Abstract: Les manières de théoriser la relation entre matière et esprit se divisent en trois grandes ères : incompatibilité, assimilation, coïncidence. La troisième démarre aujourd’hui.
Sommaire
1ère ère: incompatibilité
Le contraste insoluble entre matériel et spirituel est une évidence reconnue depuis l’aube de l’humanité. Les approches utilisées pendant la première ère, jusqu’au milieu du XXè siècle, sont les monismes réducteurs et le dualisme.
Monismes réducteurs : les religions, qui font de l’humain et de la matière les émanations du divin. Monismes d’identification à la divinité. Mais il faut inclure aussi dans ces visions réductrices le scientisme du début du XXè, monisme inversé au précédent : l’esprit serait un épiphénomène de la matière et des lois fondamentales la dirigeant. La proximité de ces deux monismes est étonnante ; seul le principe directeur change de visage : impersonnel pour la science, humaniste pour la religion.
En cette ère le dualisme est la seule issue possible pour les penseurs éclectiques. Désirant inclure tous les phénomènes, ils refusent la facilité du réductionnisme. Le dualisme n’est pas déclaré comme une solution. Il permet au contraire d’avouer son impuissance face à l’incompatibilité manifeste entre matière et esprit. Ne disposant d’aucune explication satisfaisante, gardons-les nettement séparés.
2ème ère: assimilation
Cette ère s’enchaîne à la précédente au milieu du XXème. Les idéalistes de la matière et de l’esprit tentent d’assimiler plus complètement l’autre aspect de la réalité. Naissent d’une part des théories holistes non religieuses, qui font du matériel infiniment divisible un aspect du Tout. Panpsychisme. Tandis que les scientistes font de même en sens inverse : les neurosciences réintègrent le mental dans la matière. Il est assimilé sans qu’on lui dénigre ses intentions, mais ce sont des illusions, un simple aspect de la matière neurale.
Une troisième voie apparaît chez quelques scientifiques, marginaux au XXè, Bertalanffy, Brillouin, Koestler, Le Moigne, Kauffman, Morin, Maturana : c’est la reconnaissance de la complexité. Mais cette dimension, par essence transdisciplinaire, n’est pas l’objet d’une recherche vraiment organisée. Ironique pour une spécialité dont le sujet est l’organisation ? La complexité est traitée elle aussi comme un simple aspect de la matière par le courant scientifique dominant, nettement réductionniste.
L’école platiste
L’école platiste enfonce le clou, aujourd’hui, en cette fin de 2ème ère. Ultime résurgence du réductionnisme, elle considère la complexité comme une propriété intrinsèque aux mécanismes de la réalité. La réalité en soi est une, et la complexité n’est que celle de ses aspects (Piccinini, que nous relirons plus loin). Il n’existe pas de dimension complexe à théoriser indépendamment, pas plus qu’il n’était nécessaire auparavant de théoriser les épiphénomènes.
Un conflit pourrait survenir entre les platistes, car il existe des théories platistes pour différents niveaux de réalité, une pour l’origine fondamentale de la matière, une pour l’esprit aplati sur les neurones (Chater). Mises ensemble, elles recréent la dimension complexe qu’elles souhaitent éliminer. Gênant…
3ème ère: coïncidence
Vous tombez bien, elle commence ce matin ! Enfin, le train des voyageurs est déjà bien bondé. Par la majorité de nos congénères en fait. Ils sont équipés d’un corps et d’un esprit, ont besoin des deux et n’ont pas envie qu’on les débarrasse de l’un ou l’autre. Beaucoup de scientifiques, et bien sûr les philosophes, sont montés à bord. Héritiers de l’éclectisme et de sa méfiance envers le réductionnisme. Pourquoi enfermer sa pensée dans la matière, ou dans un pur idéal spirituel ?
Vous relirez avec profit ces défricheurs de la complexité que j’ai cités, dont la pensée reste vivace. Mais il faut prolonger leur oeuvre, installer la complexité comme dimension fondamentale, afin de n’en dévaloriser aucun aspect. Positionner les objets du réel et du spirituel dans la dimension complexe permet de les affermir, les concrétiser, les compléter. Ils coïncident. C’est l’oeuvre entreprise sur ce blog. Vous deviendrez familier de ses bases à l’aide des articles de la rubrique ‘fondamental’.
Je termine cet historique de la recherche esprit/matière par une plongée courte mais plus avancée dans le platisme, montrant qu’il s’agit d’un idéalisme scientifique et non d’une réflexion universelle. Enfin nous visiterons la Chapelle de l’Humanité, créée par Auguste Comte, grand promoteur du scientisme, en compagnie du philosophe Michel Eltchaninoff.
