Plus l’on vieillit plus le temps s’accélère

Abstract: 3 horloges biologiques et une théorie perceptuelle pour expliquer l’accélération du passage du temps ressentie avec l’âge. De quoi satisfaire les deux regards, le matérialiste et le phénoménologique. Mais il reste à coordonner ces deux approches pour une explication complète.

L’esprit commence sur un tricycle, finit en TGV

Nous faisons tous l’expérience du temps qui défile de plus en plus vite avec l’âge. Les trajets en voiture, les délais entre vacances scolaires, semblaient interminables dans notre enfance, alors qu’à l’âge adulte les années s’enchaînent prestement. Un jour on vient vous fêter vos 50 ans, mais loin d’éprouver une sensation de liesse, vous avez une vague angoisse, celle d’être à bord d’un train à grande vitesse dont il est impossible de descendre. Est-ce parce que le travail et une multitude de routines engorgent votre journée ? C’est l’une des raisons, sans doute ; mais la retraite ne vient pas ralentir le train pour autant. Au contraire, il accélère encore, et les 20 dernières années s’évanouissent, dans un flash fort éloigné de l’impression d’éternité qu’ont laissé les 20 premières.

Quelque soit l’âge où nous sommes interrogés, la réponse est la même : le temps passait plus lentement lorsque nous étions plus jeune. Les ado le disent de leur enfance, les jeunes adultes de leur adolescence, etc. La sensation d’accélération n’attend pas les années pour devenir nette ; elle est présente très tôt. Cela indique que la vitesse n’est pas linéaire —elle serait imperceptible sur quelques années— mais logarithmique : beaucoup plus élevée au début puis amortie progressivement. Cela correspond à notre expérience : les années défilent vite après 60 ans mais guère plus vite les unes que les autres ; alors qu’entre 5 et 10 ans, la période la plus ancienne où remontent nos souvenirs, les changements sont époustouflants. Christian Yates, un spécialiste de modèles bio-mathématiques, la juge équivalente à la période 40-80 ans.

Quelles explications ont été proposées ?

La plus ancienne est la théorie proportionnelle, proposée par Paul Janet en 1877 : lorsque nous vieillissons, chaque année de notre vie devient une plus petite partie de sa durée totale. Un enfant de 10 ans éprouve une année comme 1/10ème de sa vie totale, un adulte de 50 ans l’éprouve comme seulement 1/50ème. En remontant ce principe à l’origine, cela voudrait dire que pour un nourrisson d’1 mois, 1 semaine équivaut à un quart de sa vie. Et à la naissance, ce Big Bang personnel, nous serions dans un temps subjectif tellement ralenti que nous nous sentirions tout simplement éternels !

Cette conclusion peut paraître saugrenue mais attention, pour l’instant nous ne savons pas grand chose de l’origine du temps psychologique. Notons que des conclusions aussi saugrenues en apparence s’appliquent au temps physique objectif. L’intérêt de cette théorie est qu’elle rend compte de l’échelle logarithmique de l’accélération. Mais elle suppose que le temps psychologique est une comparaison permanente entre l’intervalle considéré comme le ‘présent’ (la mémoire à court terme) et la durée totale vécue (la mémoire épisodique). Or le mental fonctionne plutôt séquentiellement : les heures passent, puis les journées… Les souvenirs viennent émailler cette séquence mais ne sont pas présents en permanence.

Le métabolisme devient paresseux

Le déroulé de nos pensées ne semble donc pas contenir l’accélération. Mais il ne s’agit que du processus conscient. Il est probable que le temps psychologique soit une construction inconsciente. C’est bien notre ressenti : nous ne calculons pas ce temps, nous n’y réfléchissons pas ; il est éprouvé intrinsèquement.

Une hypothèse plus biologique attribue l’accélération au ralentissement de la physiologie : la fréquence cardiaque et respiratoire est plus élevée chez l’enfant ; il réagit et se déplace plus vite ; le métabolisme devient plus paresseux avec l’âge. Dans les années 30, le psychologue Hudson Hoagland reliait le temps subjectif à la température corporelle, notant que le temps ralentissait lors d’une fièvre. Or la température de base est légèrement plus élevée chez l’enfant et diminue progressivement avec l’âge. Mais tout cela relève de l’observation et ne fait pas une théorie.

