Quelle juste interprétation donner à la mécanique quantique?

Une explication à tout prix?

Les physiciens se préoccupent peu au quotidien de l’interprétation de la mécanique quantique. Le modèle standard fonctionne très bien, au point même que les chercheurs espèrent des résultats inattendus de leurs expériences qui obligeraient à de nouveaux développements théoriques. Que la mécanique quantique soit difficile à raccorder au macroscopique n’est pas vraiment un souci. Les disciplines scientifiques sont cloisonnées mais le monde réel, lui, est unifié. Peu importe que certaines de nos représentations soient incompatibles entre elles, elles décrivent correctement chaque tranche de réel concerné. Même si elles se raccordent par de fragiles corrélations, le réel semble en mesure de faire tenir debout l’ensemble. Savoir comment n’est qu’une question de ténacité.

Les philosophes ne semblent-ils pas un peu hystériques à s’inquiéter des incompatibilités entre modèles qui ne se recoupent pas directement ? Ils s’agitent comme si le monde allait se désagréger en raison des failles dans sa représentation. Mais non, il tient. Sa substance paraît immuable. Se démasque ainsi une différence entre l’esprit du philosophe et celui du scientifique :

Mental philosophique vs scientifique

Le mental du philosophe est centré sur le pôle Esprit —j’appelle ainsi la partie du mental qui représente le soi. Il cherche à amener le monde à soi. Il faut donc que toutes les représentations du monde s’organisent pour former une entité unifiée, cohérente. Supporter une fissure dans l’édifice serait accepter une faille dans le Soi. Mystère irréductible, incapacité à fusionner avec le monde, névrose réaliste, appelons ce malaise comme l’on veut, mais c’est une cible évidente pour le pôle Esprit, qui invente une grande variété de ciments métaphysiques pour jointoyer ses fragments de représentation.

Le mental du scientifique est centré sur le pôle Réel —la partie du mental qui représente le non-soi. Le réel ne se pose pas de question sur son être. Le pôle Réel non plus. Il est. Ne reste qu’à s’expliquer. Ne pas trouver d’explication, sur le moment, n’a rien de stressant. Cela ne remet pas en question le fait d’être. L’explication va tomber forcément. Aucun besoin de précipiter les choses. Trouver est un processus qui, comme le réel lui-même, aboutit inéluctablement à son terme. Le scientifique est déjà, dans le présent, sur le chemin de la réussite. Tandis que le philosophe, placé au bout du chemin —celui d’un monde unifié—, s’inquiète au moindre dérapage de savoir si le monde vient bien à lui.

Cette description est caricaturale, comme toutes les généralisations. Nous avons tous des pôles Esprit et Réel. Plus ils dialoguent, plus le philosophe est scientifique et vice versa. Le philosophe contemporain va chercher dans la science pourquoi le monde ne vient pas à lui, et le physicien adapte ses modèles pour leur faire franchir le seuil de sa discipline.

La boîte noire quantique

C’est avec ce dialogue en tête qu’il nous faut apprécier les interprétations concurrentes de la mécanique quantique. La Recherche vient de publier un dossier remarquable sur le sujet. La parole est donnée généreusement aux philosophes des sciences autant qu’aux scientifiques, et le résultat est très homogène. Antoine Tilloy, physicien, montre les limites de l’attitude “boîte noire” pour l’interprétation du quantique au sein du macroscopique. Se contenter de raccorder conditions initiales et résultat par un modèle mathématique n’est pas une explication. C’est un instrumentalisme poussé à l’extrême qui devient anti-réalisme : il ne dit rien de l’essence de la réalité et tente de s’y substituer.

Baptiste Le Bihan, philosophe, poursuit en validant pour la physique la possibilité de démontrer l’existence d’univers parallèles. Soutien mutuel entre philosophe et physicien. Regardons cependant le détail, car Baptiste mélange différentes hypothèses de multivers qui n’ont pas le même réalisme.