Au coeur du platisme
Pour Piccinini, le réel en soi est moniste et inaccessible. Nous ne pouvons en saisir que des aspects, propriétés du réel en soi se manifestant selon le contexte. Piccinini prend bien sûr en compte la complexité. Ses ‘aspects’ sont des poupées russes à l’envers : chaque saut de complexité est contenu à l’intérieur des aspects précédents, n’est pas un ajout mais un retranchement. Comment tous les aspects sont-ils présents au départ dans le réel en soi, ce bloc moniste ? Le platisme balaye le problème dans l’inaccessibilité du réel en soi et dans la déification des mathématiques.
L’alternative au platisme
Une position plus exhaustive est celle-ci: La réalité en soi n’est pas accessible, ni en tant qu’expérience —nous ne pouvons éprouver l’être d’un photon—, ni en tant que constitution fondamentale —elle ne peut être représentée que par un modèle. Cela n’en fait pas un inconnu entièrement inaccessible —c’est l’idée découlant du fait que nous ne pourrions que la représenter. Car nos représentations font partie du ‘bloc’ Réalité en soi. Notre propre expérience d’être est une inclusion, un indice sur le bloc. Nous ne sommes pas des “extra-réels” équipés d’une spationef et naviguant dans un espace autour de la réalité. Nous sommes dedans, équipés d’outils épistémiques générés par cette réalité. Nous en sommes à la frontière de son expansion, si elle n’est pas déjà totalement déterminée.
Les idéalistes n’étendent pas leur esprit, ils s’en amputent
Cette idée fausse que l’esprit serait ‘extra-réel’ correspond à l’idéalisme scientiste. En évacuant du modèle l’esprit qui l’a conçu, en écartant cette causalité, le scientiste crée fondamentalement un dualisme et non une vision moniste du réel, comme le ferait supposer l’idée de l’univers-bloc. Occultant son esprit, le platiste devient le bloc, il en est partie intégrante. Mais contrairement à la position précédente, il a laissé de côté ses impressions, sa conscience, ses intentions. Il n’est plus individué dans cet univers-bloc. Il est simple émanation d’équations fondamentales, et ses impressions sont des illusions, un aspect du bloc. Un aspect pour qui, au final ? C’est bien là que la platiste recrée un observateur ‘extra-réel’, quelque chose à qui les aspects apparaîtraient.
Sur ce point l’idéaliste scientiste diffère des idéalistes mystiques. Le platiste cherche à dissimuler son esprit, tandis que pour le mystique, l’espace ‘extra-réel’ est un univers authentique, accepté, peuplé, idéalisé quand il est débarrassé des vices et des conflits.
Ainsi le platiste est trop englué dans le bloc du réel, le mystique en est trop détaché. Les deux y perdent une partie de leur esprit, incapable de s’insérer dans une réalité moniste.
Si ce qui désigne des illusions est une autre illusion, “ce qui pense” pour le platiste ou “ce qui fait penser” pour le mystique, qu’est-ce que nous désignons ainsi, finalement ?
La Chapelle de l’Humanité
Les jeunes scientistes devraient visiter la Chapelle de l’Humanité, temple parisien créé par Auguste Comte, ce philosophe du début du XIXè siècle qui prônait une stricte obédience aux principes scientifiques. Polytechnicien, il expliquait dans le Cours de philosophie positive que nous nous sommes fourvoyés dans des considérations théologiques et métaphysiques du monde. La véritable approche rationnelle n’a nul besoin de chercher l’origine des choses ; elle doit se concentrer sur les lois qui les régissent. Remplacer le ‘pourquoi’ enfantin par le ‘comment’ du savant et de l’ingénieur.
En déambulant devant les bustes de personnages célèbres, les stèles ornées de maximes morales, et s’arrêtant devant le reliquaire qui abrite le Catéchisme positiviste de Comte, Michel Eltchaninoff se demande : Pourquoi un tel chantre du scientisme a-t-il donné naissance à ce culte crypto-religieux ? Délire causé par la disparition de Clotilde de Vaux, son amour platonique ? Ou perception plus profonde que l’inscription de tous les phénomènes dans une chaîne rationnelle ne répond pas à toutes les questions, et constitue elle aussi une simple croyance ?
Compléter son existence
Cette prise de conscience vient avec le temps chez les platistes. Le pur scientisme finit par apparaître limité, une simple croyance, un objet mental dur et inhumain qu’il faut mettre dans un couffin plus tendre pour ne pas s’écorcher l’esprit à l’utiliser en toutes circonstances.
Il faut souhaiter aux platistes et autres réducteurs de pression mentale qu’ils mûrissent et découvrent le double regard, évitant ainsi, sans se renier, de passer à côté d’une moitié de leur existence.
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