Abstract: La hiérarchie fonctionne mal parce que représentée trop horizontalement dans nos esprits. Défaut inhérent à la synthèse effectuée dans l’espace conscient. À ce niveau du réseau neural, le modèle aplatit un univers social en réalité doté d’une complexité verticale.
Deux dimensions mentales
Dans ce chapitre j’utilise une notion que vous trouverez détaillée en annexe dans l’exposé d’une Philosophie Universelle. C’est la notion de double dimension complexe du mental. Cette dimension associe verticalité complexe pour le support neural, qui édifie des niveaux de signification jusqu’à la conscience, à l’horizontalité complexe pour les représentations conçues dans chacun de ces niveaux. Prenons un instant pour comprendre cette notion inhabituelle.
Mon exemple est une pomme, fruit inspirant même quand il ne chute pas sur la tête. Derrière le vocable ‘pomme’, mon esprit héberge plusieurs représentations exactes du fruit. Je peux le voir comme univers d’atomes / collection de molécules d’eau emprisonnées par des polyosides / nourriture savoureuse / souvenir d’enfance où j’en ramassais des cageots chez ma tante / fruit actuellement dans mon frigo, etc. Toutes ces représentations sont exactes et pourtant elles n’ont pas grand rapport entre elles. Elles sont complémentaires et non concurrentes. Les réductionnistes que j’appelle “platistes” tendent à les coincer dans une catégorie unique, celle des « aspects ». Mais comme les platistes oblitèrent pour qui ou quoi sont définis ces aspects, ils rechutent dans un dualisme désuet, l’esprit évacué dans les limbes. Je veux rester moniste, ou multidualiste, en parlant de ‘niveaux de complexité’ pour ces différentes représentations de la pomme, fusionnées dans la dimension complexe.
Une pile verticale de représentations horizontales
Je suis moi-même inclus dans cette dimension verticale de la complexité. Mettons de côté mon niveau d’information atomique, assez similaire à celui de la pomme, et intéressons-nous à ceux formés par mes réseaux neuraux. Chacune de mes représentations de la pomme est un étagement de concepts formés par ces réseaux. L’image de la pomme se forme dans les aires visuelles, l’étagement allant des points stimulés sur la rétine à la synthèse de lignes, texture et couleur caractéristique du fruit. D’autres représentations proviennent de connaissances scolaires et livresques. Et la mémoire biographique raccorde la pomme à mon histoire familiale.
L’image finale de la pomme que j’ai en conscience est, dans sa constitution, une pyramide conceptuelle. Comme la pomme elle-même, la structure complexe de mon image mentale est un étagement d’informations. La pomme et sa représentation ont une dimension verticale dans la complexité. Et leur dimension horizontale ? C’est l’organisation propre à chacun des étages, chaque système d’information auto-déterminé par les éléments présents. Pour la pomme existe une dimension horizontale des quantons en interaction dans ses atomes, des atomes en interaction dans ses molécules, etc. Pour le mental existe une dimension horizontale du réseau neural qui assemble les points rétiniens en lignes, une autre des lignes en sphère, de la sphère et sa couleur en fruit, etc. Les étages horizontaux s’empilent et forment la dimension verticale de la complexité.
La conscience est naturellement platiste
L’espace conscient est l’un de ces étages au fonctionnement horizontal, où interagissent les concepts les plus évolués et les représentations mâtures. En conscience ces représentations sont juxtaposées et non intriquées dans la verticalité complexe comme la réalité qu’elle décrit. Mon image mentale de la pomme est accolée à celle de ses atomes et molécules, sans réaliser l’intégration. Mon image a bien une verticalité complexe en soi, mais c’est celle de mon édifice neural, pas celle de la pomme. Pour voir la pomme en tant qu’atomes ou molécules, je juxtapose à son image visuelle mes connaissances en physique. J’aplatis dans mon espace conscient la verticalité complexe réelle de la pomme. La nature même du processus de traitement mental tend à me faire ignorer cette dimension complexe dans les objets qui m’entourent. Je peux représenter leur complexité mais pas l’éprouver. La seule que j’éprouve est celle de mon propre édifice neural étagé.
