Et si…
Et si nous parlions de réalisation personnelle ? Êtes-vous entièrement satisfait de ce que vous êtes ? Est-ce de l’auto-congratulation pure ou une satisfaction largement partagée par les autres ? Nous sommes déjà au coeur de la question principale. S’il existe un seul principe à considérer dans la réalisation personnelle, c’est le principe TD, soliTaire/soliDaire, individuation/appartenance. Suis-je réalisé de mon point de vue et/ou de celui de la conscience collective, du cerveau global que pourrait avoir la société si elle disposait d’un corps physique ? C’est quoi, au fond, ce qui va mettre d’accord toutes nos petites voix intérieures, y compris celles que nous n’avons pas encore entendues chez les autres ?
Je vous livre immédiatement la réponse, parce que ce sont les conséquences qui vont nous intéresser. Être pleinement réalisé, ce n’est pas s’arrêter à la notion simpliste du bon équilibre entre individuation (que je symbolise par le T de soliTaire) et appartenance (le D de soliDaire). C’est associer un T fort à un D fort. Mais n’est-ce pas empirer la contradiction, puisque ces pôles s’opposent ? Justement ! Le summum de la réalisation personnelle n’est pas de baigner dans une méditation mystique et déconnectée du réel, mais d’être agité par un perpétuel conflit intérieur, puissant, perçant, capable de démembrer tous les sujets qui se présentent, les mettre à nu, et trouver la meilleure solution globale.
TaDammm…
Cette agitation productive vient d’avoir deux phares puissants éclairant ces sujets de deux angles opposés, les pôles adverses que sont l’intérêt personnel et le collectif. Plus ils sont aveuglants plus les choses sont précises, dessinées avec tous leurs détails, débarrassées de ces ombres où tendent à se dissimuler nos petites névroses.
Il n’y aucun paradoxe à associer un T fort et un D fort. Le degré d’individuation ne peut se référer qu’au tout, et réciproquement le tout n’existe pas sans ses parties. T et D n’ont aucune signification l’un sans l’autre. C’est au contraire face à la puissance de l’un que l’autre se renforce… à condition d’avoir la place de s’exprimer.
Trop d’hypers
Cette place manque chez l’hyper-individualiste, l’ego surdimensionné qui semble doté d’une belle assurance, mais qui se met prestement en colère devant les arguments collectivistes. La colère est une isolation, soit fuite défensive quand elle est rentrée, soit agression dévastatrice quand elle est extériorisée. Dans tous les cas elle met fin à la relation TD, au conflit. L’ego est rentré dans ses murs et parade… dans un univers qui s’est terriblement rétréci.
La place manque pareillement chez le collectiviste outrancier, celui qui accepte tout des autres. Nous n’avons aucune gêne à côtoyer ce genre de personne, si peu de gêne que c’en devient une : nous ne voudrions pas être à leur place. Notre ego se rebelle silencieusement de voir son homologue si faible en face.
Balle au centre
Les hyper-individualistes s’attribuent une grande estime mais sont minables du point de vue collectif, tandis que ceux acceptant tout des autres sont veules et méprisables du point de vue individuel. Fuyez l’équilibre ! Cela consiste en général à réduire l’importance de l’ego au profit de la solidarité, ou réduire l’acceptation généralisée par des espaces plus fréquemment réservés à soi. Ces évolutions font des personnalités équilibrées, c’est une certitude, mais plus falotes également. Elles ont perdu ce caractère exacerbé que représentait leur ancrage dans le T ou le D. Elles sont devenues… moyennes. Normalisées. Être déclaré “normal”, est-ce bien cela la réalisation personnelle ?
Vous l’avez compris, elle n’est pas dans un équilibre insipide mais dans le recentrage du conflit intérieur. Renforçons l’éclairage déficient d’un des deux pôles. À l’hyper-individualiste il faut confirmer la valeur de son ego, qui fonde son assurance, mais ajouter : « Tu sors quand de ta coquille ? ». Au solidaire préférentiel il faut consacrer la belle valeur de sa tolérance et ajouter : « Toutes ces qualités fondent quelqu’un de bien ». Ne pas oublier de concentrer ces qualités dans une individuation forte, qui permet de mieux comprendre les attitudes égoïstes.
