Abstract: Cette synthèse résume la série d’articles consacrée au décès et à la résurrection possible d’un collectivisme qui se garde d’écraser nos identités personnelles. Réclamée à tort aux institutions, cette réparation est un effort individuel qui concerne chacun d’entre nous. Les institutions sont un symbole. La conscience sociale qu’elles représentent, c’est nous qui l’hébergeons vraiment. Le pouvoir hiérarchique, quelque soit sa tyrannie, dispose seulement de la force que nous lui transférons. Ses victimes, par leur passivité, lui en transfèrent également. Mais sans pouvoir hiérarchique, pas de société. Il est ainsi nécessaire de hiérarchiser ses propres désirs pour les insérer dans la société. La conscience collective naît de la fusion de ces désirs à mesure qu’ils gagnent en universalité. La réanimation de son cadavre proviendra d’un effort de ré-hiérarchisation personnelle. Ne le décourageons pas avec l’anti-ostracisme épidermique qui est la règle aujourd’hui. C’est en effet sur nos petits ostracismes identitaires que se fonde l’assurance personnelle, celle qui permet de s’émanciper véritablement des pensées réductrices.
Les articles
Croire en la résurrection du collectivisme? Le collectivisme est mort. Suicide plus grave que celui de l’écosystème, car l’esprit collectif est notre véritable planète, celle qui prend soin de ses habitants. Mais ceux-ci se sont regroupés autour d’idéaux incompatibles, auxquels ils adhèrent fortement. De puissants élastiques y ramènent leurs esprits dès qu’ils s’en écartent un peu. La politique de l’élastique a ainsi remplacé celle de l’enceinte, où les esprits s’ébattaient librement, goûtaient toutes les idées, avec pour seule limite les quelques règles fondamentales de la vie en commun.
Empathies intra et extraverties : Est-on plus empathique en sortant de soi ou en laissant les autres entrer en soi ? J’aborde ici avec l’exemple de mon couple les deux pôles qui existent en chacun d’entre nous : individuation et appartenance, que je symbolise par le T du soliTaire et le D du soliDaire. Ce T et ce D sont en conflit. Il existe une tendance générale de la personnalité à être soliTaire ou soliDaire préférentiel, mais c’est surtout le contexte qui favorise le T ou le D. Plus nous sommes dans un cercle social intime et identitaire, plus notre soliDarité domine ; plus le cercle est général et anonyme, plus notre côté soliTaire est exacerbé. Néanmoins l’aptitude à vivre en société vient d’étendre notre soliDarité au-delà de notre intimité, en respectant les règles des cercles plus vastes. Ces cercles forment une hiérarchie verticale. Plus ils sont universels plus leurs règles le sont également. La vie en société est une servitude volontaire aux lois collectives. Ce côté volontaire n’est pas une soumission et permet de s’insérer activement dans la hiérarchie, d’en franchir les échelons, de rester soliDaire jusqu’au très vaste cercle de l’Humanité entière. La hiérarchisation personnelle permet de sortir de soi sans sacrifier son ego.
Comment la démocratie idéalisée à tort conduit à la xénophobie : La xénophobie vient d’un débordement des cercles protecteurs dans des populations devenues trop hétérogènes culturellement. La pensée horizontale, qui voit les blocs culturels comme concurrents, est impuissante à gérer l’extension d’une nation. Seule la pensée verticale, fondée sur la hiérarchisation personnelle, en est capable. Elle doit être soutenue non pas par un idéal égalitariste borné mais au contraire par une hiérarchisation sociale poussée qui protège les cercles identitaires. C’est à partir d’une identité renforcée que l’esprit peut s’étendre. Tandis que l’égalitarisme anonymise l’individu et réveille sa xénophobie. Son côté soliTaire négligé se révolte. Il refuse d’appartenir à autre chose que son propre intérêt égotiste. Le saccage des cercles identitaires a effondré le sentiment soliDaire. La soliDarité est aujourd’hui rendue forcée, et l’individu ne cherche qu’à récupérer la part d’effort qui semble lui avoir été arrachée.
Le grand foutoir de la sociologie : La démocratie est le plus souple de nos régimes politiques, mais comme les autres elle a du retard sur l’évolution des modes de vie. La sociologie ne dispose d’aucun modèle pour prévoir les transformations de la société et les moyens de s’y adapter. Sans modèle ontologique, nos politiciens emploient des idéaux, les lançant comme des boules dans un jeu de quilles. En face, une administration conservatrice ramasse les quilles et essaye de les replacer au même endroit. Piteuse coopération entre cette administration attachée à un élastique et des politiciens s’ébattant dans une enceinte d’idées plus vastes. Néanmoins à l’intérieur de l’enceinte certaines affaires sont mieux modélisées que d’autres et justifient un certain conservatisme. Je propose ainsi de séparer nettement la gestion de l’économie collective par des techniciens et de nos désirs individuels par les politiciens, l’évolution de l’une et des autres n’étant pas synchronisée.
