Temporium, le mille-feuilles du temps subjectif

Abstract: ‘Temps’ est un amalgame de deux concepts indépendants, dimension et passage du temps. À l’intérieur de ‘dimension’ existent deux sous-concepts, cours et flèche du temps ; le cours est la séquence d’états et la flèche l’idée que la séquence a une direction préférentielle. Le passage est l’idée fort différente que la séquence est animée, qu’elle défile. Devant qui ou quoi ? Cette idée place l’esprit dans le ‘point de vue divin’, qui rend la réalité dualiste. Réintégrer le passage dans une réalité moniste se fait de deux manières : 1) Soit le passage est déclaré intrinsèque au temps ; celui-ci devient une variété dimensionnelle spécifique, avatar du temps universel newtonien, a priori contradictoire avec l’univers-bloc einsteinien qui intègre le temps relativement à l’espace et la gravité ; c’est la solution retenue toutefois par Lee Smolin, qui inverse la théorie d’Einstein pour rendre cette fois l’espace relatif au temps ; il parvient ainsi à retrouver un temps universel auquel on peut attribuer une propriété intrinsèque de passage, ce que j’appelle le transroulement. 2) Soit le discours réductionniste est abandonné et la propriété du temps-dimension est rendue aux systèmes ; les éléments en relation forment conjointement leur cadre temporel. Lorsque l’évolution du système est entropique apparaît une flèche, qui est une simple orientation de la séquence d’états et non un passage. Cette solution impose de redonner aux systèmes une indépendance relative résumée dans le concept ‘émergence’. Mais dans quelle dimension apparaît une telle indépendance ? La solution non réductionniste oblige à reconnaître une autre variété dimensionnelle plus fondamentale encore que l’espace et le temps : la dimension complexe. J’entre là dans la partie la plus spéculative du livre dont cet article est un résumé. De même que la variété dimensionnelle spatiale a trois axes géométriques, la variété complexe a deux axes, horizontal —le niveau interactif d’un système— et vertical —la surimposition (superposition et intrication) des niveaux—. L’axe horizontal est auto-défini par la distribution de ses éléments interactifs et leurs propriétés relationnelles. Les références de l’axe vertical sont les attracteurs complexes, également auto-définis par les systèmes quand leurs informations s’intègrent ensemble. Chaque niveau complexe possède son propre battement temporel, fondé sur une approximation de la séquence du niveau sous-jacent. Une unité de temps est une mémoire ; elle inclue un début et une fin dans sa constitution, durée où les propriétés du niveau sus-jacent ne changent pas. Le ‘maintenant’ est un amalgame de passé et de futur attendu parce qu’il s’est déjà produit dans la constitution. Le maintenant est de nature probabiliste. Il est une configuration déterministe des probabilités de sa constitution. Il est alors possible de trouver une réponse à l’énigme du passage. Celui-ci est en fait un ralentissement de la séquence instantanée/éternelle des micro-états physiques. Le battement temporel des systèmes freine à mesure qu’ils grimpent dans la verticalité complexe jusqu’à l’espace de travail conscient. Ces systèmes restent indissolublement liés. C’est la combinaison des couches de complexité dotées de flèches entropiques variables qui démarre, sous forme d’une lenteur, l’impression de passage. Cette solution représente une véritable explication, contrairement au passage en tant que propriété intrinsèque du temps. Elle rend parfaitement compte de la grande diversité de nos temps subjectifs, selon le nombre de couches de complexité impliquées dans l’activité mentale. Elle nécessite de reconnaître la complexité comme dimension s’imposant à tous les autres cadres. Je montre la possibilité de sa naissance à partir d’un principe simple, le conflit entre individuation et appartenance.

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Sommaire

Présentation

L’article reprend les abstracts de chacun des chapitres de Temporium. Ce titre fait référence au temps comme empire sur nos vies, un Temps-Imperator, dont la description par les physiciens n’a rien de commun avec le phénomène éprouvé, chanté par les poètes et protégé vigoureusement par les philosophes. Comment faire coïncider deux regards si étrangers l’un à l’autre ? La conclusion est reproduite en intégralité.