Nous sommes donc naturellement conduits à pratiquer le platisme, à négliger la hiérarchie verticale des choses, à transformer les étages en ‘aspects’ sans priorité les uns sur les autres. Alors que la hiérarchie est essentielle dans la complexité des choses. Les molécules n’ont pas d’existence sans les atomes, les atomes sans les quantons. Mon image finale de la pomme serait différente sans mes dégustations succulentes et sans les cageots que j’ai portés chez ma tante.
Où le platisme tronque la marche de la société
Le platisme fausse également notre perspective sociale. Nous considérons les cercles sociaux comme différents ‘aspects’ de nos relations avec les autres, alors que la société est en réalité une structure hiérarchisée, possédant sa flèche verticale. Comme exemple, remplaçons ici la pomme par le concept social de “venir en aide à quelqu’un”. Il n’a pas la même signification, la même portée, selon le cercle où il est utilisé. Impératif majeur dans le couple, avec les enfants, les amis intimes, il se dilue à mesure que le cercle social s’élargit. Les gens s’entraident plus facilement à l’intérieur d’une communauté culturelle qu’à l’extérieur. Les nationaux préfèrent que leurs impôts restent dans le pays plutôt que devenir une aide étrangère.
Ces priorités ressenties par tous ne s’expliquent pas correctement dans une vision horizontale. Réduite à son “aspect” solidaire, l’aide devrait avoir une intensité approximativement semblable, tout en se déplaçant d’une cible à l’autre, les enfants, les amis, les concitoyens. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnent les personnes dont l’idéal égalitaire écrase la hiérarchie sociale personnelle. Quand l’idéal édicte « Tous les humains sont égaux », l’aide doit être distribuée sans critère de proximité. Ces personnes vont préférer faire des dons à des organismes internationaux plutôt qu’à la paroisse ou l’association de quartier. Plus gênant, le même idéal conduit en théorie à sauver la vie de deux inconnus plutôt que celle de son propre enfant, puisque dans une perspective égalitaire ces inconnus ont deux fois plus d’importance que l’enfant…
Le partage vs la synergie de pouvoir
L’idéal peut être écrasant, nous l’avons vu, et encourager des comportements à la fois utilitaristes et inhumains. Un idéal écologique tel que le sauvetage de Gaïa peut faire espérer une guerre mondiale capable de rayer 7 des 8 milliards d’habitants, car effectivement ce nombre est la première cause de la catastrophe climatique à venir. L’idéal écrase la perspective verticale et rend la pensée simpliste, occupée à presser tous les critères dans une purée unique, sans se préoccuper de la hiérarchie qu’ils ont pu établir. Au bout de cette pensée laminée surgit la représentation de société qui occupe la plupart des esprits aujourd’hui : Le monde serait une juxtaposition de clans sociaux ; leur différence de célébrité est arbitraire —puisque tous les humains sont égaux—; il serait naturel de rétablir entre eux les équilibres de pouvoir. Dans cette vision horizontale le pouvoir est un capital à se partager entre clans.
Dans l’autre vision, la verticale, le pouvoir augmente partout quand il est géré efficacement par la hiérarchie. Il s’accroît synergiquement à la base et au sommet. Cette vision impose cependant de voir la société avec sa dimension hiérarchique, le niveau supérieur comme un Tout s’imposant à ses parties. C’est en général le cas pour les personnes nettement incrustées dans la hiérarchie, dotées d’une autorité par leur fonction. Ce n’est plus le cas par contre de la masse dé-hiérarchisée par l’égalité citoyenne. Cette foule étant tenue en dehors de la hiérarchie officielle, n’en retient que les contraintes et reflue dans la vision horizontale, qui est la juxtaposition des acteurs sociaux la plus facile à gérer pour la conscience. La foule n’éprouve en rien les priorités associées aux fonctions hiérarchiques et se contente d’en faire des rivalités de pouvoir. Ce en quoi elle n’a pas tout à fait tort quand la hiérarchie abuse du pouvoir et s’accroche à ses privilèges.
