Abstract: Neurocognitive Mechanisms (2020), de Gualtiero Piccinini, est un ouvrage autant philosophique que neuroscientifique, cherchant à fonder la cognition et ses phénomènes dans une théorie neurocomputationnelle complète. Mais le traitement philosophique est erroné. L’introduction d’« aspects » d’un niveau unique de réalité introduit aussi quelque chose qui regarde indépendamment de ce niveau unique. Nous retombons sur un dualisme inexpliqué. Une alternative est proposée.
Sommaire
- 0.1 Neurocognitive Mechanisms
- 0.2 La cognition multi-niveaux
- 0.3 Composition et réalisation
- 0.4 Le puzzle de l’exclusion causale
- 0.5 Causalité double pour un double regard
- 0.6 Contre les réductionnismes
- 0.7 Contre l’anti-réductionnisme aussi
- 0.8 Un seul niveau pour les diriger tous!
- 0.9 Une différence subtile
- 0.10 Catégoricalisme vs dispositionnalisme
- 0.11 L’école platiste
- 0.12 L’influence de la théorie des ensembles
- 0.13 Temps gelé… à quel niveau?
- 0.14 La statue en bronze
- 0.15 Ontologie égalitaire des niveaux
- 0.16 La voie platiste
- 0.17 Représentation et organisation de la représentation
- 0.18 Du relief avec Surimposium
- 1 Un excellent travail ontologique
Neurocognitive Mechanisms
Les théories générales de la réalité incluant l’esprit sont rares. Toutes sont réductrices plutôt qu’universelles, parce que d’obédience scientiste, philosophique ou religieuse. Aucune ne réalise la synthèse de nos outils épistémiques. Les tentatives les plus réussies sont celles des auteurs pluridisciplinaires. C’est le cas de Gualtiero Piccinini, aussi versé dans la philosophie de l’esprit que les neurosciences. À la recherche d’essais à comparer avec Surimposium, j’ai découvert récemment son Neurocognitive Mechanisms, Explaining Biological Cognition, paru la même année, en 2020. Le titre ne fait pas honneur aux ambitions de Piccinini. C’est bien davantage qu’un livre de neuroscience, avec en particulier un premier chapitre qui propose une nouvelle solution à la controverse philosophique entre réductionnistes et émergentistes.
La cognition multi-niveaux
« La cognition est expliquée par des mécanismes neurocognitifs à plusieurs niveaux ».
L’introduction me provoque la plus grande excitation. Cette profession de foi est exactement celle de Stratium, partie de Surimposium consacrée au mental. Stratium, contraction de ‘strates’ et ‘atrium’, représente le mental comme un édifice de services neuraux hiérarchisés et intégrés, avec des passerelles à chaque étage. Bien que les neurosciences soient séduites par le “multi-niveaux”, elles sont encore très concentrées sur l’analyse horizontale, géographique, du fonctionnement cérébral.
Piccinini installe les rôles de la science et de la métaphysique :
« Trier ce qui existe, quelles sont les propriétés des objets et comment ils sont liés est l’affaire de la science. Trier quelles sortes d’objets existent ainsi que quelles sortes de propriétés et de relations ils ont est l’affaire de la métaphysique. »
Le texte ébauche une différence entre le regard ontologique de la science et le regard téléologique de la métaphysique. Mais Piccinini se contente de tenir science et métaphysique comme deux outils épistémiques, sans se préoccuper de leur genèse et de la façon de les coordonner. Il manque le formalisme du double regard, qui fait apparaître toute chose comme constitution et phénomène, qui oblige à faire coïncider ontologie et téléologie.