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Partie 1: Aux racines de nos concepts

Le temps: dimension, passage, transroulement

Entrée en matière linguistique: des multiples usages du mot ‘temps’ extrayons deux significations fondamentales et indépendantes, dimension et passage. L’une est-elle prééminente sur l’autre ? L’univers-bloc est la thèse donnant la dimension comme plus fondamentale, et alors il faut tenter d’en faire émerger le passage, ou le condamner comme illusion. Si au contraire le passage est plus fondamental et s’impose à la dimension, ce que je traduis dans le néologisme ‘transroulement’, alors l’on se retrouve avec un énorme bloc à déplacer !

Parménide vs Héraclite

Opposition radicale entre les réalités fondamentales de Parménide et Héraclite, permanente chez le premier et changeante chez le second. L’univers-bloc d’Einstein qui prolonge la vision de Parménide ne doit pas enterrer le débat. Nos théories sont pseudo-ontologiques et non la réalité en soi. Des ancrages plus profonds peuvent recadrer nos plus belles réalisations scientifiques. La dimension complexe est proposée pour installer ces différents cadres.

Newton vs Leibniz

Leibniz a opposé un temps ‘relationnel’ au temps ‘toile de fond’ de Newton. Les arguments de Newton ont dominé et marqué la pensée des physiciens des siècles suivants. L’espace-temps d’Einstein est toujours une toile de fond, tandis que la mécanique quantique revient à la vision leibnizienne du temps relationnel et prend l’avantage, étant la seule à pouvoir “démarrer” la flèche du temps.

Une méthode épistémique à vocation universelle

Je vous présente une méthode personnelle de réflexion simple et indispensable pour comprendre la suite, qui utilise les outils suivants : principe individuation/appartenance, dimension complexe, double regard (ascendant et descendant sur la complexité). Cette méthode épistémique a une vocation universelle, sans pour autant réduire la diversité de nos manières de connaître. Le regard ascendant est scientifique et se force à l’unification dans le consensus. Le regard descendant est philosophe et reste multiple, cernant le réel en soi au milieu d’un nuage d’approximations personnelles.

Temps cosmique et temps psychologique

Le temps matérialiste d’Aristote est complété par le temps psychologique d’Augustin. Ceux-là ne sont pas à opposer car ils sont les regards ascendant et descendant sur le temps, à faire coïncider. Merleau-Ponty remarque que le temps matérialiste comporte un témoin caché, l’observateur qui regarde défiler le fleuve du temps de son bord, d’un point de vue divin ? Nous baignons tous en fait au milieu, éprouvant le phénomène du passage, sans pouvoir sortir de l’eau.

Sur quoi se fonde l’identité et sa durée ?

Cet article général sur les concepts d’individuation, d’information et de flèche causale bouscule nos idées reçues et nous prépare à la suite. Une stricte égalité mathématique n’existe pas dans la réalité. Sur quoi se fonde l’identité d’une chose ? Sur la continuité dans l’approximation de sa propre constitution. Une unité de durée identitaire est un cycle entropique dans la constitution.

Qu’est-ce qu’une illusion ?

L’illusion, en tant que concept erroné, appartient au regard ascendant ; elle est bien une représentation concrète et fait partie de l’ontologie des choses. Les illusions sont nécessaires pour se détacher de la réalité et cerner son être par des représentations. Tandis que l’illusionnisme est un travers scientifique qui consiste à dénigrer l’existence des phénomènes. C’est lui-même un faux concept, créé par un regard descendant du point de vue divin. En ce sens, l’illusionnisme est une itération moderne du mysticisme.

Venue au monde

Sommes-nous enfantés par les lois naturelles ou est-ce encore un regard propriétaire qui l’affirme ? Comment échapper à la divinisation de notre propre esprit ? La circularité de la connaissance peut se distendre en écartant les pôles de nos regards ascendant et descendant.

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Partie 2: Le temps subjectif

Temps polychrone et monochrone

Le passage du temps est géré différemment par l’îlien et le citadin occidental. Les fils de pensée sont solidaires dans l’identité de l’îlien. Ils évoluent en parallèle et aucun n’efface les autres. Temps polychrone. L’occidental concentre au contraire son attention sur un fil à la fois et suspend le temps des autres. Temps monochrone. Différences nées dans la culture : communautarisme dominant chez l’îlien, individualisme chez l’occidental. Les cultures émergent elles-mêmes de différences entre les tailles de population et les rythmes saisonniers. Le temps personnel n’est pas si étranger à celui du ciel…

Plus l’on vieillit plus le temps s’accélère

Trois horloges biologiques et une théorie perceptuelle pour expliquer l’accélération du passage du temps ressentie avec l’âge. De quoi satisfaire les deux regards, le matérialiste et le phénoménologique. Mais il reste à coordonner ces deux approches pour une explication complète.

