L’essor de l’ésotérisme et des pseudo-sciences est-il inquiétant ?

L’ésotérisme et l’utilisation fantaisiste des découvertes scientifiques —les patasciences— sont en plein essor commercial. Suffisamment pour que des magazines scientifiques et hebdos d’actualité se penchent sur le sujet, avec un grand dossier dans l’Express cette semaine. Faut-il vraiment s’en inquiéter, ou n’est-ce qu’une phase nécessaire et transitoire de notre évolution sociale ?

Les cibles du charlatanisme

Le charlatanisme a toujours existé. N’est-il pas simplement éclairé davantage par les réseaux sociaux, qui ne gardent plus rien dans l’ombre ? Les gourous aux adresses discrètes sont aujourd’hui des influenceurs aux chaînes YouTube flashy. Les clients sont toujours les mêmes : des gens au niveau d’éducation ni médiocre ni spécialisé, mal protégés et mal informés non pas tant parce qu’ils fréquentent les pseudo-savants du net mais parce qu’ils ne s’informent pas ailleurs.

Quatre raisons au moins :
1) Les vrais chercheurs présentent rarement leurs découvertes de manière aussi digeste et captivante.
2) Les journalistes scientifiques le font mais l’information de qualité est payante, contrairement aux infos commerciales du net. Le fast-food de l’information est devenu l’alimentation mentale la plus répandue.
3) Être crédule c’est manquer d’auto-observation et l’adulte n’en gagne plus guère, estimant avoir terminé son éducation. Il est particulièrement sensible à l’effet Dunning-Kruger, le biais de chercher à confirmer ses convictions même quand elles sont intenables.

4) Des experts en communication

La dernière raison est la moins connue et pourtant la plus insidieuse et efficace. Les influenceurs qui réussissent sont des experts dans l’art de convaincre. Le contenu du discours est souvent moins important que la manière de le présenter. Un bon communiquant peut faire passer des énormités comme faits avérés. Or être un bon communiquant est devenu facile, à l’aide de livres révélant les manipulations simples et efficaces. Lisez par exemple l’édifiant ‘Comment faire changer d’avis n’importe qui’ de Jonah Berger, au moins pour vous prémunir des méthodes exposées… et les utiliser vous-même en retour.

Des charlatans auto-convaincus

Tout cela n’est pas nouveau. Le charlatanisme a toujours appauvri la frange la plus crédule de la population. Les plus éduqués ne s’en préoccupaient guère jusque là. Ce qui les inquiète aujourd’hui, c’est que les crédules ne délèguent plus comme naguère les jugements experts. Avant les réseaux il était facile d’ouvrir les yeux aux pigeons. Maintenant c’est épuisant et décourageant. Parce que les pigeons sont regroupés en mondes alternatifs où l’ésotérisme devient la réalité. Étranger à ces mondes ? Vos critiques ne sont pas plus écoutées que si elles étaient en langue inconnue. Le phénomène ne concerne pas que les suiveurs mais aussi les meneurs : la plupart s’auto-convainquent profondément de la justesse de leurs dires. C’est aisé quand le cercle où ce discours est bien reçu s’élargit et devient un monde en soi. Il n’est plus nécessaire de se confronter à ses contempteurs. La pensée se déifie.

Ainsi s’explique ce paradoxe : les pseudo-sciences explosent alors que les vrais charlatans, ceux qui ont conscience de gruger leurs clients, sont en régression.

La faiblesse de l’enjeu

Les réseaux patascientifiques prospèrent mais leur étanchéité n’est pas si bonne. Ceux facilement accrochés là peuvent être aussi facilement attirés ailleurs. Il suffit d’utiliser les mêmes armes de séduction. Ou que l’enjeu en vaille la peine.

Les enquêtes montrent que beaucoup de croyants sont sensibles à l’accusation de crédulité. Les déclarations sont du type : « Je n’y crois pas vraiment mais cela pourrait être vrai », ou « Ça m’amuse ». Le public est plutôt féminin et les femmes, plus associatives, campent moins sur des positions radicales à propos de la vérité. Mais surtout les croyances ésotériques et la pratique des patasciences ne sont pas l’objet d’un réel enjeu. C’est plutôt une distraction, une recherche d’identité, souvent mal trempée dans une société devenue très protectrice pour ses citoyens. Nos existences sont bien moins pénibles et moins gâchées par des catastrophes que celles de nos aïeux. Il faut sans doute s’en réjouir mais l’effet adverse est que nos âmes sont moins assurées. Alors on se cherche  encore plus des petites bagarres et des rébellions contre l’ordre protecteur pour y remédier. « Découvrir ce que l’on est au fond » est en fait « injecter au fond des déterminants identitaires ».

Encore bons juges des enjeux… pour combien de temps?

Heureusement nous ne sommes pas pour autant entièrement aveugles à la valeur des enjeux. Les horreurs n’ont pas disparu de la planète. Si nous les éprouvons beaucoup moins nous-mêmes, nous les vivons davantage par procuration. Ainsi, avant de s’inquiéter de l’essor des patasciences il faut juger l’importance des enjeux pour les suiveurs. Chez la plupart d’entre eux ils sont faibles. Une minorité seulement est prête à investir des sommes importantes ou à entreprendre des actions d’envergure. Les noyaux de patascientifiques convaincus sont réduits. Le nombre d’abonnés à une chaîne YouTube est une évaluation très grossière de l’impact réel des influenceurs.