Composition et réalisation
« J’utiliserai le terme ‘composition’ pour la relation entre les touts et leurs parties : les parties composent un tout ; un tout se décompose en ses parties. J’utiliserai le terme ‘réalisation’ pour la relation entre les propriétés d’un tout et les propriétés de ses parties prises collectivement, ou entre ses parties prises collectivement et toutes les parties des parties prises collectivement : les propriétés de niveau supérieur sont réalisées par des propriétés de niveau inférieur; les propriétés de niveau inférieur réalisent des propriétés de niveau supérieur. »
Les deux directions du regard sont bien présentes mais leur vocabulaire n’est pas rendu indépendant par Piccinini. Il le donne à la direction ontologique : tout vient des composants. Pour rendre valide le double regard, il faut dire : « un tout se voit décomposé en ses parties » et « les propriétés de niveau supérieur se voient réalisées par celles de niveau inférieur ». Impossible sinon de comprendre l’aspect phénoménal. Le phénomène apparaît à quelque chose d’au moins aussi complexe qui le regarde, pas aux composants.
« La composition et la réalisation sont toutes deux asymétriques, irréflexives et transitives. Toutes deux sont des relations de nécessité métaphysique synchrone : une fois que vous avez les parties avec leurs propriétés et leurs relations, vous avez nécessairement le tout avec ses propriétés et ses relations. Nécessité n’implique pas dépendance ! »
Piccinini met en place le principe d’indépendance relative entre propriétés des parties et du tout. Le tout implique nécessairement ses parties mais n’en est pas dépendant. L’explication trouvée par Piccinini à cette indépendance relative —des aspects d’un niveau unique de réalité qui se révèlent selon le contexte— est particulièrement originale. Avant d’en arriver là, il pose ses bases fondamentales en traitant le sujet de l’exclusion causale. Il le fait malheureusement avec une philosophie dépassée. Cette mauvaise entame sur la complexité le fait basculer dans le camp réductionniste, bien qu’il s’en défende. Mais voyons d’abord sa présentation de l’exclusion causale :
Le puzzle de l’exclusion causale
« Le cerveau (brain B) est composé d’une foule de neurones […] que j’appellerai collectivement NN. […] L’état cérébral SB et l’état neuronal SNN [sont] tels que SNN réalise SB. Considérons une action volontaire E effectuée par un organisme, et considérons deux affirmations causales :
SB cause E
SNN cause E
Lorsque nous faisons ce type d’affirmation causale, nous supposons généralement que chaque cause est suffisante pour l’effet dans les conditions pertinentes. C’est-à-dire que si SB provoque E, alors l’occurrence de SB suffit, à elle seule, à provoquer E. De même, si SNN provoque E, l’occurrence de SNN suffit, à elle seule, à provoquer E. L’énigme de l’exclusion causale surgit parce que si SNN est déjà suffisant pour provoquer E, il semble que SB n’ait plus rien à faire. […] Le problème se généralise. J’ai choisi des neurones et des cerveaux parmi de nombreux autres niveaux que j’aurais pu choisir. Le même puzzle peut être exécuté avec des systèmes neuronaux, des réseaux neuronaux, des molécules, des atomes, etc, sans parler d’organismes entiers. C’est l’énigme de l’exclusion causale : si n’importe quel niveau suffit, à lui seul, à provoquer un effet tel que E, alors les autres niveaux semblent soit superflus, soit identiques au seul niveau causalement efficace. »
Bizarrement Piccinini renonce à son idée de ‘nécessité sans dépendance’ entre tout et parties. Il épouse le point de vue de Kim (1998, 2005) qui édicte au contraire une dépendance stricte entre les causalités du tout et des parties. Dans un domaine en remaniement constant tel que la complexité, 20 ans c’est beaucoup. Le puzzle devient mal posé. Pourquoi ?
Acceptons de prendre « l’action volontaire E » comme évènement singulier. C’est en fait une composition de deux regards : dans E il y a ‘action’ et ‘volonté’. Dans la relation causale, ’action’ peut être compris avec NN, les neurones ; mais ‘volonté’ ne peut être compris qu’avec B, le cerveau / le tout.
Positionnons-nous au niveau des neurones moteurs, NNM partie de NN qui exécute l’action. Ils reçoivent un schéma de signaux spécifiques et renvoient leur propre signal codé. Ils “causent” l’action physique. Mais ils ne sont pas cause du schéma directeur. Ni de l’identification de l’action par d’autres neurones. Il existe une organisation hiérarchique au sein de NN qui rend parfaitement grossier et inacceptable de dire « SNN cause E ». C’est assimiler NN à une boîte noire… sans le dire. Alors qu’en parlant du tout B, du cerveau, nous admettons implicitement cette assimilation et ses limites en matière de causalité : B cause fusionnellement, en tant que tout représentant la complexité de NN, l’action volontaire E.
