles sociaux très, voir hyper définis, peut-être dans lesquels ils se sentiraient plus « sécurisés ». C’est aussi ce qui se dessine en Nouvelle Calédonie : des cercles « hermétiques » (indépendantistes vs non indépendantistes).

    Le cercle est un refuge, les crises les y ramènent.

    La survie de l’humain est fondée sur le cercle social, il continu d’exister au travers des manifestations les plus furieuses, y compris anarchiques (on dit souvent qu’il n’y a pas plus respectueux de l’organisation qu’un pur « anar »), comme un besoin impérieux de les refonder.

    Pourquoi les individus se sentent « dilués » au sein des républiques démocratiques modernes, celles qui protègent le plus fort les libertés collectives et individuelles, celles qui protègent bien mieux que par le passé ? Il y a bien une contradiction mais derrière il semble que les personnes recherchent toujours “leurs cercles”.

    Qu’avons nous “raté” car au fond, on ne peut pas compter uniquement sur l’auto-observation de chacun pour péréniser un fonctionnement social, quelle structure permet de faire vivre un bloc de conscience sans le sentir “dilué” ?

    Si le modèle américain, au temps de la colonisation avait pu faire naître une conscience sociale (et il y a d’autres exemples dans l’Histoire, dans d’autres pays) c’est parce que cette conscience est née d’un terreau de personnes justement déracinées, en quête, soumises à la précarité voire à la peur. Hissée au rang de culture, le rêve américain s’est délité et si le marbre garde fermement les textes des pères fondateurs, comme la révolution française les mots Liberté, Égalité, Fraternité, on voit bien aujourd’hui que le dénominateur commun semble perdu pour tout un chacun, sans doute (vous avez raison) parce que la plupart voudrait que tout soit à “tout à chacun”

    La conscience sociale semble fondre dans le confort, elle se dilue jusqu’à créer les circonstances de son chaos, pour pouvoir renaître et ainsi de suite, tel le mythe de Sisyphe.

    Hâte de connaître le remède…

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