La société est malade de l’anti-ostracisme : La société est malade de l’anti-ostracisme autant que de l’ostracisme, celui-ci devant être vu comme une défense pour ceux qui n’ont pas les moyens d’étendre davantage leurs cercles sociaux. Détruire ces défenses les leur fait rebâtir aussitôt, et s’y jucher avec encore plus de hargne qu’auparavant. Nous devons arrêter d’utiliser l’idéalisme comme impérialisme, quelle que soit la beauté de l’idéal, car il s’agit d’un repère et non d’un objectif atteignable. L’idéal fanatisé est ce qui a pourri la réputation du wokisme. L’idéal se moque du vécu. Même universel il appartient toujours à un cercle particulier, qui veut gommer les autres, effaçant nos racines identitaires. L’anti-ostracisme est anti-identitaire, tandis que c’est le non-ostracisme qui permet à notre identité de s’élargir.
Méduse, la conscience collective : Notre conscience sociale se dilate quand règnent des conditions de vie favorables, se rétracte quand les tensions personnelles augmentent. La phase actuelle de rétractation identitaire semble incompréhensible devant l’amélioration générale des conditions de vie. L’explication est à chercher dans l’esprit individuel. Il s’efforce à présent de gérer lui-même la planète entière. Plus confiant en son intelligence il veut s’affranchir de la hiérarchie collective. Mais cette intelligence reste essentiellement locale, spécialisée. C’est la générale, moins égale entre individus, qui permet de s’étendre à des cercles plus vastes et en apprécier la gestion. Juger un cercle général se fait du belvédère collectif et non individuel. C’est en hiérarchisant notre pensée personnelle que nous pouvons nous affranchir de la hiérarchie collective. En le décidant prématurément, nous avons créé le mensonge politique, qui cherche à plaire à nos pensées chéries, géniales pour l’individu mais imbéciles pour le collectif. L’élitisme doit devenir personnel, une exigence vis à vis de nos capacités à s’étendre avant d’y prétendre.
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Des loupes pour l’enquêteur
Avant de faire un épilogue à cette enquête, voyons quelques erreurs courantes rencontrées chez les commentateurs politiques. Les meilleurs éditorialistes ne disposent pas plus que les autres, en effet, d’un modèle fiable de notre société. Celui que je vous ai proposé, le modèle TD, a l’avantage de la simplicité. Il repose sur un principe individuation/appartenance que chacun héberge en soi. C’est ainsi qu’il se prétend véritablement ontologique, au lieu d’être plaqué sur nous par un quelconque idéalisme. Il n’est nulle nécessité de comprendre ce principe ; nous l’éprouvons tous. Un modèle ontologique n’a pas besoin d’être expliqué, il meut naturellement ceux qui sont pris par lui.
Grâce à ce modèle nous pourrons différencier ce qui relève vraiment du naturel, les pulsions auxquelles il faut s’attendre en chacun de nos concitoyens, et de l’artificiel, les idéaux que nous avons inscrits dans notre vision du monde, dans un arrangement toujours très personnel. J’appelle ‘ascendant’ le regard du naturel et ‘descendant’ le regard de l’artificiel, l’artifice étant celui de nos représentations conscientes. Par exemple la démocratie est un modèle artificiel appliqué au conflit entre nos pulsions individualistes et collectivistes. C’est un modèle de gestion, à ne pas confondre avec ce qu’elle gère. Idéalisée, elle se fige et devient inefficace, se désolidarisant des évolutions sociales. Voyons cette confusion de plus près :
L’équivalence préjudiciable entre démocratie et collectivisme
Il règne une grande confusion sur la place de la démocratie en philosophie politique. Certains la détournent de son véritable statut, celui de mode d’organisation sociale, pour en faire une religion. Ainsi, au lieu de rester une technique de gestion des vastes populations, elle devient icône divine enfermée dans un tabernacle sacré. Quelle conséquence ? Une technique s’affine et s’adapte aux variations du système, une religion fige le système et son obsolescence finit par la faire imploser.