Le temps, flèche de puissance ou marque d’impuissance?

Il est important de différencier le cours du temps —séquence causale constituant l’armature de la réalité— et la flèche du temps —un point de la séquence devient le suivant, introduction du devenir. Dans un exemple de confusion philosophique entre les deux, chez Jules Lagneau, le temps est traité comme une marque d’impuissance, alors qu’il est la condition même de la définition de puissance, installée sur le devenir.

Du passage en psychologie

Après avoir montré que notre temps subjectif n’est en rien menacé par la physique, je commence une ébauche de ma théorie finale en partant de la psychologie. C’est en approximant ensemble les instants du monde que nous nous décollons de sa vitesse infinie, de son absolue instantanéité. Le ralentissement nous permet de passer dans le monde. Une multitude de couches de complexité mentale nous ralentit progressivement, chacune dotée de son frein entropique, de sa flèche de temps qui le dirige vers son état d’équilibre. Toutes ces couches se chevauchent, par dessus celles de leur constitution physique, pour engendrer notre expérience consciente du passage.

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Partie 3: Le temps objectif

La relativité

La relativité générale est une théorie sans passage du temps. Les philosophes eux font du passage une évidence. La controverse n’existe que pour l’illusionniste, ce réductionniste radical pour qui ce qui est absent des micromécanismes n’est pas réel. Mais le réductionniste utilise subrepticement le ‘point de vue divin’ d’où il projette ses idées. C’est lui qui s’illusionne car il est bien dans le monde, avec ses expériences dont il faut rendre compte. L’espace-temps relativiste est un excellent modèle astrophysique mais une maladresse si l’on en fait une toile de fond. C’est un cadre suspendu dans la dimension complexe, et non une fondation.

Mécanique quantique

La théorie quantique est peut-être la seule mécanique vraiment ontologique, parce que refusant de dévoiler à l’avance son intimité. Ou est-ce parce que “à l’avance” n’a aucun sens pour elle ? La rétrocausalité quantique est démontrée mais cela n’en fait pas un défilement du temps à l’envers. La rétrocausalité n’apparaît qu’à l’observateur et il n’existe aucun passage dans les fonctions d’onde. Il faut une mesure pour “démarrer” la flèche quantique. L’évolution de la vision quantique est suivie à travers celle de la pensée de Hawking racontée par Hertog. Hawking descend du point de vue divin à celui du vermisseau… Mais il descend sans voir l’échelle, celle de la complexité, indispensable pour comprendre comment un défilement absent du quantique s’est mis en route dans le psychologique.

Le paradoxe de l’information des trous noirs

Le paradoxe de l’information des trous noirs (minuscule en relativité et gigantesque en mécanique quantique) n’est qu’un changement de regard, macroscopique ou microscopique, sur ces objets célestes. La mécanique quantique a résolu ses propres paradoxes sur la perte d’information en redéfinissant l’intérieur du trou noir comme des espaces intriqués. Dans tous les modèles, cadres et forces sont des noms déclinés de dimensions interactives et non une nature divine s’imposant à la réalité physique. Les théories duales montrent que les mathématiques sont des langages, puisque plusieurs d’entre elles peuvent décrire la même dimension interactive.

Le temps réduit dans un hologramme, et inversé?

Le principe holographique permet d’encoder la dimension temporelle dans les autres, en lui imposant une seule contrainte : un début, qui serait le Big Bang. Ce “départ” serait en réalité une fin, les expériences de fentes de Young exprimant une rétrocausalité dans la séquence des états quantiques. Mais je montre que la rétrocausalité est un faux concept. Il remplace, dans le regard descendant de l’observateur, une causalité déjà inutile. Causalité et rétrocausalité sont des principes qui n’appartiennent qu’à cet observateur, qu’à l’orientation de ses propres processus complexes et à leur auto-observation. Une séquence d’états est ordonnée mais cet ordre n’est représenté ontologiquement qu’en le rendant indépendant d’un observateur particulier, et en faisant intervenir la dimension complexe.

