La nature des objets mentaux
La question titre fait l’objet d’un dossier de Philosophie Magazine. Avant d’y répondre, jugeons de sa pertinence. Lucidité et bonheur sont-ils comparables, opposables, associables ? Certes la lucidité semble un frein au bonheur, pointant toutes les raisons d’en manquer. Mais ces concepts sont-ils de même nature ? Qu’est-ce d’ailleurs qu’une “nature” mentale ? Nous admettons qu’une émotion et une abstraction logique ne sont pas de même nature, sans dire aussi facilement pourquoi. Ces phénomènes ne sont-ils pas tous excitations de réseaux neuraux ?
La lucidité reflète notre capacité analytique supérieure. Appelons-la notre ‘Observateur’. Il est assez facile à des examinateurs extérieurs de l’évaluer. Mises en situation, interrogatoires, réputation professionnelle… la lucidité est assez quantifiable, au même titre que l’intelligence. Elle pourrait être mesurée par domaine et comme lucidité générale, facteur L équivalent du facteur G de l’intelligence. Cette quantification nous indique que la lucidité fait référence à des informations extérieures à l’individu. Elles sont objet d’un consensus, propriété du collectif social. Ce qui permet de juger la lucidité de l’individu indépendamment de lui. Bien sûr il existe des individus brillants dont le génie dépasse le consensus habituel, mais c’est malgré tout en référence à ce consensus que leur lucidité est pesée. La référence est extrinsèque.
Ne confondons pas les dimensions
Il n’en est pas de même pour le bonheur. Sa référence est intrinsèque. C’est une impression fusionnelle dans laquelle interviennent de nombreux paramètres. Certains sont quantifiables par des évaluateurs indépendants. Mais le bonheur en tant que phénomène éprouvé, lui, est complètement intrinsèque. Qualité plutôt que quantité. Si nous reposons la question de Philomag sous forme mathématique, [lucide L] < > [heureux H], les deux côtés de l’équation n’appartiennent pas à la même dimension, même si certains de leurs composants respectifs sont comparables —on peut par exemple individualiser le facteur [éveil] de chaque côté.
Autrement dit c’est une erreur d’associer ‘lucide’ et ‘heureux’ dans une question horizontale. La lucidité fait partie des fonctions mentales qui participent à la formation du bonheur éprouvé en soi. Mais “Lucide et heureux?” c’est comme demander “Peut-on être cellulose et pomme?”. Le ‘et’ est forcé entre niveaux de réalité intriqués. De meilleures formulations seraient : « Peut-on être heureux par-dessus l’état lucide? », ou « Le bonheur peut-il survivre à une lucidité croissante? », la lucidité étant un micromécanisme du bonheur. La question est verticalisée.
Bonheur à facette
Dans tous les cas une barrière persiste : le bonheur est une impression, la facette ‘phénomène’ de l’interface cerveau/mental ; la lucidité est une capacité, la facette ‘processus’. Cette barrière est la même qu’entre la conscience phénoménale et ses mécanismes neuraux. J’indique ailleurs comment la franchir, mais il est important de la déceler dans notre question.
Le bonheur n’est pas en effet lié à une organisation particulière des représentations personnelles. Aucun schéma des micromécanismes, lucide ou non, n’est spécifique de l’état ‘heureux’. Le bonheur est plutôt un effet de la cohérence générale entre ces représentations. Même les mythomanes vivent heureux dans leur réalité très peu lucide —ou extra-lucide?— s’ils la protègent des intrusions.
À l’origine est un mythe
Tous nos esprits démarrent dans un mythe, celui d’être l’univers entier. Ce mythe est fondamentalement heureux, positiviste. Pulsion d’existence, ontologique, irrépressible. Cet élan vital suffit à générer le phénomène bonheur. Il n’est aucun besoin de l’entretenir. Ce qui le menace est une hypothèse en gestation confirmée à la naissance : il existe un monde étranger à soi. Désormais nous allons passer notre vie à étoffer cette théorie.