Les dysfonctionnements hiérarchiques…
S’élever dans la hiérarchie ne fait pas forcément mieux penser la société. Les meilleurs gestionnaires ne sont pas forcément les plus grands soliDaires, les plus pénétrés de leur mission dans le collectif. Il n’est pas nécessaire à vrai dire d’être un champion d’empathie. La seule obligation du gestionnaire est d’avoir pleinement conscience de l’importance soliDaire de sa tâche, afin que ses désirs soliTaires n’en tirent pas d’avantage indu.
Qui s’en trouve capable ? Quel décideur utilise son pouvoir exclusivement au bénéfice du collectif, sans jamais favoriser ses proches ou lui-même ? Ils sont fort rares, et c’est un défaut inhérent à la nature de notre fonctionnement conscient horizontal. Même si nous avons conscience de la priorité du collectif sur l’individu, les désirs attachés au collectif et à soi se concurrencent au même niveau du mental. Il est extrêmement difficile de les rendre indépendants. La meilleure façon d’y parvenir est de faire de la tâche collective une habitude, c’est-à-dire de la faire redescendre dans les propositions inconscientes rarement discutées au niveau conscient. Il y a moins de concurrence entre des niveaux différents du psychisme. C’est en faisant sédimenter un acte juste dans les habitudes que nous diminuons sa remise en question.
…sont liés à la persistance de la vision horizontale
Ce sont les dysfonctionnements de la hiérarchie qui la rendent intolérable. Et elle dysfonctionne parce que certains décideurs ne respectent pas son principe, l’indépendance de la fonction hiérarchique. Ils outrepassent ses limites, en particulier en s’attribuant des avantages qui n’y sont pas attachés. Parce qu’ils traînent des lambeaux de pensée horizontale, naturellement renouvelée à chaque génération. Elle fait voir la hiérarchie comme une rivalité de pouvoirs et non une intégration. Elle n’est guère pratiquée autrement.
La compétition est une nécessité, certes, mais opère à l’intérieur d’un niveau hiérarchique et ne nuit pas à la coopération. Elle doit bénéficier à l’ensemble du cercle. Une compétition entre niveaux rend la compétition anarchique, indique que certaines personnes ne sont pas au bon endroit, ou qu’il faut multiplier les intermédiaires.
Anonymes volontaires…
C’est bien le problème de la foule, organisme aujourd’hui devenu gargantuesque, planétaire, et surtout intraconnecté. La compétition y devient d’une anarchie croissante. Une hiérarchie tente de se remettre en place, celle des influenceurs, mais ceux-ci ne sont pas soumis à d’autres rétro-contrôles que leur nombre de likes. Les suiveurs restent anonymes derrière leurs appréciations, ne sont pas évalués non plus. Une immense anarchie de foule s’est développée à l’abri de l’anonymat. En l’absence d’identification au sein des réseaux, les niveaux hiérarchiques sont incapables de s’y multiplier et de s’intégrer aux autres cercles.
Le web est un gigantesque D avec fort peu de T(s) parfaitement identifiés. Pas de structure parce que pas d’éléments. Si les individus se sentent renforcés dans leur T par la personnalisation des choix proposés, c’est une individuation factice. La société n’en a cure, n’utilise pas ces renseignements sauf pour garder la foule à l’état de troupeau. Elle n’en fait pas une hiérarchie de gestion comme c’est le cas pour ses services administratifs et économiques. La base est un ensemble indifférencié d’âmes numérotées, rien d’autre.
…par le désir de cacher son intimité
Le pire est sans doute qu’en voulant protéger notre intimité, notre spécificité individuelle, nous empêchons l’administration sociale d’étendre la hiérarchie à la foule. Nous nous gardons dans l’ombre d’un monde personnel solipsiste. Effet secondaire pervers, qui nous rend inadaptés au tout. En empêchant notre intimité de devenir publique, elle n’a aucune chance d’émerger. Aucun espoir de grimper dans la hiérarchie, ou de la voir descendre jusqu’à nous. L’immense majorité de nos congénères ne voit aucun barreau de l’échelle arriver à sa portée. Et reste dans les limbes de l’anonymat, de la haine et des rancoeurs cachées.