Causalité double pour un double regard
Il est essentiel de différencier les deux regards. Pour l’ontologique, celui des neurones en interaction, il existe une chaîne de causalité suffisante pour expliquer l’excitation de neurones par d’autres. Causalité ontologique, aveugle aux phénomènes produit par cette activité. Aucun E n’est nommé. Pour le regard téléologique il existe une causalité à partir du résultat E. Causalité téléologique. E est observé en tant que phénomène.
Autrement dit il faut à la fois « SNN cause E (Excitation neurale) » et « SB cause E (Evènement volontaire) » pour compléter la causalité de E. Le puzzle de l’exclusion causale est faussé par le postulat que si la réalité est ‘une’, la causalité de chacun de ses évènements est ‘une’ aussi. Non. Notre esprit se détache de la réalité, produit une causalité de l’autre extrémité de sa dimension complexe, qui n’est pas ontologique. Le postulat réducteur étant déjà présent dans la causalité utilisée par Kim, sa réflexion conduit forcément à une conclusion réductrice.
Contre les réductionnismes
Pourtant Piccinini ne se présente pas comme réductionniste. Il poursuit au contraire par une critique pointilleuse des deux réductionnismes attachés à chaque regard isolé : l’ontologique qui est le matérialisme —tout vient des quantons— et le téléologique qui est l’idéalisme —tout vient de l’univers entier—.
« [l’idéalisme] partage avec l’atomisme le problème que choisir n’importe quel niveau comme base de réduction semble arbitraire. Mis à part l’énigme de l’exclusion causale, on ne sait pas pourquoi un niveau devrait être plus ontologiquement fondamental qu’un autre. Et l’énigme de l’exclusion causale est entièrement neutre pour quel niveau est le plus fondamental. Cela pourrait être l’univers entier, le niveau des fermions et des bosons, le niveau des cerveaux et autres objets de taille moyenne, le niveau des molécules ou n’importe quel niveau intermédiaire. »
Piccinini renvoie dos à dos idéalisme et matérialisme. Préoccupé de respecter l’importance de chaque discipline scientifique, il refuse même de définir la moindre priorité causale à un niveau de réalité. Ce qui est excessif. C’est refuser aussi de tenir compte de la direction causale que nous éprouvons à propos du monde —il va du simple vers le complexe. C’est aussi refuser l’Histoire de la connaissance, faite d’un succès franc de la science ontologique, opposé au holisme improductif de l’idéalisme.
Contre l’anti-réductionnisme aussi
Le procès des deux réductionnismes est suivi de celui de l’anti-réductionnisme. Ici la condamnation de Piccinini est sans appel : la notion d’émergence forte ne tient pas debout, dit-il :
« Il est insoutenablement mystérieux qu’après l’organisation d’une pluralité d’objets, le tout puisse posséder des pouvoirs causaux qui manquent aux parties organisées prises collectivement. C’est pourtant ce que prétendent les émergentistes forts. Inutile de dire que personne n’a été en mesure de comprendre comment cela pourrait être —comment une propriété de niveau supérieur pourrait éventuellement doter un objet de pouvoirs causaux dont ses réalisateurs de niveau inférieur, considérés collectivement en même temps, manquent. Ou, si un émergentiste fort devait nier que les propriétés de niveau supérieur sont entièrement réalisées par celles de niveau inférieur, personne n’a été en mesure de comprendre d’où vient la partie non réalisée de la propriété, ou comment elle se rapporte aux propriétés des parties de l’objet. »
À nouveau il est incompréhensible que Piccinini, après avoir émis l’idée d’indépendance relative entre les niveaux de réalité, revienne à un réductionnisme aussi sommaire. L’émergence forte n’a rien “d’insoutenablement mystérieux”. Elle repose sur un constat simple : une multitude d’états du niveau inférieur peuvent produire une propriété stable, uniforme, du tout. C’est-à-dire que le tout est reconnu en tant qu’élément unique, par des entités capables d’interagir avec lui, simultanément au fait que ses parties forment une foule d’ensembles différents. Une multitude devient « un ». Le tout fusionne, ou approxime, toutes ses variétés possibles de constitution.
