Tyrannique quantité

Se libérer de la domination des chiffres

Les chiffres sont omniprésents dans le monde contemporain. S’ils ont connu pareil succès, c’est qu’ils modélisent parfaitement de multiples aspects de la réalité physique. Les chiffres sont un moyen de domination de la matière. Cette universalité physique apparente a déteint sur notre psychologie. Les relations sociales se font envahir par les chiffres parce que c’est le langage le moins contestable, le moins solipsiste. En acceptant la dictature des chiffres nous nous soumettons au collectif. Mais s’agit-il réellement du collectif humain ou du collectif matériel, qui fait intrusion dans nos vies ? Qui en restreint l’humanité ? La domination psychologique des chiffres est-elle aussi licite que la physique ?

Aristote représentait le monde avec dix outils : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion. La quantité oblitère aujourd’hui toutes les autres. Les enfants naissent encore avec tous ces outils, mais l’éducation finit en entonnoir sur une formation exclusive aux chiffres. Si l’enfant n’a pas été initié jeune à la richesse des modes de découverte du monde, son cerveau n’y cherchera plus que de nouveaux chiffres. Surtout que les médias l’inondent de chiffres. Parent à son tour, il tentera d’initier le plus tôt possible la génération suivante à l’approche quantitative, devenue essentielle.

La génération 123…

Cette génération ne connaîtra plus la passion, car en traduisant le malheur en des chiffres à réduire, on réduira l’intensité du bonheur qui est son contraste. Cette génération ne connaîtra plus l’action, parce que les chiffres indiqueront précisément laquelle doit être entreprise, et tous les agissements deviendront exécutions. Cette génération ne connaîtra plus la possession, puisque toute perte sera compensée, les meilleurs équilibres chiffrés seront trouvés, personne n’aura souvenir de n’avoir rien possédé.

Cette génération ne connaîtra plus de lieu d’appartenance, car la quantité de positions accessibles dans le métavers sera infinie. Cette génération ne connaîtra plus la fulgurance de l’instant, car le temps ne sera qu’une séquence d’états. Le futur aussi précisément chiffré que le passé ne s’en détachera pas, noyant le passage du présent. Cette génération aura des relations codifiées jusque dans l’intime. On notera les quantités de plaisir reçues et distribuées, pour vérifier qu’un contrat aux articles soigneusement numérotés a été entièrement respecté.

Handicapé en nombre

Aujourd’hui les chiffres sont un langage très inégalitaire. Nous ne disposons pas tous de la même facilité à les manipuler. C’est même un facteur d’exclusion. Tout le monde échange dans le langage de sa naissance, mais si vous n’apprenez pas celui des chiffres, vous êtes réduit à l’état d’autochtone de l’oralité. Vous ne partagez pas l’Esperanto universel des chiffres. Vous n’avez pas accès aux aspects essentiels de la réalité.

Peu importe que votre cerveau ait développé davantage les autres langages, les codes sociaux, la sensibilité, les néologismes et les talents artistiques, vous avez un handicap. Peut-être pourra-t-on bientôt le corriger ? Manipuler les chiffres est une fonction du cortex préfrontal. Elle sert à codifier les concepts intégrateurs dans l’espace de travail conscient. Elle modélise nos pensées. Toute fonction peut être stimulée, entraînée. Peut-être la faible aptitude aux chiffres est-elle déjà considérée comme plus grave qu’un retard à la marche ? Elle devient plus importante à corriger.

Sophisme des chiffres

Il existe certainement une motivation importante à ‘parler chiffres’ : c’est reconnaître les erreurs et les manipulations de ce langage. Lorsque l’interlocuteur est naïf, il est facile de lui faire avaler des couleuvres, à l’aide de sophismes statistiques, de nombres écrasants, d’égalités fumeuses et de théorèmes bancals. Nombre d’excellents livres et sites tentent de nous réconcilier avec les mathématiques. Le revers est que, en se croyant nanti d’une nouvelle maîtrise des chiffres, on devient plus sensible à ceux tronqués volontairement ou non. On ne délègue plus à ceux mieux entraînés à reconnaître les erreurs cachées.

Les chiffres sont importants mais leur attribuer trop d’importance est un appauvrissement de l’image du monde. Les neuf autres outils d’Aristote tombent en désuétude. Ils ne sont plus écoutés par les “quantifieurs”, sauf quand ils sont chiffrables. Ce qui nous permet de mieux cerner la réduction opérée par les chiffres : elle oblitère les phénomènes qualitatifs, ce qui est éprouvé. Monde quantifié mais non fusionné dans l’expérience ressentie. Ceux qui utilisent ce mode fusionnel de rapport au monde, par défaut d’aisance avec les chiffres, sont marginalisés.

Atrophie de ce qui utilise les chiffres

Les chiffres sont descriptifs, ils ne sont pas intentionnels. Ils conduisent au résultat, ne disent rien du bénéfice qu’il représente. Se concentrer sur les processus quantitatifs fige la pensée qui réfléchit à l’objectif qualitatif. Nous ressemblons alors à nos intelligences artificielles, qui attendent l’approbation de leur créateur pour l’évaluation du résultat.

L’outil quantitatif régit les neuf autres. Les maths font disparaître la substance en physique. La qualité est remplacée par un label. L’équation tient lieu de relation. Le temps est chronométré, le lieu GPS-isé. Chaque arpent de l’environnement a son titre de propriété. L’action est mesurée par la précaution. La passion est un nombre de likes.

Limitons le favoritisme

Il n’y a pas de plus grand tyran que notre langage favori, car son emprise s’efface derrière l’impression d’en être propriétaire. Mais il manque surtout de langages contestataires. Aucun ne répond à tout, même si celui des chiffres affiche cette prétention. Prenons garde à ne pas assécher le polyglottisme de notre pensée.

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Se libérer de la domination des chiffres, Valérie Charolles, 2022
interviewée dans Philomag

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