Les errements autour de la démocratie se voient par exemple avec John Dewey (1859-1952), figure de la pensée pragmatique, qui fait pourtant preuve d’un curieux idéalisme dans ses Écrits politiques, en se montrant convaincu que la démocratie n’est pas qu’une forme de gouvernement mais aussi une manière de vivre : « Cesser de penser la démocratie comme quelque chose d’institutionnel et d’externe et prendre l’habitude de la considérer comme un mode de vie personnel, c’est en effet réaliser que la démocratie est un idéal moral et, dans la mesure où elle est un fait, un fait moral. »
Les méthodes sont bonnes, pas idéales
Non, la démocratie n’est pas un idéal moral. La désigner ainsi est la mettre en concurrence avec d’autres idéaux, et c’est bien ce qui l’handicape aujourd’hui pour se mondialiser. Elle semble s’opposer aux idéaux nationalistes, communistes, dictatoriaux, religieux. Elle se trouve en guerre avec ce qui ne lui ressemble pas. Et c’est une guerre qu’il lui est impossible de gagner, quand elle fait la promotion d’un idéal égalitaire dont personne ne veut. Qui a envie d’être égal avec quelqu’un qui fait intrusion dans son pré carré en réclamant de le diviser en deux ? Tellement de choses sont concernées. L’idéal égalitaire est en soi le dénigrement de la propriété, de l’effort individuel, de l’identité personnelle. Est-il réellement collectiviste, quand dès qu’il a servi à obtenir quelque chose pour soi, il est jeté à la poubelle ? À l’évidence il est étranger à la nature humaine.
Le pragmatisme dont Dewey se réclame est pourtant la bonne approche. La démocratie en tant que technique relationnelle, ce sont des pratiques d’identification, d’analyse et de résolution des problèmes qui privilégient le consensus. Elles s’efforcent d’établir la “vérité” à partir du consensus et non de préjugés. Mais surtout il s’agit de techniques ontologiques, ascendantes dans la complexité, fondées sur l’organisation des choses, et non descendant d’un point de vue divin, d’une vision personnelle et autoritaire du monde. La science est l’alliée naturelle de la démocratie, tandis que la religion est celle de l’autocratie. La science ne contient pas d’idéaux clivants, seulement un principe général de modélisation réfutable par l’expérience, auquel la réalité entière semble se plier, ce qui fait la force du consensus.
Trop prétentieuse démocratie
L’idéal moral auquel Dewey fait allusion n’est pas la démocratie en soi mais le collectivisme. Donner à la démocratie le droit de s’arroger l’exclusivité du collectivisme en fait une insupportable prétentieuse. C’est bien ce qui rend l’Occident aussi pénible aux autres cultures. Toutes font preuve de collectivisme. Mais le mettent en oeuvre à leur manière, moins égalitaire en général qu’en Occident. Pas toujours. En Nouvelle-Calédonie, la coutume kanak est à la fois plus rigide et plus communautariste que la démocratie française. Que cette dernière se réserve l’exclusivité de l’idéal moral déplaît. Les occidentaux n’ont pas conscience qu’un système cessant de valoriser le collectivisme est toujours promis à un effondrement rapide. Raison de la disparition rapide de certaines autocraties. Mais d’autres sont au contraire très solides en restant soucieuses du communautarisme.
La force du collectivisme est d’être un idéal non pas divin, parachuté par un Dieu bienveillant inventé par les humains, mais inscrit dans la nature humaine, généré à la naissance et qui se manifestera d’une manière ou d’une autre quelle que soit notre éducation. Si la démocratie se veut la gestion sociale ultime, son rôle est de canaliser ce principe naturel ainsi que son contradicteur, l’individualisme, pour qu’aucun ne vienne étouffer l’autre. La démocratie est une gestion sur le fil !
Améliorons notre technicité démocratique
Le pragmatisme réclame de ne surtout pas confondre un idéal avec le régime politique pour le mettre en oeuvre. Sinon on appelle ‘crise de la démocratie’ ce qui est en fait une crise du collectivisme, amenée par les wokismes aussi bien de gauche que de droite, un effondrement du principe de délégation du pouvoir individuel au profit de l’intérêt majoritaire. La démocratie est bien cette technicité politique et non un idéal en soi. Tant mieux !! Une technique s’améliore tandis que l’idéal nous statufie.
Puissance pour l’État ou pour Soi ?