La flèche thermodynamique

Le second principe et la flèche entropique émergent des probabilités et du grand nombre d’éléments impliqués dans les systèmes physiques. L’irréversibilité entropique est fondamentale parce qu’elle apparaît aux deux regards, elle est à la fois processus et phénomène. Néanmoins étant l’évolution d’un système isolé, elle n’est pas transcendantale. L’assimilation de la flèche entropique au passage du temps fut hâtive et forcée par le concept d’univers-bloc, qui n’autorise plus d’indépendance au passage. Mais le bloc ne peut rendre compte de la diversité des écoulements temporels. Ce qui conduit à rejeter le réductionnisme et se pencher sur la dimension complexe.

Émergences

Avec la gravité quantique à boucles, Carlo Rovelli fait émerger l’espace-temps courbe du fourmillement quantique. Il repère deux moteurs du passage temporel, dans la thermodynamique et dans la non-commutativité quantique. Un temps propre à chaque système relationnel apparaît dans le regard de l’observateur qui est flou, car il ne distingue pas les états microscopiques du système. Rovelli construit ainsi une excellente théorie des couches temporelles et de leur passage à l’aide des émergences de la complexité, tout en restant au seuil de cette nouvelle dimension.

La renaissance du temps

La Renaissance du Temps est une oeuvre remarquable de Lee Smolin qui cherche à rétablir un temps universel dans le cadre einsteinien en inversant les relativités du temps et de l’espace. Smolin fait de l’espace un cadre émergent de lois plus fondamentales dont un temps qui passe. Mais il ne dispose pas de formalisme pour ses émergences et reste dans un mode de pensée réductionniste. Je reformule sa thèse au sein de la dimension complexe.

Finalement est-ce que la réalité “existe” ou “devient”?

Fin de la boucle de réflexion entamée avec Parménide et Héraclite, devenus compères au bout de l’enquête : on ne peut changer sans être ni être sans avoir changé. Le temps n’est plus dans un fond mais dans les choses. Il est intriqué entre celui de leur constitution, ‘changement’ vu par le regard ascendant, et celui de leur globalité, ‘être’ vu par le regard descendant. Même le photon a une constitution ; il est et devient comme les autres choses. Le problème de la gravité quantique disparaît en s’apercevant que la mécanique quantique et la relativité générale appartiennent en propre à ces regards séparés, et qu’elles ne sont pas concurrentes.

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Partie 4: Rencontre-thèse

L’information

L’information n’est pas un principe mais un carrefour entre les deux regards, le descendant qui voit l’information de Wiener et l’ascendant celle de Shannon. Je définis l’unité d’information comme une incrémentation du principe TD, la relation entre individuation et appartenance.

Un puits sans fond

Pas facile de se débarrasser des fonds de réalité. Voilà notre esprit en train de terminer son évolution, se décentrant complètement du monde, mais suspendu au milieu d’un puits sans fond. Accrochons-nous au rebord ! C’est le bon emplacement pour rendre à la réalité la propriété de son information, en faire une communicante et non plus seulement un tableau d’affichage.

Le principe TD

J’explique le cheminement qui conduit de l’observation à la reconnaissance de la complexité, à penser cette complexité de l’intérieur en croisant deux regards posés à ses extrémités, et en cherchant un principe qui la transcende, le mélange tout/partie qui existe dans toute individuation, le principe soliTaire/soliDaire. De ce principe TD naît la volonté ainsi que les deux facettes de notre temps subjectif, temps personnel et temps commun.

Au bout de la déconstruction

Terminons notre déconstruction en suivant et en corrigeant la ligne suivie par Lee Smolin pour justifier un passage intrinsèque au temps, ce que j’appelle transroulement. Il mélange des principes ontologiques (absence d’action sans réciproque, fermeture explicative, identité des indiscernables) qu’il faut conserver, avec un principe téléologique (raison suffisante), faux-ami pour les précédents. 

Une nouvelle variété dimensionnelle

Description de la complexité en tant que variété dimensionnelle fondamentale, ce qui permet de loger le temps dans la complexité et non l’inverse. La flèche entropique explique seulement l’irréversibilité d’un niveau de complexité, tandis que le temps subjectif proprement dit naît de la flèche de complexité. Cette flèche est celle de la diversification, des entités complexes comme de leurs temps éprouvés. La 2ème partie de l’article raccorde la variété complexe et son principe TD directeur à des notions plus classiques : ordre mathématique, degrés de liberté, discontinu/continu, énergie libre/liée, déterminisme, onde/particule.

Pourquoi adopter la dimension complexe?

