Liberté et fraternité faussées par l’égalité

(image d’en-tête: En dépit des apparences, les morts sont égaux. Mais les vivants?)

Discordance au fronton

Du trio républicain égalité-liberté-fraternité c’est le troisième qui a été le plus souvent effacé et remplacé par un substantif moins décourageant : charité des chrétiens, camaraderie des communistes, solidarité des socialistes, humanitaire des ONG. Moins décourageant ? Oui, la fraternité est tellement facile à galvauder. Collectivisme vite dérivé en groupisme. Celui des nantis contre les pauvres, des bourgeois contre les ouvriers, des premiers arrivants contre les émigrés. Les lettres de ‘fraternité’ se désagrègent au fronton, mais ses successeurs sont de pâles imitations, où un idéal d’espèce humaine est perdu.

‘Liberté’ n’est pas en meilleure posture. Qui se sent vraiment libre aujourd’hui, sans être gêné par celle des autres ? C’est en effet le concept le plus ambivalent du trio. La liberté individuelle est carnivore. Totale chez soi, elle dévore celle des voisins. Se croire libre est un effort pour abstraire son entourage. Nous avons inscrit le solipsisme au fronton ! Gênant quand c’est un fronton social. La maxime exhibe le conflit fondamental entre l’individu et son milieu plutôt qu’un trio harmonieux d’idéaux fondamentaux.

Une sauce ou du gélifiant?

‘Liberté’ et ‘fraternité’ se côtoient en ennemis polis. ‘Égalité’ peut-elle servir de liant pour cette sauce amère ? Ah ma chère, c’est elle au contraire qui gâte la recette ! Au moins ‘liberté’ et ‘fraternité’ sont-elles des aspirations sincères. Mais ‘égalité’ ? Qui veut être égal à tous les autres ? Je veux être égal au meilleur et non au médiocre, au riche et non au pauvre, à l’occupant du sol et non au migrant. Mon désir d’égalité flambe devant les récompenses et reflue face aux déceptions. L’égalité n’est pas une aspiration. Elle contredit la nature humaine la plus intime, qui est de faire mieux que la moyenne, et en tirer parti. La raison se sert du signe ‘égal’, mais le désir n’utilise que les ‘plus’ et les ‘moins’. Le cerveau n’est attentif qu’aux contrastes, tout le reste est un fond d’habitudes dépassionnées.

L’égalité sociale est une farce. Mais depuis qu’on l’a inscrite en compagnie des dignes ‘liberté’ et ‘fraternité’, personne ne rie plus. Ses apparitions provoquent au contraire le plus grand sérieux. Voire un recueillement. La bouffonne est devenue une sainte, l’objet d’une nouvelle religion. Extrémiste, qui plus est. Qui aujourd’hui ose remettre en question l’égalité sacrée ? L’importun est immédiatement décapité. C’est d’ailleurs l’ultime article de ce blog 😉

Avant la guillotine

À cause de cette longue série de décapitations, il faut remonter à Tocqueville pour trouver trace d’une réflexion pertinente sur les conséquences de l’égalité :

« Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à des grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée, que l’expérience corrige tous les jours […]. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent […]. C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des sociétés démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance ».

L’égalité des chances ouvre la porte à toutes les ambitions. Mais il s’agit des chances à un concours. Les résultats transcrivent les égalités virtuelles en inégalités réelles. Produisent une frustration d’autant plus importante que les espérances étaient fantasmagoriques. Le principe d’égalité augmente le nombre de très satisfaits comme celui des très désespérés. Ainsi s’explique que l’élévation régulière du niveau de vie n’augmente en rien la moyenne du bonheur ressenti.

Vivre dans une travestie suicidaire?

Nos ancêtres révolutionnaires, des âmes simples et blessées, ont fait une erreur critique en inscrivant cette foutue égalité au fronton. Pouvait-on croire qu’elle servirait de tampon entre les ‘liberté’ et ‘fraternité’ ennemies ? Mauvaise idée. Elle bloque en fait toute gestion de leur conflit. Vous pensez que dans un contexte particulier il faut privilégier certains individus, ou au contraire le collectif ? La Sainte Égalité vous interdira d’agir. Même si la mesure est consensuelle, il se trouvera toujours un petit groupe pour brandir l’étendard du sacré, et tout bloquer. Ou éternellement retarder. L’égalité a fini par noyauter la démocratie avec une dictature : celle de la bêtise. Quelques opinions “égales” aux autres, bien que stupides, suffisent à tout figer.

Une société fondée sur de purs idéaux ne fonctionne pas. Dans la pratique elle n’est que compromissions. En se symbolisant par des idéaux inatteignables, elle se maquille. Et par des idéaux incompatibles, elle se suicide. Nous vivons dans un travesti atteint d’une maladie incurable. Et l’espoir ? Un trio d’idéaux ne peut constituer un espoir que s’ils sont cohérents entre eux. Sinon c’est promettre le foutoir ! C’est bien ce qui se passe. Avec un tel fronton, auquel personne ne peut croire, nous passons de révolution en révolution. Même la démocratie, malgré sa souplesse inédite, se désagrège.

Que faut-il inscrire au fronton?

Qu’est-ce qui mérite une inscription? Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue : les idéaux. Mais aussi, puisqu’ils sont contradictoires : ce qui affaiblit leurs interprétations trop radicales, hyper-individualistes ou ultra-communautaires. Ce qui décrit la bonne marche d’une société en perpétuelle transformation, la gestion de ses incessants conflits. Par exemple :

« Liberté, fraternité, arbitrage »

L’inégalité est un gag génétique. Nier son existence ne fait pas de l’égalité un principe sérieux. De la noblesse, certes elle en possède. Mais nous la retrouvons déjà dans la fraternité, qui attribue à tous une importance égale, et dans la liberté, qui est celle d’égaler les autres. Cette égalité quantitative ne diminue en rien l’intensité du combat entre ‘liberté’ et ‘fraternité’, qualités irréductibles. Nous ne les empêcherons jamais de se livrer à leur éternel conflit. Mais c’est avec l’arbitrage, et non l’égalité, que nous le garderons… poli.

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De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville, 1835
Le droit de choisir ses frères. Une histoire de la fraternité, Alexandre de Vitry, 2023

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