L’immortalité en téléchargeant son esprit

Des Ombres Jaunes immortelles

Avec une technologie capable de progrès exponentiels, le rêve transhumaniste de sauver notre esprit de l’extinction se précise. Les supports numériques ont atteint la densité d’information nécessaire à la copie de celles qu’héberge un cerveau. D’autant qu’il est possible de les compresser. Inutile de relever toute la constitution spatiale du cerveau à la molécule près. La plupart des informations sont redondantes, au plan anatomique et physiologique. La spécificité d’un cerveau, donc de l’esprit généré, tient dans son connectome, c’est-à-dire l’immense graphe formé par les connexions neurales. Alors, le téléchargement n’est-il plus un délire d’auteur de SF ? Pouvons-nous devenir des Ombres Jaunes¹L’Ombre Jaune est le grand méchant affronté par Bob Morane dans une interminable série d’aventures créée par Henri Vernes en 1953. Un méchant difficile à éradiquer : à chaque fois qu’il décédait, son esprit était aussitôt téléchargé dans un clone, réveillé dans une de ses multiples bases secrètes. ?

Avant d’aborder la question technologique, notons que les transhumanistes esquivent les questions psychologiques et philosophiques : Qu’est-ce qu’un “moi” ? Pourquoi veut-il se sauvegarder ? Quelle liberté et quel pouvoir attribuer à ces personnalités téléchargées dans la vie réelle ? Etc. La démarche transhumaniste est celle d’un ego qui ne veut pas disparaître, sans savoir précisément ce qu’il est et en se moquant des conséquences. Nous pourrions dire que c’est un phénomène, une impression d’exister, qui ne veut pas disparaître.

Un duplicata n’est pas la prolongation d’une expérience originelle

Or la question de savoir ce qu’est un “moi” est capitale. Constitutivement c’est un réseau d’information ; phénoménologiquement c’est ce réseau installé sur son support, en l’occurence pour un être humain son corps biologique originel. Un téléchargement de l’information simulera le fonctionnement de l’esprit mais ne produira pas la même expérience mentale. Le Moi ne s’éprouvera pas comme celui d’origine ; il se contentera de penser de la même façon.

Bien sûr comme le nouveau Moi sera incapable de percevoir une différence entre son expérience et celle de l’ancien Moi, l’inconvénient peut sembler mineur à un transhumaniste. Mais il ne réalise pas vraiment que c’est le phénomène en lui qui refuse de disparaître, et non la configuration d’informations auquel il s’assimile. Il ne s’éprouve pas comme une somme d’informations intégrée dans un programme mais comme une fusion. Il est une expérience d’être Moi. Il croit que la sauvegarde numérique va préserver la même expérience. À tort. Seul un clone biologique en serait capable. N’est pas l’Ombre Jaune qui veut.

Erreur sur le sens de la création

Le rêve transhumaniste part ainsi d’une image fausse, tronquée par la technologie, de ce qu’est l’être humain. Parce que la technologie simule, elle ne recrée pas. L’acte de création n’est pas l’expression d’une volonté élaborée, mais l’auto-organisation spontanée de mécanismes sans âme. Un transhumaniste se voit beaucoup trop comme résultat et pas assez comme processus. C’est bien le processus qu’il tente de reproduire grâce au téléchargement, mais il ne comprend pas que le processus téléchargé est un modèle, donc dirigé, alors que son processus à lui est auto-créé, sans supervision. Un téléchargement n’aura pas le libre-arbitre de l’esprit d’origine.

Et en même temps il en aura trop. L’aliénation le guette. Un ego n’existe pas indépendamment de son environnement matériel et social. Songeons au drame des “locked-in minds”, esprits enfermés dans le cerveau après rupture des communications sensorielles. Coupés de leurs relations habituelles, placés dans une solitude radicale, ces esprits s’étiolent rapidement. Si l’on télécharge le vôtre, mieux vaudrait sauvegarder également l’environnement social auquel vous tenez vraiment, ainsi que des stimuli externes aléatoires pour éviter à votre image-disque de devenir une vieille radoteuse enkystée dans ses manières de voir.

Une momie manque de dynamique

Car l’esprit est une dynamique. Quel âge de son Moi le transhumaniste veut-il préserver ? Pour une sauvegarde moins approximative, prévoyez-en au minimum une chaque année. C’est la dynamique elle-même que vous souhaitez préserver ? Mais alors souvenez-vous que l’esprit est un processus inséré au sein d’un plus grand. Il faut étendre drastiquement la sauvegarde.

Ces remarques restent-elles théoriques ou est-on vraiment à l’aube d’un téléchargement possible ? Le philosophe transhumaniste Kenneth Hayworth a donné sa version de la procédure, en 4 étapes-clefs :
1) Momification: préserver l’ensemble du cerveau au décès de l’individu par injection de substances chimiques.
2) Cartographie: découper de fines lamelles du cerveau et enregistrer l’image détaillée des structures cérébrales.
3) Implémentation des données dans un ordinateur déjà doté d’un modèle de simulation du comportement du cerveau (objectif du Human Brain Project, plus ou moins toujours en cours).
4) Téléchargement du modèle personnalisé dans un corps artificiel.

Un duplicata conscient, oui, mais pas pour demain

Les critiques à faire ne manquent pas sur cette partie technologique du projet. Certaines sont vagues et injustifiées, comme par exemple le doute sur la conscience de la personne simulée parce que nous ne savons pas ce qu’est la conscience. Elle n’est pas expliquée certes (sauf pour ceux qui lisent ce blog), mais nous savons qu’elle émerge du fonctionnement cérébral. Si celui-ci est fidèlement reproduit il faut s’attendre avec une certitude élevée à l’apparition d’une conscience, pas d’un phénomène identique au biologique en raison de la différence de support, mais une conscience aussi sophistiquée que la nôtre.

Le principal obstacle technologique de la procédure est à l’étape (3). La réalisation d’un modèle suffisamment précis du cerveau fonctionnel, tenant compte de tous ses niveaux de complexité, de l’humoral jusqu’aux graphes neuraux, est une gageure qui n’est pas près d’être solutionnée. Lorsque quelqu’un pensera l’avoir résolue, qui voudra se lancer ? Qui prendra le risque d’envoyer son esprit dans la prison d’un modèle ? Il s’en trouvera certainement, car les transhumanistes confondent survie et duplication. Dans le premier cas, c’est un authentique instinct de survie qui est à l’oeuvre ; dans le second, c’est une adoration du Moi…

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