Bien sûr en utilisant un regard réductionniste il est impossible de saisir la différence, puisque le tout est réductible à l’ensemble de ses parties (pour la réduction ontologique) ou les parties sont réductibles au tout (pour la réduction idéaliste). Mais l’anti-réductionnisme, justement, est refuser ces deux types de réduction. Former un tout entraîne un retournement du regard. Un changement frénétique de l’état des parties (vu par elles) ne modifie en rien l’état du tout (vu par les autres touts).
L’argument de réalisation multiple, décrit par Piccinini comme le plus employé par les anti-réductionnistes, est une simple conséquence de l’indépendance relative des niveaux. Ce n’est pas un argument pour l’émergence forte, car elle n’en a pas besoin. L’émergence forte est bien un saut d’organisation de la réalité car s’il est possible de dire à quel tout mène un ensemble des parties, a contrario il est impossible de dire quel est l’ensemble des parties à partir du tout. Le niveau supérieur “enterre” le niveau inférieur sous son approximation. C’est une “marche” de la dimension complexe.
Un seul niveau pour les diriger tous!
Mais alors, si Piccinini pourfend l’anti-réductionnisme après avoir pointé les carences des deux réductionnismes, que lui reste-t-il pour édifier sa théorie de la réalité ? Eh bien il va revenir au bon vieux dualisme, avec nos pensées virtuelles d’un côté, la réalité concrète de l’autre. Pour débarrasser la réalité de ses complications, il la ramène à un seul niveau authentique, le reste étant repoussé dans notre mental :
« Pour sortir du marasme réductionnisme vs anti-réductionnisme, il est tentant de se débarrasser complètement de plusieurs niveaux. Si nous n’avions pas plusieurs niveaux, nous n’aurions pas à nous soucier de savoir lequel est fondamental et lesquels ne le sont pas. […] Les niveaux multiples pourraient être une caractéristique de nos pensées et de nos descriptions, pas la réalité. S’il n’y a pas de multiples niveaux d’être —pas de couches d’objets se tenant dans des relations de composition, pas de couches de propriétés se réalisant les unes les autres— la question suivante est de savoir à quoi se réfère notre discours ; ce qui le rend vrai ou faux. La réponse la plus simple est qu’il existe, en fait, des objets et des propriétés dans le monde. Ils ne sont tout simplement pas organisés en plusieurs niveaux de composition et de réalisation. Ils forment un seul niveau authentique ».
Réductionnisme radical dont Piccinini veut s’extraire par une pirouette : les niveaux de réalité sont parfaitement sauvegardés dans le mental. Ce n’est que dans le réel concret qu’ils disparaissent complètement, effaçant aussi le problème d’un niveau fondamental :
Une différence subtile
« Cette image à un seul niveau ressemble un peu à du réductionnisme, mais il y a une différence subtile. Le réductionnisme conserve de nombreux niveaux comme réels, alors que l’image à un seul niveau les élimine. Le réductionnisme prétend qu’il existe de multiples niveaux authentiques de réalité : notre discours sur les neurones, les cerveaux, etc, et leurs propriétés se réfèrent à des choses réelles —c’est juste qu’ils se réduisent tous à un seul niveau fondamental. En revanche, la vision à un seul niveau prétend qu’il n’y a pas du tout de niveaux multiples —pas de véritables neurones, cerveaux et propriétés de niveau supérieur : notre discours sur de telles choses n’est qu’un raccourci pour parler de choses au seul et unique niveau authentique. »
Désormais Piccinini loge dans l’esprit toute la hiérarchie des niveaux. Il en fait des aspects, propriétaires de nos pensées. Pour introduire cette solution, il aborde la relation entre causalité et niveaux de propriétés :
Catégoricalisme vs dispositionnalisme
« Ce qui compte le plus ici, c’est la relation entre les propriétés et les pouvoirs causaux —les pouvoirs qui permettent aux objets de faire des choses. Il existe deux vues simples.