Solidaire, vraiment?
Jusque là, notre réalisation personnelle semble finalement facile à gérer. Peut-être vous êtes-vous senti plus spectateur que concerné ? Pas besoin de vanter le T fort : aujourd’hui la plupart des egos sont surdimensionnés. Quand au D fort, chacun d’entre nous a également l’impression d’être plutôt attentif aux autres, soucieux de s’impliquer dans leur progrès, avoir d’excellentes idées à ce sujet. Aïe ! Cela malheureusement, n’est en rien de la solidarité.
Le terme de “pôle” que j’utilise pour le collectif n’est pas judicieux car il est en réalité un horizon dépourvu de repère. Les repères que nous y plaçons sont notre manière personnelle de voir les choses et non une vision globale. Aucun d’entre nous ne possède cette vision extérieure, divine, qui permettrait de s’émanciper entièrement du Soi. Alors nous tendons à diviniser nos repères personnels, en les attribuant à Dieu, à la Science, à tel penseur célèbre, et aujourd’hui à tel influenceur ou tel rappeur… L’horizon s’est rétréci. Ce que nous pensons être une forte soliDarité est en fait un D enfermé dans un petit groupe, assez petit pour que l’ego se sente en sécurité. Grave illusion, car un D ainsi cloisonné est en fait l’anti-thèse de la solidarité.
Le Tout est un loft décloisonné
Le collectivisme véritable est par définition entièrement décloisonné. Il ne sait même pas ce que séparation veut dire. L’ouverture au monde va jusqu’à imaginer nos particules intégrées à l’ensemble des autres. Infinie dilution de l’individu qui semble effroyable au T, mais il s’agit bien de cela, de deux points de vue radicalement adverses, radicalement différents aussi dans leur taille —l’un des points étant Tout—, et pourtant d’importance aussi forte dans l’individu. La limite de l’association, car il en existe une de taille, est l’espace disponible dans l’esprit humain. Le Tout n’y tient pas, sauf à l’état de concept.
Comment gérer un Tout incommensurable avec un esprit pourvu de limites ? La méthode la plus simple et courante est de séparer le Tout en ses morceaux, le catégoriser. Méthode du Puzzle. L’esprit gère les pièces qu’il parvient à mettre dans une catégorie et les assemble pour faire son Tout à lui, son image aplatie du monde découpée en cases. L’inconnu y prend place sous forme de pièces libres, en attente d’assemblage autour du motif principal. Ces pièces se gèrent finalement avec une certitude, celle de leur trouver ultérieurement un emplacement disponible. En attendant, l’esprit s’énerve de voir qu’elles ne rentrent pas et les laisse de côté. Le Tout n’est pas si total, en définitive.
Des mezzanines pour le loft?
La méthode plus sophistiquée dont je vous ai déjà entretenus est la Hiérarchisation. Vous ne vous contentez pas d’assembler le puzzle, vous en faites un grand nombre en simultané et vous les placez sur des étagères, indépendantes mais pas empilées au hasard. Vous reproduisez la complexité de la réalité. L’inconnu prend place lui aussi sur des étagères dédiées, à la différence que celles-ci sont moins nettement reliées aux autres. L’inconnu fait partie du Tout, lâchement connecté, sans liaison forcée. Le tiret dans in-connu est ce lien qui ne veut pas en être un et que l’on trouve aussi dans in-dépendance.
Je suis toujours dans la réalisation personnelle ! Voici à présent comment nous allons gérer ce Tout incommensurable, dont il faut être soliDaire, dans les limites de notre esprit soliTaire. Nous allons hiérarchiser le Tout. Au lieu de le cloisonner en groupes et tenir dans notre esprit les seuls qui peuvent y rentrer, nous allons le hiérarchiser intégralement pour en avoir une représentation la plus complète possible. La magie de la hiérarchie réside dans la compression des données sous-jacentes dans une représentation sus-jacente. Les ouvriers font un travail immense, il en faudrait le même nombre pour l’apprécier en totalité. Impossible. Alors la hiérarchie établit un rapport. Elle comprime l’énorme quantité de données dans une petite, qualitative. La compression hiérarchique n’élimine pas les données. Elle s’y surajoute. Comme l’esprit ne peut pas garder trace de toutes les données initiales, il ne conserve que les plus marquantes. Rares sont les souvenirs détaillés. Le mental est un compresseur naturel qui garde trace de toutes les données sous forme de la mémoire structurale qu’elles ont organisée.