Marcel Gauchet attribue la force des extrêmes en France à « la puissance symbolique et politique conservée par l’État et la souveraineté. Ce qui, pour l’extrême droite, est insupportable, c’est l’espèce de défi à l’État que représentent l’immigration et l’insécurité : Qu’est-ce qu’un État qui n’est pas capable de contrôler ses frontières ou de mettre en prison tous les délinquants qui dépassent ? Et, symétriquement, à l’extrême gauche, il y a un scandale de l’impuissance économique de l’État : Qu’est-ce qu’un État qui ne peut rien contre la mondialisation ? Cette symétrie explique d’ailleurs le passage de certains électeurs d’un extrême à l’autre. »
Le diagnostic de Gauchet est un peu court. Pourquoi les français ont-ils conservé à l’État sa puissance symbolique ? N’est-ce pas contradictoire avec leur âme contestataire et révolutionnaire ? En fait chacun d’eux se voit dans le rôle de l’État. Chacun veut représenter le collectif à lui tout seul. Hyper-individualisme qui inverse totalement le rôle de l’État. Il ne personnifie plus le collectif mais soi. La puissance est là mais le symbole est faux, complètement renversé sur le dos. Si bien que les extrêmes ne renferment plus aucun collectiviste mais seulement des egos hypertrophiés, incapables de former entre eux une société.
La société est malade de répéter aux gens qu’ils sont Égaux et aux enfants qu’ils sont Rois par le simple fait d’être nés. La démocratie s’est transformée en Monarchisme généralisé. Il n’existe plus que des autocrates et aucun sujet. Malheureusement les autocrates ne peuvent pas former une société, seulement une myriade de minuscules royaumes perpétuellement en guerre.
Un flamboiement de supernova
Dans l’Ère de la Supernova, Liu Cixin imagine que le flash gamma d’une étoile agonisante délabre l’ADN des humains de plus de 13 ans. Les adultes n’ont plus que quelques années à vivre, avant leur extinction généralisée. Dans tous les pays, ils forment en urgence les enfants à gérer la société à leur place. La civilisation ne s’effondre pas. Mais les enfants s’ennuient rapidement dans les tâches routinières des adultes. Ils réclament à leurs dirigeants un monde plus ludique. Quels sont les jouets les plus palpitants ? Les armes, bien sûr. Ils transforment l’Antarctique en immense aire de jeux pour faire s’affronter fantassins, pilotes et marins enthousiastes. L’affaire s’échauffe et ils finissent par utiliser les armes nucléaires. Des millions d’enfants meurent sans émouvoir beaucoup les autres.
Que nous raconte cette fiction ? Que même sans supernova pour éradiquer les “sages” adultes, il suffit que l’humanité s’infantilise pour qu’elle détruise son environnement et elle-même, avec la plus grande joie et la plus spontanée des convictions. Notre supernova du XXIème siècle serait-elle l’irradiation brutale par le flamboiement des réseaux sociaux ?
Trop de mensonge tue le mensonge
Quand le mensonge est devenu une technique banale de communication, il ne s’oppose plus à la vérité, il construit sa propre vérité alternative. Il n’est plus contre-vérité mais autre-réalité. C’est un moyen puissant utilisé actuellement pour renforcer le groupisme. Chaque groupe fabrique sa propre réalité à l’aide d’un ensemble de faits remaniés et coordonnés. Il n’existe plus d’intégration possible entre les groupes puisqu’ils ne partagent aucune notion commune sur vérité et mensonge. La pensée verticale a disparu.
C’est la foutue pensée horizontale exclusive qui nous fait croire qu’un grand pouvoir collectif se fait au détriment des pouvoirs individuels. Les institutions sont ainsi vues aujourd’hui comme dotées d’un pouvoir excessif. Mais c’est ce pouvoir qui a rendu le collectif si efficace et si distributeur de conforts de vie. Il ne s’améliore que si nous, individus, alimentons ce flux de pouvoir. L’anarchie, qui refuse tout transfert, est un appauvrissement et un recul civilisationnel. Elle multiplie les réalités personnelles et les mensonges qu’elles hébergent. En compartimentant les mensonges, elle accentue les menaces planétaires qui nous guettent. C’est en effet par défaut d’accord général sur le mensonge qu’apparaissent les guerres. L’anarchie sera impuissante à les empêcher. Et elles ne réduiront pas suffisamment notre nombre pour sauver l’écosystème.
Erreur de direction pour le principe égalitaire
Quand tout a la même importance, l’Univers devient moyen. Ce truisme découle directement du désespérant principe d’égalité. Pourquoi désespérant ? L’égalité n’est plus un principe collectiviste aujourd’hui. Il est ressenti comme “J’ai autant d’importance que n’importe quel autre” alors qu’il devrait être “Chacun a autant d’importance que n’importe quel autre”. Nuance essentielle !! Dans la 1ère formulation c’est l’ego qui parle ; dans la seconde c’est notre part solidaire.
Tout le mésusage contemporain du collectivisme réside là. La solidarité ne peut jamais se réclamer, de notre bastion individuel. Elle ne peut que se donner, de notre part solidaire.
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Soyons pragmatiques ! Philomag 07/24
“L’opposition est plutôt de l’ordre de l’affect”, Marcel Gauchet en 2012 sur Philomag