1) La science est une Via Negativa, en ce sens qu’elle dit ce que les choses ne sont pas. Mais elle n’est pas une croyance négative, c’est-à-dire un a priori sur l’inexistence d’une chose sur laquelle elle ne peut statuer. 2) La continuité matériel/virtuel n’est plus un problème avec la vision structuraliste de la réalité qui l’a débarrassée de sa substance pour n’en garder que les informations. 3) La ‘surimposition’ est un néologisme pour un principe qui nous est évident : être à la fois molécules, cellules, mental, inséparablement. 4) La réalité fait vraiment des approximations sur elle-même, dans l’auto-détermination des systèmes et la stabilité de leurs propriétés globales. Le succès de nos modèles vient d’avoir choisi le même degré d’approximation.

L’indexicalité

Trouver l’explication de l’indexicalité, ce curseur mental qui défile dans le temps, oblige à se débarrasser du point de vue divin et à réfléchir de l’intérieur de la réalité. Les temps subjectifs sont personnels mais assemblés à partir d’un temps physique identique pour nos consciences qui font cette approximation. Chaque couche de complexité mentale observe la précédente et l’élévation de cette complexité diversifie nos temps conscients, tout en gardant un tronc objectif commun. Un contact avec un congénère fait entrer ces temps en relation et ils construisent ensemble une couche de complexité temporelle supplémentaire. L’indexicalité s’avère ainsi être un haussement local de complexité dans la relation au monde.

La complexité ralentit le temps

Le temps est une éternité immobile qui en fait aussi une instantanéité… jusqu’au moment (complexe) où il est segmenté et ralenti par l’apparition d’un ordre entre début et fin, une évolution des configurations de probabilités initiale et finale. Cet ordre est enfermé dans un conteneur que l’on appelle mémoire. Une mémoire agrège passé et futur : quand le présent sensoriel est au milieu de la séquence, la fin de la mémoire est le futur. L’évolution favorise l’apparition de ces mémoires qui permettent à l’entité propriétaire de maintenir son intégrité. L’impression de passage entre début et fin naît quand le conteneur est lui-même observé par autre chose, qu’il devient élément symbolique. Début et fin ne sont plus séparés mais fusionnés symboliquement dans le conteneur, dès lors siège d’un défilement intrinsèque. Les neurones auto-génèrent le passage du temps grâce à leur organisation en graphes de complexité croissante, les supérieurs observant les conteneurs sous-jacents. Le défilement quasi instantané des micromécanismes est progressivement ralenti jusqu’à la promenade sénatoriale de la conscience.

L’impression, un retournement sur sa constitution

Pour montrer comment la surimposition des couches mentales construit un temps qui passe, je compare deux configurations conscientes, habitude et destinée. Leur écart de défilement vient d’une différence d’altitude dans la verticalité complexe. La conscience, en tant que sommet de l’intégration mentale, est un bureau dans un ascenseur, montant et descendant selon le recrutement des fonctions mentales et l’addition de leurs hauteurs complexes. Quand le défilement ralentit dans l’intégration la plus haute, c’est comparativement aux défilements plus rapides sous-jacents. L’impression de passage est un retournement sur sa propre constitution temporelle.

Explication finale du temps subjectif

Le présent subjectif n’apparaît pas en tant que point sur la carte spatio-temporelle ; il en est une surcouche, une durée propre dans un niveau de complexité surimposé à la carte. Un grand nombre de ces surcouches s’empilent jusqu’au sommet conscient, édifiées par la biologie puis les graphes neuraux. Chaque couche est animée d’un défilement entropique, qui correspond à la stabilisation de la configuration des états possibles. Chaque couche forme ainsi sa propre approximation, qui évolue lorsque la constitution change, mais l’approximation étant une fusion elle évolue de manière discontinue alors que les états constitutifs sont discontinus. Ici s’explique l’expérience subjective continue, surimposition d’une multitude de couches d’états discontinus fléchés par l’entropie.

Que faire du transroulement ?

Le ‘transroulement’ est cette idée persistante d’un présent qui éteint le passé pour allumer le futur, correspondant si bien à notre perception et si mal aux théories physiques. Faut-il la jeter aux orties ? Je reformule le transroulement comme la manifestation fusionnelle du temps-passage au sein de la réalité que nous pouvons connaître. Cette notion tire finalement sa solidité de ne pas chercher à s’aventurer dans l’inconnu, d’assumer le fait d’être notre propriété et rien d’autre.