Le catégoricalisme est l’idée que les propriétés sont des qualités. Les qualités, à leur tour, sont des façons d’être des objets qui, par elles-mêmes, n’incluent aucun pouvoir causal (Lewis 1986; Armstrong 1997). Les exemples paradigmatiques incluent être carré par rapport à rond ou être d’une certaine taille. Pour que les objets fassent des choses, leurs qualités doivent être associées aux lois naturelles. Les objets font ce qu’ils font parce qu’ils obéissent à des lois en vertu des qualités qu’ils possèdent. Si nous pouvions changer les lois, nous changerions le comportement des objets, même si leurs qualités restaient les mêmes. D’après le catégoricalisme, les pouvoirs causaux ne sont donc pas fondamentaux —ils sont des sous-produits de qualités et de lois.
En revanche, le dispositionnalisme est l’idée que les propriétés sont des dispositions ou des pouvoirs causaux (Shoemaker 1980 ; Bird 2007). Les exemples paradigmatiques incluent être soluble ou fragile. Pour faire les choses, tout ce que les objets doivent faire est de posséder des pouvoirs causaux et rencontrer des conditions qui déclenchent les manifestations de leurs pouvoirs. Les lois ne sont pas nécessaires. En fait, les déclarations de loi ne sont que des descriptions de la façon dont les objets se comportent en vertu de leurs pouvoirs causaux. Étant donné le dispositionnalisme, les pouvoirs causaux sont fondamentaux tandis que les lois sont dérivées ».
Cette description est simplement celle des regards ontologique (dispositionnalisme) et téléologique (catégoricalisme) qui sont complémentaires et non contradictoires. En les rendant incompatibles, Piccinini est obligé de choisir entre différentes solutions, illustrées ci-dessous :
De gauche à droite : 1) Causalité identique entre niveaux. 2) Aspect (la causalité exercée par SB est un aspect inclus dans SNN). 3) Émergence faible (causalité de SB en partie indépendante de SNN). 4) Émergence forte (causalité de SB englobant celle de SNN).
L’école platiste
Tout cela, comme le reflète la figure, est extrêmement horizontal et coince la causalité dans la théorie des ensembles : une causalité est incluse ou non incluse dans une autre. La complexité des choses est aplatie. Nous pourrions appeler cette manière de traiter la causalité « l’école platiste du réel ». Mais souvenons-nous que tout formalisme mathématique repose sur des postulats et a ses pendants, fondés sur des postulats contradictoires, et parfois concrétisés à d’autres niveaux de réalité. Ainsi les géométries euclidiennes et non-euclidiennes sont pareillement existentielles. Gardons-nous ainsi d’analyser la causalité avec un outil épistémique moins fondamental qu’elle, tel que la théorie des ensembles.
Malheureusement c’est le chemin pris par Piccinini, ne faisant en cela que suivre de nombreux auteurs :
L’influence de la théorie des ensembles
« La vision des aspects s’inspire dans une certaine mesure de celle dite de sous-ensemble de la réalisation. En gros, la vision du sous-ensemble est que les propriétés sont (ou « accordent » ou « confèrent » aux objets) des ensembles de pouvoirs causaux, et les propriétés de niveau supérieur sont des sous-ensembles des pouvoirs causaux de leurs réalisateurs de niveau inférieur. Des versions de la vision du sous-ensemble ont été défendues par plusieurs auteurs (Wilson 1999, 2010, 2011 ; Shoemaker 2007 ; voir aussi Fales 1990 ; Clapp 2001 ; Polger et Shapiro 2008 ; Watkins 2002 ; Yablo 1992). »
Nous sommes bien en pleine théorie des ensembles. Après le bon début de Piccinini, j’avoue ma profonde déception devant ces gesticulations motivées par l’absence d’outil pour manipuler la dimension complexe, d’où la nécessité de l’effacer. Ce gommage intervient au prix d’une exclusion par l’auteur de son propre esprit. Comment l’inclure en effet dans une réalité faite d’aspects ? Qui ou quoi prend conscience de ces aspects ? Il faut bien qu’il s’agisse de quelque chose d’extérieur au réel. Le difficile problème du phénomène ne peut être réglé ainsi. Il a été balayé dans un espace alternatif. Une frontière infranchissable entre réel et virtuel a été créé. Impossible de définir un aspect, pas plus qu’une illusion, dans un univers moniste. C’est bien ici d’un vrai réductionnisme dont il s’agit.