Pour illustrer ce problème des enjeux, je vais parler de ma génération, celle des boomers, qui a grandi avec la littérature de science-fiction. Nous buvions comme du petit lait des histoires extraordinaires, assez bien tournées pour avoir l’air d’anticipations : pas encore réalisées mais qui sait… Cela n’entraînait guère de dérive dans la vie quotidienne. J’utilisais mes connaissances vérifiées et non spéculatives. La SF était un jeu. Je n’ai pas arrêté de sortir la nuit parce que je lisais des histoires d’enlèvement par des soucoupes volantes. Aucun enjeu à faire le cloîtré.

Les idées extravagantes sont précieuses

Même chose pour les générations actuelles. La science ayant réalisé beaucoup de miracles, fait moins rêver et a été remplacée par la magie dans la littérature adolescente. Aujourd’hui les générations Y et Z considèrent l’ésotérisme et les patasciences comme seulement “possibles”. Elle les intègrent à leur mode de vie surtout parce qu’il n’y a pas d’enjeu vraiment important. Pourquoi se priver de rêves sans conséquence ?

Quel est le vrai problème de fond révélé par l’engouement des patasciences, en fait ? Ce n’est certainement pas d’adopter des idées extravagantes. L’imagination est notre talent le plus précieux. Les plus admirables et remarqués d’entre nous sont ceux qui proposent des bifurcations à la pensée. Passer l’obstacle contient l’obligation de sortir de l’impasse. C’est donc tout sauf l’originalité du discours qu’il faut reprocher à nos congénères. Le problème est : Que fait-on avec ces thèses alternatives ?

L’Observateur intérieur

Le vivre ensemble nous contraint à établir une synthèse consensuelle. Le consensus n’est pas comme on le croit trop souvent la victoire d’une thèse sur les autres. C’est son adoption dans un contexte collectif donné. Rien n’empêche de penser A ou B quand on est seul, mais ensemble il faut penser C, plus consensuel. Qui dit qu’il faut penser C ? Pas exclusivement les partisans de C mais la faction mentale, dans chacun de nos esprits, qui souhaite participer au vivre ensemble. Cette faction est notre propre observateur intérieur, dont la tâche est de confronter A B et C et comprendre pourquoi C est le consensus.

Cette faction, que je vais appeler l’Observateur, est ce qui nous rend différents les uns des autres, bien davantage que les idées extravagantes. Imagination et intelligence sont fortement innées. Elles nous diversifient déjà beaucoup. Cependant dans une société aussi complexe que la nôtre, leurs différences amplifient considérablement les divergences entre chemins de vie. Or c’est toujours à l’extrémité présente de ce chemin que surnage l’Observateur personnel. Il est fortement acquis, et perpétuellement en train d’évoluer. L’Observateur gère les aspects les plus complexes de notre existence. Sa polyvalence fait la diversité des aspects de notre personnalité. Sa souplesse et son exhaustivité font notre réussite quand les habitudes peinent à nous sortir d’affaire. Et cela, quelles que soient les facultés d’imagination et d’intelligence dont la génétique nous a initialement dotés.

L’Observateur acquis a du mal à faire bouger l’inné

Les performances de notre Observateur reflètent celles des éducateurs rencontrés plus jeunes, parents et enseignants, ainsi que les lectures et questions que notre désir de comprendre a imposées à notre esprit. Le champ de la connaissance est devenu tel qu’il est impossible à notre Observateur d’être expert en tout. Cependant son principe même, qui est d’édifier des niveaux de synthèse, l’encourage à établir une évaluation de sa propre compétence. Un bon Observateur sait quand il doit s’arrêter de pérorer et écouter.

Quelles que soient les thèses soutenues, le consensus est facile entre Observateurs évolués. Ce n’est pas une question d’érudition, seulement de capacité à transférer l’expertise à plus érudit que soi quand nécessaire. Problème: déléguer l’expertise peut renforcer ou menacer notre identité, selon que les conclusions affermissent ou bousculent nos convictions existantes. Un Observateur efficace conteste donc parfois notre identité propre, et c’est le plus difficile, bien plus que l’acquisition des connaissances. L’esprit n’a aucune peine à adopter une croyance sur un sujet vierge, mais ne se débarrasse presque jamais d’une croyance installée, sauf à y consacrer des efforts soutenus. On ne réalise jamais à quel point ce qui a été gravé pendant l’enfance, sur cette ardoise vierge qu’était notre esprit, impacte le moindre aspect de notre conscience sans qu’il soit possible de revenir en arrière. Il faut continuer à construire de l’Observation par dessus, ce qui demande un courage peu répandu.

