Le principe d’indépendance relative illustrée par le Tétralogue

Le principe d’indépendance relative est au coeur de Surimposium, une théorie complète de la réalité. Je l’illustre avec un extrait du Tetralogue de Timothy Williamson, avant de montrer un débouché sur la relation politique entre gouvernants et gouvernés.

Le principe d’indépendance relative

Comment une individuation déclare-t-elle son indépendance ? Il faut chercher la cause dans le contexte. S’y déclare un conflit entre le général et le particulier. Il existe quelque chose dans le contexte qui ne peut s’intégrer au reste. Ce conflit fait partie du cadre du niveau de réalité. Il s’agit d’une hétérogénéité inhérente à ses règles. Dans ce cadre apparaissent une ou plusieurs individuations qui sont la conséquence du traitement du conflit. Dans chaque individuation se loge le traitement local de l’opposition entre ‘je suis la chose particulière’ et ‘je suis partie du tout’.

Ce traitement local correspond à la définition de l’identité individuelle. C’est à cette identité que s’attache le principe d’indépendance relative. L’identité peut être plus indépendante (je suis davantage la chose particulière) ou plus relative (je suis davantage partie de tout). L’apparence identitaire oscille autour cette nécessité de s’émanciper associée à celle de s’intégrer. L’identité est un attracteur, qui se renforce de sa pérennité. Mais elle reste métastable ; elle peut se déplacer sur un autre attracteur.

Sarah, Zac et Roxana

En exemple d’indépendance relative, prenons les personnages du Tetralogue de Timothy Williamson. Roxana est une logicienne rigoureuse qui vient de rappeler aux autres le principe élémentaire de la logique tel qu’établi par Aristote : « Il est vrai de traiter une chose telle qu’elle est et faux de la traiter telle qu’elle n’est pas ». Nous pourrions dire qu’il s’agit du coeur identitaire de la logique, ce qui fait son individuation. Mais Zac, le relativiste, conteste cette indépendance :

Zac : —Sarah, pourquoi avoir laissé Roxana t’entraîner dans la façon de penser du vieil Aristote ? Roxana, pourquoi continuer à faire appel à son autorité ? Ce type a défendu l’esclavage. Il a dit que certaines personnes sont aptes par nature à être des esclaves. Nous n’acceptons pas son autorité en morale, en politique, en biologie ou en physique. Pourquoi devrions-nous l’accepter en logique ? – surtout quand il essaie de nous asservir tous à la vérité.

Roxana : —Les logiciens modernes ne font pas appel à l’autorité d’Aristote en logique. Ils acceptent certaines de ses affirmations logiques et en rejettent d’autres, selon leurs mérites. Ils ont trouvé dans les premières caractérisations d’Aristote de la vérité et de la fausseté un point de départ approprié pour une enquête fructueuse. Pour eux, il n’y a pas d’alternative sérieuse.

Zac : —Dans ce cas, les logiciens devraient se détendre et cesser d’être sérieux. Regardez ce qui est arrivé à Aristote. Il était si sérieux au sujet de la vérité et de la fausseté qu’il pensait que des gens comme lui pouvaient posséder les autres et les exploiter autant qu’ils le voulaient. Les personnes ayant de «vraies» croyances deviennent les propriétaires d’esclaves et les personnes ayant de «fausses» croyances deviennent les esclaves.

Roxana: —Les vues d’Aristote sur l’esclavage dépendaient de sa situation sociale, contrairement à ses vues sur la logique du vrai et du faux, avec lesquelles elles n’avaient aucun lien. Ses vues sur la logique du vrai et du faux ont résisté à l’épreuve du temps. Pas ses opinions sur l’esclavage.

Zac : —Pourquoi les étudiants devraient-ils être forcés d’étudier la philosophie d’Aristote ? Cela pourrait rendre mal à l’aise ceux qui ont des esclaves comme ancêtres. Ne devrions-nous pas fuir ses écrits ? À moins que nous ne les évitions, pour démontrer publiquement notre horreur pour ses opinions sur l’esclavage et notre solidarité avec ces étudiants, ne tolérons-nous pas son attitude envers l’esclavage ?

Quand le relatif devient inquisiteur

Le dialogue oppose relativisme et indépendantisme. Zac, le relativiste, essaye de réduire la vérité de la logique d’Aristote en la diluant dans la fausseté de son opinion sur l’esclavage. À l’évidence, Zac joue ici le manipulateur, car les deux sujets sont indépendants. Son relativisme s’efforce de les rapprocher par leur situation commune dans l’esprit unique d’Aristote. Mais l’esprit peut-il être considéré comme entité unique ? N’est-il pas justement la définition du pluralisme conceptuel ? Zac se tire une balle dans le pied, car il soutient ailleurs dans le dialogue la diversité de vues. Or ici il prend un point de vue dramatiquement réducteur. Si nous le suivons, toute personne ayant eu une idée immorale verrait toutes ses autres idées taxées d’injustice. Méthode lapidaire contre l’hérésie. La menace fonctionne bien, car nous avons tous l’impression de pouvoir finir sur le bûcher. Qui n’a jamais eu d’idée critiquable ?

Cette histoire est une belle démonstration de la diplomatie qui devient inquisition quand elle mélange des sujets étrangers entre eux. Le relativisme doit respecter des règles précises ; il faut que les sujets soient directement en relation. Si le relativisme prend en compte tout type de relation, même lointaine, il devient un absolutisme. En effet, tout dans l’univers est en relation. Prendre en compte tout type de relation est dénigrer l’existence même de l’individuation. Car individuer une chose consiste à l’affranchir d’une certaine manière du reste de l’univers.

La vérité est un équilibre stable

Le relativisme absolu tel qu’édicté par Zac est le pendant du solipsisme absolu tel que pratiqué par certains individus. Ce sont les deux pôles du conflit T<>D, moteur de la réalité théorisé sur ce blog, conflit entre la part soliTaire et soliDaire en toute chose, entre l’intention de s’individuer et la contrainte d’appartenir à…

L’émancipation est le bras armé du pôle T. Le relativisme est celui du pôle D. Trouver la vérité est déterminer l’équilibre juste entre ces deux forces. Dire une vérité relative est la situer à l’endroit où le relativisme a réussi à la pousser, face à l’intransigeance de l’individu. Ce n’est pas la déclarer changeante, évanescente, susceptible d’être transformée à sa guise. L’équilibre est lui-même une force. C’est la force du centre, du compromis, qui existe en tant que tel et non seulement en tant qu’affaiblissement du collectif ou faiblesse de l’individu. La stabilité du centre est la fondation solide sur laquelle se construit un niveau supérieur de complexité.

Des conséquences politiques

Tout ceci peut sembler bien abstrait mais a pourtant des débouchés omniprésents dans la vie quotidienne, dans la vie sociale et politique en particulier. Les wokismes sont nécessaires en tant que luttes sociales sociales individuées, mais ils sont dangereux quand ils veulent se substituer au collectivisme. Les décisions collectives sont nécessaires, mais sont dangereuses quand elles négligent les droits élémentaires des individus. Dans les deux cas il s’agit de dérives absolutistes. La nouveauté, ici, est de montrer que l’absolutisme ne vient pas exclusivement des gouvernants. Il peut parfaitement provenir des individus gouvernés, avec des conséquences aussi délétères.

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Tetralogue – I’m right, you’re wrong, Timothy Williamson, 2015

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