Interprétation: les vrais candidats

Il rapproche en effet le modèle de l’inflation éternelle en cosmologie, les mondes multiples d’Everett, et les univers alternatifs de la théorie des cordes. Ce ne sont pas les mêmes multivers, et pas les mêmes infinis. Les cosmologiques et ceux des cordes sont des juxtapositions d’univers indépendants. Celui d’Everett est un infini sans aucune mesure avec les autres, et sans moyen d’y séparer le monde de notre expérience. Il est incommensurablement plus “romantique” que les autres, pour reprendre la terminologie de John Bell. Bell indiquait par là qu’une bonne théorie n’a pas besoin d’ajouter un caractère surprenant au monde qui ne soit strictement imposé par les expériences. Les expériences ont imposé la bizarrerie quantique, qui repose sur une fondation mathématique précise. Aucune expérience ni équation ne conduit au multivers d’Everett de manière incontournable. Son romantisme le place hors jeu face aux interprétations concurrentes.

Deux restent en lice : l’onde pilote (théorie de Broglie-Bohm) et surtout les modèles de collapsus objectifs (‘objective collapse’ en anglais). L’onde-pilote a l’avantage de respecter parfaitement la fonction d’onde de Schrödinger. Avantage qui est aussi son inconvénient : aucune expérience ne permet de la départager d’autres interprétations avec les moyens actuels. De plus l’onde-pilote ne fait que repousser dans les tréfonds du réel l’étrange association onde-corpuscule, sans l’expliquer. Se débarrasser du contre-intuitif dans l’inconnu, n’est-ce pas aussi du romantisme selon Bell ?

Objective collapse

Les modèles de réduction du paquet d’ondes objectif, ou collapsus objectif, modifient très légèrement l’équation de Schrödinger en y ajoutant un bruit de fond lié aux particules voisines. Sans conséquence sur la dynamique de quelques particules, elle change radicalement l’équation à grande échelle, lorsqu’un nombre macroscopique de particules est en jeu. La fonction d’onde se resserre autour d’un point. Elle devient corpuscule lorsqu’elle interagit avec un grand nombre d’autres. Nous retrouvons la matière classique.

L’interprétation du collapsus objectif a deux avantages considérables : 1) Elle est testable. L’effondrement du paquet d’ondes par ce moyen produit une très faible quantité de radiations qui n’existe pas avec la fonction de Schrödinger classique. Il est donc possible de l’en différencier, ce qui est en cours au laboratoire italien du Gran Sasso. 2) Le collapsus objectif s’intègre parfaitement à Surimposium, la théorie plus générale de la réalité que je défends sur ce site.

Surimposons pour ne rien éliminer

Dans cette théorie, chaque niveau de complexité construit son cadre et ses règles en relative indépendance par rapport à sa constitution. Corrélation oui, déterminisme non, en raison de l’approximation fait par le niveau émergent sur sa constitution. Par exemple la température et la pression d’un gaz ne changent pas, pour ce qui interagit avec le gaz, alors que d’innombrables constitutions microphysiques du gaz se succèdent continuellement. De même les caractéristiques d’un corpuscule de matière ne changent pas, pour les autres corpuscules formant un système avec lui, alors que les potentialités du paquet d’ondes sont toujours présentes dans sa constitution.

Dans cette théorie il n’est pas nécessaire de réduire la fonction d’onde. Aucun besoin d’éliminer toutes les probabilités sauf une. Elles existent toujours au niveau sous-jacent, constitutif, du quanton. L’interaction macroscopique ajoute une organisation des paquets d’onde. L’une des probabilités émerge, se surimpose aux autres sans les faire disparaître. L’indépendance des niveaux de complexité leur permet d’exister conjointement (évitons de dire ‘simultanément’ car les cadres temporels sont propres à chacun des niveaux).

Nous sommes à la fois des ondes, des corpuscules, des cellules et même du mental, sans que constater l’un remplace le fait d’avoir constaté l’autre. Interpréter n’est pas fabriquer un monde des idéaux parallèle au réel, c’est englober une interprétation dans une autre de manière parfaitement concrète, physique. C’est aussi s’extraire du mode de pensée séquentiel horizontal et verticaliser notre pensée.

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La Recherche n°571 Le réel, 2022

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