Qu’est-ce qu’un génie ?

« Le talent atteint une cible que personne d’autre ne peut atteindre ;
le génie atteint une cible que personne d’autre ne peut voir. »
Arthur Schopenhauer

Savoir inné et acquis

Personne n’a le temps et les moyens de redérouler l’histoire des sciences. Nous sommes obligés de tenir pour acquis l’essentiel des savoirs utilisés au quotidien. L’essentiel ? Où tracer la limite ? N’est-elle pas toujours arbitraire ? L’ancienneté et le consensus à propos d’un savoir sont-ils gage de certitude ? La mécanique quantique aurait-elle pu s’établir face à de telles certitudes ? Même Einstein s’est posé une limite avec “Dieu ne joue pas aux dés”. Ne faut-il pas alors accepter toutes les idées nouvelles, et quand elles semblent farfelues et peinent à se démontrer, leur donner une cote assez basse plutôt que les rejeter ? L’ouverture d’esprit serait alors une échelle décroissante de scepticisme et non que toute conviction est bonne à prendre.

Un édifice mathématique abstrait s’élève

La manière dont nous construisons notre socle personnel du savoir est capitale dans la définition du génie. Il est très facile de le comprendre avec une conception hiérarchique du savoir. Prenons les maths : l’élève doit commencer par posséder l’alphabet du langage mathématique —les nombres. Plus une liste d’icônes aussi importante : les figures géométriques. La première organisation est la théorie des ensembles. Puis les fonctions établissent les relations entre ces entités. L’édifice mathématique s’élève en même temps que les années scolaires.

Cette brève description prend la hiérarchie en marche. Il faut que les réseaux neuraux soient prêts à ingurgiter ces niveaux conceptuels. Ils sont tous naturellement programmés pour les nombres simples, rarement pour les objets mathématiques complexes. L’apprentissage devient de plus en plus impératif à mesure que l’on grimpe la hiérarchie conceptuelle. Beaucoup de cerveaux sont perdus en route. Si le niveau de savoir précédent est incomplet, le suivant sera fait de fragiles notions apprises par coeur mais pas comprises.

Le génie aime les suggestions de problèmes, pas les solutions

C’est là que le génie se sépare des autres. Le génie n’a pas besoin d’apprentissages. Il auto-organise sa hiérarchie conceptuelle dans la filière où s’exerce son génie. Les nouvelles connaissances sont des données qu’il attache à la structure existante et non une structure pré-installée. Sa structure personnelle reste parfaitement intégrée.

Pour comprendre la différence, il faut accepter le principe d’une indépendance relative des niveaux conceptuels. Que l’un soit organisé de la meilleure façon possible n’implique pas que les niveaux sous-jacents le soient. Il est possible d’apprendre le programme d’une année scolaire sans que les précédents aient été correctement intégrés. La représentation mentale est un “par coeur” installé par dessus des processus incapables d’y parvenir seuls.

Méta-abstraction mentale

La multiplicité des niveaux d’abstraction aggrave les écarts. Certains esprits ont une parfaite coordination des étages depuis l’origine —une “méta-abstraction” mentale solide—, tandis que beaucoup d’autres ont des étages moins ajustés, chacun portant l’empreinte des enseignants et d’évènements imparfaitement compris. Tatouages extérieurs, mythes et névroses s’installent. La cohérence est fragile. Le mental éprouve des difficultés à augmenter sa complexité. Les apprentissages deviennent plus lents et plus ardus.

Il est toujours possible d’améliorer notre méta-abstraction personnelle. La conscience a cette faculté extraordinaire de rétro-contrôler tout l’édifice. Elle améliore la coordination des étages inconscients sans y accéder directement. C’est ainsi que nous améliorons un geste souvent répété, en rétro-contrôlant le résultat à l’aide des données visuelles. Cependant l’opération est facilitée par le nombre d’étages réduit entre neurones moteurs primaires et espace conscient. Reprogrammer toute la hauteur sur laquelle se perchent nos concepts supérieurs est bien plus difficile. Les connexions sont nombreuses. C’est une structure identitaire —elle tend à se préserver plutôt que se révolutionner.

Le génie: de l’inné et de l’oubli

Nous pouvons comprendre à présent ce qui fait le caractère inné du génie : sa structurale neurale s’organise avec agilité pour traiter les régularités des signaux entrants. Sur ces synthèses stables, les niveaux de complexité s’ajoutent spontanément. Il n’est pas nécessaire que ces réseaux apprennent la solution complexe ; ils la trouvent spontanément. Avantage particulièrement saillant : si l’enseignement officiel comporte un mauvais embranchement, le génie l’évite. Il sait pourquoi c’est une erreur. Il crée lui-même son chemin, tandis que l’élève le reçoit sans pouvoir le remettre en chantier.

Des esprits fort intelligents ne deviennent pas des génies. Pourquoi ? Vous le devinez facilement : ils ont trop appris leurs connaissances. C’est pour cette même raison que les bons mnémonistes ne sont pas forcément créatifs. Ils ont tout appris, tout retenu des solutions complexes. Impossible d’en imaginer une autre. Toute présentation de données semblables fait surgir immédiatement la solution connue, imposante et imposée. Créativité et génie demandent… un peu d’oubli.

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Qu’est-ce que le génie? Cerveau & Psycho n°66, 2014

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