Ariane Nicolas revisite la question de Simone de Beauvoir, 70 ans après, dans le contexte houleux de la transidentité de genre. « Une femme, si j’en crois mon expérience propre, je ne sais pas ce que c’est », annonce-t-elle.
La femme volante
Voici les explications d’Ariane : elle sait qu’elle est une femme parce que la société le lui a dit, dans son éducation, les signes identitaires qu’elle s’est vue proposer, les difficultés pour se faire une place comparées aux facilités des garçons. « Quand je rentre dans une pièce, je sais que les gens pensent : ‘Voilà une femme’. Je n’y peux rien. »
Mais « Quand je suis seule, je ne me sens pas femme ». Elle s’éprouve seulement ‘individu’. L’interrogation de genre se manifeste seulement “par effraction”, parce que son corps apparaît dans un miroir, ou quand elle ouvre sa penderie. Ariane rapproche cette expérience de l’hypothèse philosophique de l’homme volant. Avicenne, dans Le Traité de l’âme, imagine un homme flottant dans le cosmos, ne sentant plus du tout son corps, pur esprit. Avicenne veut montrer qu’âme et corps sont distincts et que l’âme est plus réelle en tant que pure substance pensante.
Ariane, coupée du monde, s’éprouve ainsi en “femme volante”. Elle voit l’étiquette femme appliquée par la société comme une peinture sur son être profond. Si cet être s’évade de sa gangue corporelle et de l’image qu’en ont les gens, il devient neutre en matière de genre. Il n’est plus qu’individuation.
Une expérience corticale
Si j’évoque ce texte d’Ariane Nicolas, c’est encore moins qu’elle à propos de la transidentité. J’y vois un remarquable exemple de la séparation radicale que certaines personnes dites “cortiquées” opèrent entre leur expérience corporelle et leur auto-observation. L’épithète ‘cortiqué’ est ici judicieux car les fonctions principales de notre Observateur intérieur sont situées dans le cortex préfrontal. Cette concentration permet effectivement de “s’isoler dans ses pensées”, quelque peu déconnecté du corps et de l’environnement signalé par les entrées sensorielles. Notre esprit vagabonde, peut endosser n’importe quelle identité de rechange, homme, femme, animal, astronaute, super-héros, etc.
L’expérience corporelle disparaît. La pensée devient purement analytique de ce que l’on est, car c’est le rôle de l’Observateur. Il se décale du reste de l’être et le juge. Il se voit vraiment comme ‘pur esprit’, ou âme chez Avicenne, car aucun dérangement corporel ne vient se greffer sur cette sensation. L’Observateur est désincarné.
Mais c’est un Observateur bien peu au fait de la physiologie mentale. On peut le pardonner à Avicenne, philosophe du Moyen-Âge ; c’est plus étonnant chez Ariane Nicolas. Elle veut tendre la main aux transgenres ballotés entre l’identité désirée et officielle en société, en affirmant que l’identité fondamentale n’est pas genrée. Mais ce n’est tenable qu’en réduisant l’esprit à sa superficie et non son coeur. L’identité « profonde » d’Ariane n’est que son identité la plus récente en termes évolutifs. Elle se réduit à ces réseaux neuraux qui transforment le monde en abstraction, plutôt qu’ils ne l’éprouvent.
Une identité-alibi
L’expérience corporelle, en effet, est neutralisée par la solitude. Pas seulement parce les pensées des autres s’éloignent, effaçant les a priori qu’elles véhiculent. Surtout parce notre langage corporel n’est plus actif. Aucune mimique, aucune phéromone, aucun symbole érotique. La sexualité n’est pas éveillée. L’Observateur n’a aucune difficulté à s’éprouver dépourvu de genre. Mais faut-il être fâché à ce point avec son corps pour juger que cet Observateur est entièrement soi ?
En faisant ce genre de réduction sur l’identité de genre, on en fait un alibi. La comprendre demande au contraire de l’étendre à toutes les facettes de notre esprit, des fonctions instinctives aux interactions sociales sophistiquées. L’identité fondamentale n’est pas dans la superficie de l’esprit mais bien dans sa profondeur, ce qui demande d’enquêter là où l’Observateur ne trouve pas des réponses faciles.
L’Observateur s’enrichit de cette recherche étendue à notre histoire personnelle, des définitions féminité/masculinité élargies. Lisez Qu’est-ce que le féminin et le masculin ? De cette manière nous pouvons englober notre environnement social avec le genre plus universel que notre Observateur s’est choisi, au lieu de vainement enfoncer un genre étroit comme un coin entre nous et les autres.
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Ce mode de réflexion est fondé sur Stratium, une théorie de la complexité mentale.
Synthèse SEXE et GENRE