Temps gelé… à quel niveau?
Ce réductionnisme se poursuit quand Piccinini tente de geler le temps pour trouver une composition synchrone entre les parties et le tout. « L’instant », notion aussi mystérieuse que la causalité, n’est pas ici défini. Alors que sa valeur semble abyssalement différente entre l’instant quantique et l’instant d’une synchronisation neurale, Piccinini l’aplatit également dans « un » instant commun à tous les niveaux. Certes la réflexion en est simplifiée, au prix d’être à contre-courant des disciplines de la complexité, qui rend aux éléments en interaction la propriété des règles suivies par le système, y compris son temps élémentaire. Plus embêtant, c’est aussi à contre-courant du temps phénoménal, la même abysse séparant celui de notre esprit de celui des quantons.
Pour effacer le problème de l’identité entre niveaux de réalité d’une chose, Piccinini utilise les invariants, et prend l’exemple d’une statue :
La statue en bronze
« Prenons l’exemple classique de la statue et de la masse de bronze qui la constitue. Sont-ils un objet ou deux ? Étant donné qu’ils occupent le même espace, il semble n’y avoir qu’un seul objet. Mais supposons que la masse de bronze d’origine ait ensuite été moulée en statue. Étant donné que le bronze existait avant de prendre la forme de la statue, il semble y avoir deux objets distincts. Comment choisir? Si l’on recadre la situation en termes d’invariants, la perplexité s’évanouit.
Écraser une statue la détruit ; casser un petit éclat d’une statue ne le fait pas. C’est-à-dire que les statues sont invariantes sous enlèvement d’éclats mais pas sous écrasement. Pourquoi? Parce que casser un petit éclat d’une statue laisse une grande partie de la forme de la statue intacte, tandis que l’écraser la statue efface sa forme. Étant donné que l’une des propriétés que nous utilisons pour identifier et ré-identifier les statues est que leur forme sont (suffisamment) invariantes sous l’enlèvement des copeaux mais pas sous l’écrasement, nous disons qu’avoir (à peu près) une certaine forme est essentiel pour être une statue. C’est pourquoi être une statue est invariant sous l’enlèvement de petits éclats mais pas sous l’écrasement. »
L’exemple est faux. Supposons que nous enlevions un éclat après l’autre de la statue, jusqu’à sa disparition complète. À partir de quel éclat la statue n’en est-elle plus une ? Bien difficile de lever la main. Chaque observateur le fera à un moment différent. L’invariance de la statue est une notion floue, sans rapport avec sa définition physique. En physique l’invariance concerne une propriété simple évaluée dans un contexte précis. Tandis que ‘statue’ est une propriété complexe qui prend des valeurs différentes dans les esprits. Piccinini se fait piéger par l’effacement volontaire de la dimension complexe.
Dès lors comment serait-il possible d’adopter son ‘ontologie égalitaire des niveaux’, qu’il résume ainsi :
Ontologie égalitaire des niveaux
« Ni les touts et leurs propriétés, ni les parties et leurs propriétés ne sont plus fondamentaux. Au lieu de cela, les touts sont des invariants sous certaines transformations de leurs parties, et leurs propriétés sont des aspects de leurs réalisateurs. Cette ontologie égalitaire explique comment plusieurs niveaux sont causalement efficaces sans être redondants. »
Failles critiques : Le tout maintient ses propriétés dans certaines limites des propriétés des parties, et ces limites sont floues ; pas de synchronisation entre les niveaux. Qui ou quoi prend les aspects en compte puisque la réalité n’a plus qu’un seul niveau ontologique ? Comment fonctionne l’univers en l’absence de l’esprit humain pour considérer ces aspects ? Ou bien : comment l’univers matériel se débrouille-t-il seul pour utiliser les aspects dans son organisation ?