Une conscience efficace est celle qui continue à hiérarchiser tout ce qu’elle rencontre pour affiner ses représentations structurales. Les compressions efficaces analysent les données sous l’angle de leur intrication collective. Certains détails sont perdus mais la signification globale est intacte. Et c’est justement de peser l’importance des détails qui fait la justesse de l’opinion, plutôt que le nombre de données collectées. C’est la force de l’esprit humain face aux plus vastes collecteurs que sont les IAs actuelles ; l’esprit ne se contente pas d’assembler, il hiérarchise, pèse et sélectionne la meilleure compression.
Microbe, mais bien organisé
En matière de socialisation la hiérarchie devient celle des cercles sociaux. De ma compagne à l’ensemble de l’espèce humaine, je ne classe pas la société en groupes mais en étages hiérarchiques, qui peuvent même s’étendre au-delà de mon espèce, inclure les animaux, les plantes. Ce n’est plus un problème de me sentir solidaire avec eux, m’y raccorder comme je dois me raccorder aux microbes, puisqu’ils font partie de moi, ou plutôt j’en fais partie, puisque je suis un microbe dans l’Humanité, et que mes cellules ne sont jamais que des microbes judicieusement organisés.
Cette solidarité quelque peu surprenante n’est pas un coup de poignard pour mon individuation car ces classes de “semblables” sont situées sur des étagères différentes, indépendantes. Que mes cellules soient solidaires de mes bactéries saprophytes ne menace en rien mon ego. Au contraire cela lui fait une assise plus solide. À ego assuré, solidarité bien ordonnée…
Avec des microbes d’une autre couleur
J’ai pris l’exemple des cellules pour pointer l’absence de concurrence entre des étages de complexité tels que le biologique et le social. Je me sens lié à chacun sans référence à l’autre. Et c’est bien en renforçant l’indépendance nos étagères sociales, en hiérarchisant davantage notre environnement humain, que nous pouvons étendre cette solidarité universelle à l’Humanité. Le pôle D efficace, celui qui peut nous déclarer solidaire sans réserve, est finement hiérarchisé, tellement finement que les barrières des groupes s’effondrent, qu’une multitude de petites portes s’ouvrent au milieu d’elles, communiquant avec tous ces nouveaux espaces transparents créés par l’amincissement des cloisons.
Si notre sentiment d’appartenance devient capable d’inclure notre microbiote, ne devrait-il pas avoir plus de facilité à inclure d’autres humains bipèdes, même si la couleur de peau n’est pas la même ? Ce n’est pas le cas à cause de la solidarité en mode Puzzle, avec des pièces qui s’accrochent au motif principal et d’autres non. Tandis qu’en mode Hiérarchie tous les humains sont intégrables, dans leurs étagères dédiées. L’étagère essentielle de la famille, avec son petit nombre d’éléments, a une importance en soi égale à celle de l’étagère Humanité, débordant d’une multitude d’inconnus. Elles ne sont pas concurrentielles. Ce sont deux étagères différentes et si elles entrent en conflit notre décision sera complexe, intégrant les deux et le contexte.
Une forte personnalité ne fait que cela, gérer des conflits, les résoudre d’une manière sans cesse améliorée. Vous vous êtes débarrassé des conflits ? On vous dit gentiment que c’est de la sagesse mais vous êtes en réalité dans l’antichambre de la mort. Une forte personnalité ne vieillit pas, ne meurt jamais complètement. Elle se perpétue dans l’esprit des autres.
T fort, D fort parce qu’il est hiérarchisé et vous permet d’inclure le monde entier. Pour un conflit TD perpétuel et agité. Bonne tempête à vous, ma chérie, mes enfants, mes amis, mes microbes aussi…
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