Le wokisme ou le grand retour de l’idéalisme

Abstract: Le wokisme marque le retour en force de l’idéalisme. Grand mouvement de balancier en réponse au déconstructivisme. Mais quelque chose a changé. Ceux qui pratiquent le wokisme ont changé. Nouvelle génération d’individualistes qui ne tentent plus de collectiviser l’idéal mais de l’imposer dans sa version intacte, radicale. Le mouvement de balancier est aussi du soliDaire vers le soliTaire.

La jeune pousse de l’idéalisme

Le wokisme est un mouvement intellectuel démarré dans le centre-gauche américain. Il est dit libéral et progressiste. Entrer dans le ‘wokeness’ est s’éveiller aux grands problèmes de société, se préoccuper de son hygiène morale personnelle. L’éveil n’est pas quelque chose que vous faites, c’est quelque chose que vous êtes. Mais peu à peu, le mouvement est devenu hégémonique et péremptoire. Chaque sujet politique se voit scindé entre les paroles justes des personnes éclairées et les autres, engluées dans l’assoupissement voire l’abrutissement. Il n’est plus réellement nécessaire de confronter les pensées puisque l’une est moralement plus élevée et qu’il devrait suffire de la comprendre pour l’habiter. Aucune « crise de conscience » ne serait plus nécessaire. Les conflits intérieurs sont évités par le fait qu’une seule pensée est ‘pure’ et les autres sont des versions dégradées.

Vous reconnaissez sans peine, dans cette description, l’idéalisme. Le terme ‘wokisme’ en est juste un packaging, inévitable à l’ère où le passé n’intéresse plus face à un futur qui déboule chaque jour avec de spectaculaires nouveautés. L’idéalisme s’est réveillé !! A-t-il pour autant foncièrement changé ?

Un élitisme qui distend la cohésion sociale

L’idéalisme est un élitisme. La pensée tente de s’arracher au chaos aveugle et imperturbable du monde. Elle a besoin de repères éclatants pour infléchir sa course. L’idéal est l’étoile polaire de l’Humain Supérieur, lui permettant de s’arracher à ses instincts primaires, conçus dans la fange évolutive, dans les premiers stades grossiers de la vie. L’idéal est une émancipation spirituelle. Or aujourd’hui ce dont l’esprit a besoin de s’extraire, c’est du bien-pensant, des routines sociales et politiques qui mènent le monde à sa perte. L’idéalisme se réveille dans un contexte de catastrophisme ambiant. Souvenons-nous que la dernière fois qu’il l’a fait, deux guerres mondiales destructrices ont suivi. La liberté se paye au prix fort. L’idéal semble pourtant quelque chose d’universel. Pourquoi alors déclenche-t-il des confrontations aussi dramatiques ?

La vérité armée

Le wokisme offre à l’idéalisme des outils d’inquisition modernes et efficaces. Il tire parti de la technologie des réseaux pour encourager une surveillance mutuelle et traquer le plus petit écart par rapport au but fixé. Et punir. La “vérité armée” est en embuscade, survole toutes les conversations. Les séides de l’idéal woke sont des cerbères qui parcourent les groupes de discussion et ramènent leurs signalements, les soumettant aux gourous du mouvement. L’idéal est rendu plus éclatant par un durcissement constant des commentaires, tant qu’il ne s’est pas répandu partout. S’il stagne c’est qu’il est trop mou. Dans la société du spectacle la concurrence est dure. Votre vérité doit frapper, capter ces regards papillotants et incapables de se concentrer longtemps. Il faut matraquer, regarnir chaque jour la scène de l’idéal avec des pétards toujours plus intimidants.

Volontiers révoltés par l’inertie des cibles, le wokiste en rajoute, trafique et caricature, pique les infos des opinions adverses pour les travestir et les intégrer à son patchwork. Il a compris que pour rendre le monde conforme à sa volonté, c’est le monde qu’il faut truquer et non les volontés des autres, trop promptes à se rebeller. Avec le wokisme, l’idéalisme a oscillé du meilleur au pire, passant de l’évasion spirituelle hors d’un monde figé au totalitarisme le plus abject que l’on puisse exercer sur le monde pour le travestir.

Le Bal des Travestis

Conscient des critiques, le wokisme s’étend à présent en masquant son coeur ardent derrière une bouille plus ronde et avenante. L’ère des sectes radicales et du prosélytisme agressif est sans doute déjà en train de s’estomper, après un pic marqué par le trumpisme, meToo et l’encouragement au suicide pour sauver Gaïa. Aujourd’hui les groupes font la promotion des frontières de l’idéal davantage que de sa pureté. Ils travaillent sur les connexions avec la réalité existante. Les termes les plus symboliques sont remplacés par des périphériques. Fini les droits fondamentaux, parlons d’antiracisme ; fini le communautarisme, parlons d’intersectionnalité ; fini l’égalité, parlons d’équité.

Mais l’intolérance au coeur de l’idéalisme a-t-elle évolué ? L’idéal reste foncièrement hostile à ce qui est susceptible de le dénaturer. L’idéaliste en veut souvent davantage à celui qui veut l’infléchir diplomatiquement qu’à l’ennemi déclaré. Avec l’ennemi les choses sont claires, le contentieux est franc. Tandis qu’avec un médiateur l’issue sera bâtarde, l’idéal toujours faussé. L’idéaliste se désespère moins de voir gagner l’idéal contraire. Ce succès sera probablement temporaire. Le radicalisme de l’autre sera sa faiblesse. Il existe encore une chance d’imposer la pureté de son propre idéal. Tandis qu’un compromis semble parti pour durer. La révolution n’aura jamais lieu.