Embouteillage dans la perception

La théorie perceptuelle est plus solide. Elle suppose que le temps psychologique est lié à la quantité d’informations absorbée et traitée par le cerveau. Robert Ornstein le vérifia dans les années 60 : il fait écouter à des étudiants des bandes sonores plus ou moins riches en bruits divers, et leur demande à la fin la durée qu’ils pensent écoulée. Plus la bande est fournie en signaux et plus ceux-ci sont complexes, plus la durée est estimée longue. Or les enfants baignant dans un monde de stimuli sensoriels encore largement inconnus, la nouveauté et la complexité de ces signaux ralentissent considérablement leur temps psychologique. Ceci est corroboré par l’attention que les enfants portent aux détails —déplacements d’insectes, buée sur les vitres, effets de lumière, personnes et bâtiments croisés dans la rue— que les adultes ne notent plus guère. Le monde est beaucoup plus familier à ces derniers.

Mais là encore il s’agit surtout d’observations. Comment la nouveauté et la quantité d’information ralentissent-elles le temps psychologique, intimement ? Serait-ce l’attention qui serait le métronome de ce temps, chaque évènement remarquable en représentant un battement ? Explication trop simple, ne correspondant pas à notre expérience : le temps qui passe est une impression fusionnelle et continue, différente de la discontinuité des évènements.

Trois horloges

Les explications biologiques se sont enrichies de l’apport des neurosciences. Dans les années 90 Warren Meck a suspecté qu’un centre neural, le striatum, battait la mesure pour le cerveau en recueillant des informations sur la durée de synchronisation des autres réseaux, grâce à sa riche connectivité. Horloge neurale interne stimulée par la dopamine, perturbée dans de nombreuses maladies (Parkison, Alzheimer, dyslexie, syndrome d’hyperactivité) ou par l’effet de drogues (cocaïne et amphétamine produisant une sensation d’accélération temporelle).

Cette horloge de synchronicité neurale s’ajoute à l’horloge métabolique circadienne, qui fait varier aussi la chaleur corporelle —là pourrait se situer l’influence de la température notée par Hoagland. Une troisième horloge, spatiale, a été découverte par May-Britt et Moser en 2018 dans le cortex entorhinal latéral. Cette aire fait un codage chronologique des évènements d’après nos déplacements dans l’espace enregistrés par l’aire voisine, entorhinale médiane. Ces deux aires enverraient leurs informations à l’hippocampe (le graveur mémoriel) pour en faire un ‘temps épisodique’.

Sur le chemin d’une théorie globale

Mais si ces horloges internes rendent compte de la sensation du temps qui passe à tout instant, elles n’expliquent pas que nous percevions un ralentissement logarithmique avec l’âge. Certes la 3ème horloge est connectée à la mémoire à long terme, mais toutes les périodes de la vie sont riches en souvenirs. Où est externalisée l’évaluation de leur succession ? C’est comme si nous demandions à une vieille horloge si elle est aussi ponctuelle qu’au moment de sa fabrication ! Quel est l’observateur indépendant qui prend conscience du ralentissement ?

Il n’existe pas de théorie globale intégrant les précédentes et apportant une explication complète. Familiarisé maintenant avec l’UniPhiM, vous avez classé les différentes hypothèses comme appartenant soit au regard descendant (l’échelle logarithmique du temps éprouvé, la théorie perceptuelle) soit au regard ascendant (ralentissement de la physiologie, synchronisation enregistrée par le striatum, horloge spatiale). Il reste à faire coïncider ces deux regards, c’est-à-dire accorder la neuroscience avec le phénomène —et non remplacer l’un par l’autre.

Vous avez deviné, cher lecteur, que cette succession d’articles sur le temps est le prélude à un nouveau livre, Temporium, qui proposera une solution aux énigmes passées et futures…

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