La voie platiste
Ces questions sont insolubles avec l’ontologie égalitaire, dont nous sommes exclus. Le fourvoiement “platiste”, que j’appelle aussi “pensée horizontale”, peut se résumer dans les étapes suivantes :
1) La complexité du réel en tant que niveaux hiérarchiques pose des problèmes insolubles, autant pour le réductionnisme ontologique que téléologique.
2) L’anti-réductionnisme semble faire surgir la causalité émergente du néant.
3) Il faut donc se débarrasser de cette complexité, la réduire à un aspect épistémique.
4) Le réel en soi devient monobloc. C’est notre esprit qui sculpte ses niveaux et en fait une hiérarchie, alors qu’en réalité tous les aspects sont dans le bloc.
À vrai dire, Piccinini n’a pas tort de dire que la plupart de nos esprits voient les choses ainsi. La catégorisation conceptuelle de notre espace conscient est bien une organisation horizontale. S’y accumulent une foule de représentations dont la hiérarchie est parfaitement arbitraire. Hiérarchie d’importance plutôt que causale. Les résultats de ligue 1 de football peuvent y être supérieurs aux derniers essais philosophiques et aux expériences scientifiques. Toutes ces images mentales sont juxtaposées et leurs éventuels liens de causalité sont rarement transparents. Ils surgissent de l’inconscient sans être accessibles.
Représentation et organisation de la représentation
C’est pourquoi il est essentiel de ne pas confondre la scène mentale consciente avec l’organisation du mental qui la produit. La scène est horizontale, plate ; l’organisation est hiérarchisée. Si les niveaux de cette hiérarchie ne possèdent pas une existence, et une causalité, au moins relativement indépendante, pourquoi ma conscience ne peut-elle accéder à leurs rouages ? Pourquoi ne puis-je corriger à la perfection un geste raté ?
Cette indépendance relative éprouvée est un dénigrement franc, direct, d’un réel monobloc. Chacun peut faire cette expérience : si je fais partie d’un réel monobloc, je devrais pouvoir m’éprouver sous tous mes aspects, quantique, atomique, moléculaire, cellulaire, inconscient, conscient. Mais je ne peux m’éprouver que dans un seul de ces aspects, le dernier. Et pour quoi ou qui ce phénomène, cette expérience spécifique, apparaît-il, si je suis dans le bloc ? À qui suis-je censé montrer mon âme pour en disposer ?
Du relief avec Surimposium
Surimposium est une théorie anti-platiste. Elle fait de la hiérarchie complexe, au contraire, la dimension fondamentale de la réalité. Les visions ontologique et téléologique s’y insèrent sans se gêner. C’est le double regard : partant de points éloignés dans la dimension complexe, les micromécanismes constituent les choses, le mental les représente. L’identité propre de chaque chose est avérée quand les deux regards coïncident.
Les “points” de la dimension complexe sont des attracteurs autour desquels se forment des stabilités des systèmes. Les systèmes d’éléments en relation établissent leurs propres règles et intriquent leur causalité aux niveaux précédents. Pas de lois fondamentales, pas de cadre universel, seulement un méta-principe reliant les lois et les cadres propres à chaque niveau de réalité. Chaque transition d’un niveau à l’autre est source d’un nouveau phénomène. Nul besoin de l’esprit humain pour que les phénomènes apparaissent. Ils sont déjà reconnus par la matière en elle-même. La particularité de l’esprit humain est une profondeur de traitement par les réseaux neuraux telle qu’elle crée une quantité inouïe de niveaux. Le phénomène formé, la conscience, oscille entre une émergence cotonneuse et cette acuité bluffante quand nous sommes bien réveillés.
Grâce à sa dimension verticale complexe, et ses deux directions causales, Surimposium est une bibliothèque à étagères où se logent les théories existantes sans qu’elles se gênent. La seule chose qu’elles perdent est leur prétention hégémonique. Malheureusement Surimposium, malgré ses 800 pages, comporte beaucoup moins de références à la pensée classique que Neurocognitive Mechanisms, et manque cruellement de lecteurs capables de la comprendre.