L’Observateur est réveillé par les crises et les enjeux forts

Si j’insiste sur le rôle de l’Observateur, c’est qu’il est au coeur du problème plus insidieux posé par les patasciences : la vulnérabilité des personnes les moins sagaces face aux influenceurs en tout genre. Leurs réticences sont douchées. Les vagues certitudes qu’elles pouvaient avoir sur un sujet sont effacées ou manipulées pour replacer la conscience en mode ardoise vierge. L’Observateur se fait baiser —excusez mon impolitesse. L’esprit s’est ouvert comme une fleur et se fait féconder par l’injection de patasciences, qui vont faire des petits.

Mais les esprits influençables ont toujours existé. Pourquoi semblent-ils se multiplier aujourd’hui, au point de consacrer un dossier à l’épidémie ésotérique ?

L’afflux de nouvelles connaissances, permis par l’extension du net, a dépassé temporairement la capacité de nos Observateurs à les trier. Les idées extravagantes parviennent à prendre le dessus dans la conscience, parce que contexte l’autorise. Pas d’enjeu majeur. Ce sont les crises qui réveillent l’Observateur, obligent à se dégager des réflexes se révélant inefficaces, encouragent à faire une nouvelle synthèse de la situation.

Pourquoi la Covid a-t-elle faussé nos Observateurs?

Pourquoi, dans ce cas, la pandémie Covid a-t-elle favorisé les antivax ? N’est-ce pas typiquement une situation de crise ? N’aurait-elle pas du éteindre la voix des patamédecins, et ranger frileusement tous les avis derrière les experts officiels ? Non. Plusieurs raisons. La crise n’était pas si grave. Les médias ont comme d’habitude surjoué le spectacle, et les politiques ont du suivre. L’opinion publique fonctionnant sur le mode du chaos, il faut une catastrophe réellement brutale et majeure pour l’unifier. Une pandémie d’Ebola, avec 50% de mortalité, aurait éteint immédiatement les efforts des antivax contre un vaccin expérimental. Mais le Covid c’est une mortalité voisine de 1% concernant des gens à l’espérance de vie déjà compromise. Pas l’apocalypse.

Le champ de l’opinion s’est donc transformé en zones de haute et basse estime pour la politique sanitaire, à l’instar des phénomènes atmosphériques chaotiques. Autre raison importante : les zones se sont formées autour de meneurs titrés, car les patamédecins se comptent désormais parmi les experts officiels. Un diplôme n’est pas un gage d’Observateur de qualité. Certains scientifiques sont trop agités par leurs petites névroses et leurs espoirs de gloriole personnelle pour se ranger au consensus. La Covid a été aussi un révélateur de cette plus inquiétante incursion de l’ésotérisme et des patasciences dans les cercles d’experts.

Les petites crises désorganisent et les grandes réorganisent

Au final la Covid révèle un phénomène paradoxal : les crises de faible gravité, qui deviennent la norme dans notre société hyper-organisée, dégradent notre collectivisme. Tandis qu’une crise vraiment majeure, dans le sens qu’elle menacerait immédiatement tous les aspects de la vie de chacun, augmenterait le consensus. La raison de ce paradoxe est que nous nous comportons trop comme des moutons, quel que soit le berger suivi, régulier ou rebelle. Cet alignement docile empêche la naissance de la sagesse de foule, qui est l’agglomérat de nos Observateurs intérieurs donnant leur opinion en toute indépendance… puis se rangeant à l’avis majoritaire quand une politique commune s’impose. Seule une crise majeure nous redonne notre entière indépendance.

Nos Observateurs sont dépassés par les flux d’information à traiter et délèguent trop facilement leur rôle au premier influenceur venu, qu’il soit compétent ou charlatan. Jusqu’à présent cette faiblesse de l’Observateur n’avait de conséquence que sur la vie personnelle : les gogos payent le prix de leur bêtise, pour le dire crûment. Mais aujourd’hui la démocratie fonctionnant sur le mode anarchique, les conséquences impactent sévèrement le collectif. En délégant à n’importe quel patapouf ou hurluberlu auto-convaincu de sa patascience, nous créons le chaos.

Cherchons nos propres pensées alternatives

Réclamer le pouvoir de choisir, c’est avoir en même temps la responsabilité de protéger le collectif de la décomposition. Nous avons le devoir de faire vivre le consensus. Et pour cela, pas d’autre alternative qu’améliorer la qualité et l’indépendance de notre Observateur. Aller chercher les pensées alternatives et non se soumettre aux penseurs alternatifs qui veulent nous imposer les leurs.

J’ai écrit cet article en particulier pour la population de Nouvelle-Calédonie dont je fais partie. Les îles sont des sociétés plus fermées et terreau idéal pour les patasciences. Je suis convaincu que les sociétés occidentales vont se réorganiser spontanément pour rendre les dérives plus inoffensives, à mesure que les Observateurs individuels gagnent en compétence. Cependant les îles suivent le même chemin de nombreuses années plus tard, et l’exploitation des îliens par les influenceurs a malheureusement de beaux jours devant elle, comme le montre le succès des antivax en Nouvelle-Calédonie et dans l’Outremer en général. Réveillons-nous ! Arrêtons d’ingurgiter ce mauvais fast-food d’information qui inonde les réseaux locaux.

L’ésotérisme: un essor inquiétant, L’Express août 2023

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