L’intolérance tolérable

L’intolérance devient qualité quand l’idéal est moralement juste. Aucune compromission possible sur le racisme brut, les droits élémentaires de l’humain, l’égalité des citoyens et des sexes, etc… Mais la glissade est rapide vers la discrimination positive raciale ou sexiste, la protection des emmerdeurs professionnels et des asociaux. Il n’existe pas d’idéal dans ce monde… hors de nos schémas mentaux. Comment, alors, se référer aux idéaux justes sans se faire dévorer par eux ?

Quelque chose a changé

Les observateurs du mouvement woke concluent tous que quelque chose a changé. Ce n’est plus le même wokisme qu’il y a une décennie. Les petits lanceurs d’alerte idéalistes et “artisanaux” ont été remplacés par des professionnels de la scandalisation, aux émissions bien rodées entourées d’un marketing ciblé. La ‘massification’ du wokisme l’a dilué et dénaturé. Il est devenu un outil politique comme les autres, manipulé par des individus plus ou moins bien intentionnés, d’autant plus sincères, dangereux et excités qu’ils sont mythomanes.

Mais alors, quelle valeur reste-t-il à la notion d’alerte quand elle est devenu un bien de consommation courante de la société du spectacle ? Le désolant effet secondaire du wokisme est que nous ne prêtons plus d’attention particulière à une alerte majeure. Elles le sont toutes ! Fast food du scandale où les neurones deviennent obèses de sa surconsommation permanente et indifférents à sa qualité. L’âge de la retraite mobilise davantage que le sort d’une population sous les bombes. « Les grandes douleurs sont (bien trop) muettes », dit Denys de Béchillon, parce qu’elles sont noyées sous un déluge de petites, créées par l’injonction qu’il faut s’éveiller à toutes ses causes de mal-être, les rendre publiques, exister par elles… Le wokisme nous a transformés en population de chouineurs.

Chouineur, moi?

Mon article est-il réac, un retour à l’élitisme intellectuel conservateur, qui veut empêcher les autres de penser ? Qui affirme que telle cause est plus importante ? Qui projette ainsi ses choix sur les autres ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, chacun, classer les idéaux prioritaires dans notre petite tête ? La critique du wokisme vient en effet plutôt de l’élite intellectuelle, tandis que les gourous du wokisme ont un pedigree moins riche, une formation souvent autodidacte, avec des suiveurs profanes mais ravis d’embarquer dans le train de ‘ceux qui savent’. Alors, le wokisme, c’est la lutte des classes ?

Je précise “élite intellectuelle” : N’intervient ni le lieu de naissance, ni le diplôme, ni l’âge ou le sexe, mais l’intelligence générale oui assurément. L’intelligence générale ou facteur G n’est pas celle du spécialiste —nous avons tous d’excellentes intelligences spécialisées sur les sujets que nous avons à traiter tous les jours. Le facteur G est au contraire la capacité à comprendre et organiser des informations dans un domaine où nous sommes encore novices. Elle se révèle dans la vitesse d’apprentissage, dans l’aptitude à intervenir brillamment sur une grande variété de problèmes, proposer des solutions inédites, débloquer des impasses.

SoliDariser notre intelligence

Une bonne intelligence générale est par définition éclectique. Elle collectivise toutes les informations au lieu de les compartimenter comme le fait l’idéalisme. La différence entre l’intelligence du wokiste et celle de l’érudit est radicale : la première est entièrement dédiée à l’idéal tandis que la seconde ne peut s’y limiter —encore une résurgence du principe fondamental T<>D1Toute chose émane d’un conflit entre individuation et collectivisation. Entre “Je suis” et “appartenir à”. Entre le T de soliTaire et le D de soliDaire : intelligence soliTaire versus soliDaire.

Il ne s’agit donc pas d’une lutte de classes mais bien d’un côté l’idéal luttant pour s’étendre au sein du collectif, sans changer son caractère individué, tandis qu’en face l’élite des penseurs tente de le collectiviser, de le rendre vraiment soliDaire. Choisir son camp est une tension dynamique entre le soi identitaire et collectif. Si je fais trop entrer l’idéal dans mon identité je deviens lui, et je ne pourrais plus me collectiviser. Il élève des murailles trop hautes. Si aucune de mes intelligences n’est spécialisée dans ce domaine précis, mieux vaut faire confiance à une bonne intelligence générale plutôt qu’au gourou. C’est le rôle essentiel tenu par les journalistes, les philosophes et les penseurs de la complexité.

Et la personnalité du wokiste?

Moins souvent convoqués, les psychologues sont tout aussi nécessaires. Nous déballons le discours wokiste et le savourons, mais qui l’a livré ? Quelle recette ? Nous n’avons pas eu accès à la cuisine. Le discoureur a-t-il utilisé des ingrédients de bonne qualité ? Connaître la personnalité du chef est essentiel. Mais nous craignons presque d’y entrer. En s’identifiant à lui, les critiques qui le concernent pourraient s’appliquer à nous aussi…

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Of Course You Know What « Woke » Means, Freddie deBoer, 2023

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