Un excellent travail ontologique
Je termine cette lecture de Piccinini de manière nettement plus positiviste. Malgré son fourvoiement conceptuel, Piccinini traite finalement la cognition comme un système hiérarchisé. Avoir réduit les niveaux à des aspects ne l’empêche pas de les prendre en compte dans son approche neuro-computationnelle de la cognition. Piccinini est en phase avec les concepts les plus récents : la computation neurale n’est ni digitale, ni analogique, mais spécifique aux neurones. C’est le résultat de niveaux métaboliques, hormonaux, électrochimiques, associés à des règles de délai, synchronisation, poids synaptiques. Voici les conclusions finales de Piccinini :
1. Il existe de nombreux niveaux d’organisation mécaniste. Les parties composent des touts ; les propriétés des parties réalisent les propriétés des touts.
2. Tous les niveaux sont également réels. Les objets de niveau supérieur sont des invariants sous certaines modifications de leurs parties ; les propriétés des touts sont des aspects de leurs réalisateurs (Chapitre 1).
3. Les propriétés fonctionnelles de niveau supérieur sont souvent multiréalisables, et certaines propriétés multiréalisables sont indépendantes du milieu (chapitre 2).
4. Certains mécanismes, y compris les mécanismes cognitifs et computationnels, ont des fonctions téléologiques, qui sont des contributions régulières aux objectifs des organismes (Chapitre 3).
5. Certaines propriétés sont fonctionnelles, définies en termes d’organisation fonctionnelle d’un mécanisme. Fonctions et structures ne sont pas séparables : elles se contraignent mutuellement (chapitre 4).
6. La théorie computationnelle originale de la cognition stipule que les processus neurocognitifs sont des calculs numériques (chapitre 5).
7. Le calcul numérique est un type de calcul parmi d’autres, y compris, mais sans s’y limiter, le calcul analogique. Le calcul et le traitement de l’information sont des processus mécanistes indépendants du support (chapitre 6).
8. L’explication constitutive est mécaniste (chapitre 7).
9. La cognition est expliquée de manière constitutive en termes de mécanismes neurocognitifs à plusieurs niveaux. C’est le type d’explication que les neurosciences cognitives cherchent à fournir (chapitre 8).
10. Les processus neurocognitifs sont des calculs qui traitent des informations (chapitre 9).
11. La théorie computationnelle de la cognition ne découle pas de la thèse de Church-Turing (chapitre 10).
12. Il n’y a pas d’objections impérieuses à la théorie computationnelle de la cognition (chapitre 11).
13. Les processus neurocognitifs opèrent sur des représentations (Chapitre 12).
14. Les processus neurocognitifs ne sont ni numériques ni analogiques – ils sont une forme sui generis de calcul (Chapitre 13).
15. La conscience peut ou non avoir une nature entièrement fonctionnelle. Même si la conscience a une nature entièrement fonctionnelle, sa nature fonctionnelle peut ne pas être entièrement computationnelle (chapitre 14).
Le travail ontologique de Piccinini est ici remarquable. Il est vraiment dommage qu’il se soit refermé sur cette unique direction du regard, car il manque au final l’explication du phénomène conscience. La théorie computationnelle n’y suffit pas. Il manque ce retournement d’un niveau de réalité sur lui-même lui permettant d’éprouver sa constitution, dans une indépendance qui ne peut en être un simple “aspect”. Car cette impression est ce qu’il y a de plus substantiel dans l’expérience consciente, persistant même la débarrassant de tout contenu, de toute représentation. Il faut élever la hiérarchie complexe et non l’aplatir pour faire apparaître une expérience de cette nature.
Néanmoins je salue l’originalité de la pensée de Gualtiero Piccinini qui réussit une synthèse cohérente d’approches classiquement conflictuelles, à la fois chez les philosophes et les scientifiques. Peut-il en combler les failles ? J’espère son retour sur cette critique qui n’est pas stérile, mais bien fondée sur une alternative.
*
Neurocognitive Mechanisms: Explaining Biological Cognition, sur The Brains Blog, site de l’auteur
Neurocognitive mechanisms, reviewed by Matteo Colombo