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Conclusion

Dans ce livre nous avons commencé par des questions philosophiques sur le temps, et leur richesse indique qu’il s’agit d’un phénomène dont il ne faut pas réduire la complexité, au risque de perdre ce que l’on cherche. Nous avons écouté ensuite les physiciens les plus avancés sur cette affaire. Étienne Klein, le plus philosophe, pointe l’importance de séparer le temps dimensionnel de son passage. Ce qui passe n’est pas le temps-dimension mais la réalité proprement dite, dans la dimension du temps. Cette réalité est la nôtre, celle d’un monde mental individué. Ce qui passe est donc un univers mental dans une dimension temporelle dont on ne sait pas, à ce stade, si elle est universelle ou pas.

Un artefact de défilement

D’autres physiciens s’en inquiètent et leurs avis divergent à ce sujet. Thomas Hertog s’est penché sur la cosmologie pour aboutir à un temps holographique, c’est-à-dire codé dans les autres dimensions. Ni universel ni infini, il aurait un début : le Big Bang. Mais Hertog ne s’occupe que du temps dimensionnel et arrive dans une impasse quand il s’agit de son passage. Voyant les expériences de lampe à fente démontrer une causalité rétrograde (ce sont les évènements d’aujourd’hui qui déterminent la forme du passé), il hésite, ne sachant plus que faire de la justesse de son édifice mathématique. La conclusion, un temps qui défile à l’envers, va trop à l’encontre du bon sens. Or nous avons vu qu’il n’existe en fait ni rétrodéfilement quantique, ni même de rétrocausalité qui en est un avatar. C’est un artefact du regard descendant.

La séquence des états quantiques proprement dite n’a aucune direction. C’est la mesure, et sa lecture par des entités plus complexes, qui fait démarrer la flèche causale, et le défilement de la séquence devant le lecteur. S’en rendre compte demande de s’extraire du cosmos et d’entrer dans la dimension complexe afin de rejoindre son propre esprit en train d’observer. Il ne le fait pas d’un avantageux belvédère divin mais bien d’un autre étage de la complexité de l’Univers.

Rovelli et Smolin près du but

Carlo Rovelli réussit une synthèse didactique et éclectique entre physique et philosophie. Bien que créateur de la gravité quantique à boucles, il n’en fait pas un point de départ pour résoudre l’énigme du temps. Il voit celui-ci comme une émergence des micromécanismes du réel, quels qu’ils soient. L’espace-temps courbé par la gravité émerge du fourmillement quantique. Quant au passage il a ses moteurs, par exemple l’entropie thermodynamique et la non-commutativité quantique. Un temps propre apparaît dans le regard de l’observateur qui ne distingue pas les états microscopiques du système. Rovelli construit ainsi la meilleure théorie des couches temporelles et de leur passage à l’aide des émergences de la complexité, tout en restant au seuil de cette nouvelle dimension.

Enfin Lee Smolin fait un effort remarquable pour prolonger la vision d’Einstein, fâché avec l’indéterminisme de la théorie quantique et gêné par les implications philosophiques de l’univers-bloc. En renversant la relativité du temps pour celle de l’espace, il retrouve la possibilité d’un temps universel, qui aurait la propriété en soi de défiler. Mais apparaît alors le problème inverse du défilement : pourquoi certains systèmes n’ont-ils pas de flèche temporelle ?

Libérer le réel sans en rester le gardien

Les auteurs ont une grande difficulté à se débarrasser du réductionnisme, qui a un vice caché : il dissimule la complexité au sein du cosmos, une entité astrophysique vue comme la réalité intégrale et dotée d’une entropie globale. Alors que le principe même de l’émergence entropique est de s’extraire du cadre astrophysique dans une verticalité complexe plus fondamentale. Les réductionnistes confondent cosmos et Univers, le premier désignant une couche de réalité physique, le second utilisé en synonyme de réalité intégrale avec sa dimension complexe. On ne peut pas faire émerger l’entropie de la complexité et ensuite enfermer celle dernière dans une entropie globale.

Comment libérer le discours de la réalité sans s’évader dans le point de vue divin, qu’il s’agisse de celui transmis par nos religions ou celui de nos lois physiques fondamentales, autre avatar du Créateur dont nous restons ultimement propriétaires ? J’ai proposé de distendre les liens de la réalité sans lui donner une liberté factice, en la plaçant entre deux regards, celui de la constitution et celui de la représentation, et en obligeant ceux-ci à coïncider. C’est ainsi que nous pouvons réconcilier les points de vue physique et philosophique, hérauts des temps objectif et subjectif.