Chaque représentation du monde que nous construisons élargit son importance et fait reculer la nôtre, celle de nos impressions corporelles. Il arrive que cette importance intrinsèque s’effondre au point que certains se sentent étrangers à leur propre corps, qu’il les dégoûte. Leur identité désincarnée voudrait s’en évader, transforme ce véhicule de leur mieux pour le faire ressembler à l’image espérée. Dès lors le phénomène bonheur a pu s’effondrer lui aussi. Comment pourrait-il survivre coupé de son élan primitif ? Il devient au mieux intermittent, reflet de la négociation permanente entre représentations de soi et du monde, se regonfle des succès, éclate à chaque échec. La tentation est grande d’utiliser des drogues pour recréer un simulacre d’élan vital, une pulsion artificielle d’existence qui oblitère temporairement les méchants assauts du monde extérieur.
Une conclusion lucide parmi d’autres
L’univers s’est détaché de nous, a emporté avec lui la majeure partie de notre importance, et refuse de nous la rendre. C’est la conclusion à laquelle aboutit fréquemment la lucidité, c’est-à-dire la mise en forme précise et ordonnée de notre relation avec l’extérieur. La lucidité ressemble ainsi à une sorte d’étouffoir de l’élan vital. Le bonheur ne se chauffe qu’à quelques braises sous la cendre, qui s’éteignent avec le vieillissement. Mais est-ce la lucidité, ou une lucidité ?
Peu importe en effet la précision de notre analyse sur le monde, elle repose toujours sur des poids arbitraires attribués à certains critères. La science tout entière, la philosophie toute entière, la religion toute entière, ne sont jamais que des ensembles de représentations qui occupent tout au partie de notre esprit. Ces ensembles nous réduisent à ce qu’ils sont : une configuration de lucidité parmi la multitude des possibles. En croyant être lucide, en ayant représenté le monde de manière si précise que nous l’avons détaché de nous et qu’il nous domine, nous ne faisons que nous enfermer dans une configuration de lucidité solipsiste et stérile, puisqu’elle a éliminé toutes les alternatives. Nous sommes piégés dans notre monde personnel bien davantage qu’à la naissance, puisqu’à présent les informations ne sont plus des nouveautés. Elles sont toutes étiquetées par le mode de lucidité choisi et ne servent qu’à conforter notre représentation de l’univers, la rigidifiant un peu plus.
La lucidité s’enferme dans sa propre confiance
La sensation de bonheur se fige en parallèle. Si les loteries génétique et sociale nous ont gâté, c’est une impression plutôt satisfaisante qui est mise en conserve. Dans le cas contraire, nous nous aigrissons avec l’âge d’un bonheur définitivement famélique. Il est sous cloche. Rien de lui permet de s’évader. Pas la lucidité employée, puisque c’est elle qui a refermé la cloche. Mais dites-moi : et si une lucidité supérieure nous permettait de la voir, cette cloche ?
La lucidité n’est pas un frein. Elle est au contraire le moteur qui a édifié nos représentations depuis qu’à la naissance le monde s’est mis à nous échapper. Elle a construit un étage après l’autre. Perchés en conscience, nous ressentons la fusion du sommet de l’édifice. Impression à la fois multiforme et unifiée. Nous éprouvons une lucidité, qui est en fait un mille-feuilles toujours en cours d’élaboration. Le bonheur est le parfum qui s’échappe de la cuisine. Peut-être attache-t-on trop d’importance à l’évaluer, alors que le plaisir consiste simplement à le respirer. L’évaluation devrait concerner les techniques culinaires. La lucidité est l’habileté de l’esprit à adapter ses recettes quand elles ne donnent pas satisfaction.
Éprouver pour changer et non l’inverse
Ce n’est pas la lucidité qui freine le bonheur mais la raréfaction du bonheur qui doit stimuler la lucidité, ou plutôt édifier une nouvelle couche de lucidité par dessus la précédente. Un exercice d’équilibriste ? Mais oui. Comme si montiez le gâteau un peu plus haut à chaque anniversaire. La couche supérieure doit être aussi plus large : il y a chaque fois davantage de bougies à placer. Notre esprit est une pyramide inversée. Et l’on s’étonne que des pans entiers s’effondrent avec l’âge ! Mais la vue devient de plus en plus belle. Un vrai bonheur…
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