Car c’est cela, presque toujours, que nous voulons dissimuler en protégeant à tout prix notre intimité : les pensées inavouables, la haine de ce qui nous semble injuste, et que nous voudrions concrétiser en actes. Si la dissimulation est conseillée dans les régimes où il est interdit de s’exprimer, ce n’est pas le cas des démocraties occidentales dont je discute ici.
Ce qu’est l’intimité inaliénable
Un seul endroit doit être protégé à tout prix, un endroit où n’importe quelle pensée est acceptable : l’intimité de notre propre mental. Le monde des fantasmes est cette partie du virtuel qui n’est pas réalisée et n’est pas destiné à le devenir. L’endroit où canaliser des instincts insatisfaits, des désirs impossibles à éradiquer. Le monde des fantasmes est notre prison intérieure, la cage présentant les mauvaises solutions pour s’en détourner. Les esprits dépourvus de fantasmes ne comprennent pas le monde et font des erreurs stupides parce qu’ils n’ont pas déjà ces erreurs dans l’esprit.
Les décideurs ne doivent pas se laisser aller à installer une police de la pensée. La ligne blanche est là. Une mauvaise pensée matérialisée en acte se punit, pas la pensée fantasmée. La justice et ses lois dérapent déjà à ce propos ; cependant les dérapages sont la conséquence de l’anonymisation des foules et de leur désastreuse carence de hiérarchie. Impossible de personnaliser le jugement d’un anonyme, et ce n’est pas l’intervention ponctuelle d’un psychiatre qui nous éclairera suffisamment. La personnalisation ne peut venir que des cercles sociaux de proximité, c’est-à-dire d’une ré-hiérarchisation du jugement incluant la foule dans son intégralité.
Le solipsiste est un ignorant
La tentation de pénaliser les pensées vient du fait que nous ne savons pas évaluer leur statut hiérarchique dans l’esprit concerné. Les mondes intérieurs dangereux sont les solipsistes, les moins interfacés à l’entière réalité sociale. Paradoxalement les réseaux, en tant qu’attracteurs, isolent. Ils déconnectent, confinent dans un cercle étroit, un gang, étanche aux cercles plus vastes. Le monde personnel solipsiste est par définition le plus ignorant parce qu’il croit tout contenir alors qu’il baigne dans l’inconnu.
L’interfaçage d’un esprit avec les autres ne peut être évalué que par ceux qui le côtoient. Le défaut d’intégration de la foule dans la hiérarchie laisse se développer de vastes zones dites “de non-droit”, que l’on devrait appeler plutôt “de non-inclusion”, où se développent ces esprits solipsistes. La solution n’est bien sûr pas d’étendre le nombre de fonctionnaires de police, situés à un niveau trop supérieur de la hiérarchie, et coûteux parce que dédiés à cette tâche. La solution est de ré-hiérarchiser ces zones non incluses et de rétablir une intégration avec les cercles plus larges, une continuité de représentation, qui permette à un petit malin né dans un quartier difficile de devenir président s’il en a les capacités.
Réussir l’intégration du Societarium
Un mot hors sujet pour accompagner ma dernière phrase. Elle ne signifie pas qu’il faut juger avec bienveillance le petit délinquant de quartier, comme font certains juges, en considérant les conditions dans lesquelles il a grandi. Ce que ces fonctionnaires font là est juger la société et non l’individu. Eux aussi outrepassent leurs limites, s’attribuant des pouvoirs qui ne leur sont pas dédiés. Corruption par la pensée horizontale, toujours…
La justice n’a pas les moyens de trier les motivations d’une immense foule au fonctionnement anarchique, mais n’est pas là non plus pour lui donner un blanc-seing. Nous n’avons pas besoin de plus de fonctionnaires mais de revaloriser l’autorité parentale, scolaire, associative, religieuse quand la religion est reconnue comme source de pouvoir, remplacer les échelons hiérarchiques disparus des familles et des clans éclatés, en ajouter de nouveaux, médiateurs, écrivains et orateurs publics, pour sortir tout citoyen de l’anonymat, lui permettre d’exprimer son T au sein du D, afin de l’extraire de son solipsisme.
Réussir l’intégration sociale n’est pas se dire égal aux autres mais se ré-hiérarchiser, soi personnellement et nous socialement.
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