Des récits décalés

Commençons par donner la parole au regard ascendant, celui de la constitution. La dimension temporelle trouve finalement sa réalité dans une multitude de modèles imbriqués dans la complexité, chacun doté de sa propre horloge. Le passage, quant à lui, reste la question la plus délicate. Les équations défilent-elles ou non ? Une évolution entropique ne suffit pas en soi à expliquer l’expérience de passage. Il faut quelque chose pour l’éprouver.

La meilleure réponse est que les équations ne défilent pas en elles-mêmes mais qu’elles le font sous l’oeil de quelque chose. Cet “observateur” n’est pas restreint à l’humain. Il est intrinsèque au système en évolution dans la dimension complexe et non temporelle. L’observateur est la globalité du système dans cette dimension, éprouvant sa propre constitution, intégrant dans son existence le début et la fin de cette organisation. Quand la fin est l’équilibre entropique du début, l’observateur contient intrinsèquement l’impression de récit dans sa globalité. Néanmoins c’est la comparaison entre les récits des globalités complexes successives qui crée l’impression de passage. Le défilement est la surimposition de ces récits aux flèches temporelles décalées et étirées.

Un passage pour le profane

La conscience est surimposition d’un grand nombre de niveaux de complexité à la fois physiques et mentaux, la plupart entropiques, dotés d’un temps propre fondé sur la durée nécessaire pour parvenir à une identité globale, qui est plus exactement un arrangement stable de leurs possibilités identitaires. Le défilement, caractérisé par une impression d’avancement, est le délai que met à apparaître la pensée consciente finale, comparativement à tous les délais sous-jacents dans la complexité. Un avancement sans sol sous les pieds ne peut procurer aucune sensation d’avancement. C’est l’intégration des avancements sous-jacents qui constitue la fondation.

Le défilement propre au temps de l’observateur fait défiler nos observations. Le monde se met à passer. Nous voici retombés sur une réponse qu’aurait pu donner n’importe quel profane: L’équation défile sous les yeux à la vitesse où on la comprend ! N’éprouve-t-on pas la plus grande des satisfactions à voir la théorie rejoindre le bon sens courant ? C’est bien cela, la coïncidence entre les regards.

Descendre de sa vie

Laissons à présent le regard descendant faire son propre récit : L’esprit est un navire voguant sur le cours de sa vie, à une vitesse qui a crû logarithmiquement depuis son départ. Quand il arrive en vue d’un port, les minuscules silhouettes sur les quais semblent s’agiter frénétiquement dans la distance. Mais en s’approchant il constate que toutes sont immobiles en réalité. C’est le moteur de l’esprit lui-même qui faisait bouger la myriade de choses sur le rivage. La machinerie est incapable de s’arrêter, mais l’esprit voit bien qu’en focalisant son attention il ralentit le temps. Son défilement n’est pas uniforme.

Un jour le moteur arrivera en fin de vie et finira par s’arrêter. Tandis que le temps continuera à défiler pour les autres navires, il stoppera pour celui-ci, dans un ultime instant d’éternité où l’on dit que tout le voyage effectué est condensé. Enfer ou Paradis, dans ce cas, seraient-ils notre propre vie, suspendue dans cet instant qui ne passe plus parce que le moteur a calé ?

Le mot de la fin

Le passage du temps est l’apparition d’une lenteur dans un Univers instantané. C’est le dernier mot du regard ascendant. La perception du passage est un retournement sur sa propre constitution, qui prend du temps. C’est le dernier mot du regard descendant.

Le temps est une dimension que la complexité fait se retourner sur sa propre séquence, ce qui fait émerger un temps secondaire, et un autre, puis encore un autre tant qu’une organisation plus complexe est encore à trouver. En se retournant ainsi le temps se sent passer, très profondément quand la complexité atteint celle du mental. Le mental qui avance sans se retourner ne voit que la succession et ne comprend pas sa propre expérience. Si celle-ci n’apparaît pas sous l’oeil de la science il en fait une illusion. Le mental qui recule sans se retourner ne fait qu’éprouver un passé qui s’enfuit. Aveugle au chemin emprunté il voit la science comme une prétention futile. Sa croyance est qu’il finira un jour par tomber dans un vide infini, qui recueillera son être.

Le mental du sage, lui, est un derviche. Les situations le retournent pour qu’il puisse retourner les situations.

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Temporium, le livre complet

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