Moi, chercheur, malhonnête?

Banc d’essai des morales

La newsletter de Philomag revient en force après la pause estivale avec une étude américaine sur 1098 étudiants dans 10 pays comparant les morales utilitaristes et déontologiques. En testant le comportement des étudiants par des jeux de dés et de sommes à gagner, les chercheurs tombent sur un résultat contre-intuitif : ceux qui proclament leur attachement à une règle morale intangible (les déontologues) se montrent plus malhonnêtes que ceux qui agissent pour maximiser le bien-être général (les utilitaristes). Autrement dit un chinois ou un américain, classés utilitaristes, se montrent en réalité plus moraux que les kenyans ou les turcs, qui brandissent des credo sacrés.

Pourquoi une telle étude est-elle contre-intuitive ? Parce que l’utilitarisme a montré son pouvoir d’engager les individus dans des pièges éthiques catastrophiques, dont la déontologie nous protège. Relisez par exemple les variants du dilemme du wagon fou. Dans une expérience de pensée caricaturale, l’utilitarisme pourrait obliger des médecins à sacrifier un individu sain pour distribuer ses organes à dix autres qui en ont un besoin vital et ainsi obtenir un positif de 9 vies sauvées. Plus réalistement, l’utilitarisme en temps de guerre transforme de bons japonais ou de bons allemands en ennemis soudain haineux et mortels pour leurs voisins américains ou juifs.

L’utilitarisme, un inhumanisme?

L’utilitarisme pose en effet un problème crucial : qui définit le bien-être général et les règles pour le respecter ? Un guide spirituel, une élite intellectuelle, un consensus populaire local, national, planétaire ? Contrairement aux coutumes et aux religions, l’utilitarisme ne fait pas étalage de ses liens d’intérêt, qui sont pourtant fondamentaux dans le choix des règles. Il utilise des postulats culturels plutôt que naturels, dissimulés sous la logique pragmatique qui les met en oeuvre. L’utilitarisme se fonde en particulier sur l’affirmation « toute vie a la même importance », qui est une aberration sociale. Accepteriez-vous par exemple de sacrifier volontairement votre enfant pour en sauver deux autres inconnus, au seul prétexte du gain mathématique d’une vie ?

Comment peut-on comprendre dans ce cas le résultat des chercheurs américains ? La facilité est de montrer les biais majeurs de l’étude. L’échelle utilitarisme < > déontologie classe ainsi les pays : Chine, Royaume-Uni, Inde, États-Unis, Suède, Pakistan, Colombie, Guatemala, Kenya et Turquie. Vous notez instantanément un niveau de vie dans la première moitié nettement supérieur à la deuxième moitié. Il n’est pas aussi facile de s’en sortir dans la vie pour les étudiants déontologues sélectionnés comparés aux utilitaristes. Les tests concernaient des gains financiers. Une étude vraiment objective aurait comparé anglo-saxons et latins à niveau de vie similaire.

Un deuxième biais majeur est supposer que les étudiants ont reçu une formation équivalente. En raison des écarts de moyens, nous pouvons croire que le contraire est vrai. Pour comparer les effets de deux systèmes philosophiques, il faudrait que les testés aient eu les mêmes chances de pousser leur réflexion philosophique.

Une méconnaissance de l’esprit

Nos chercheurs semblent considérer la morale comme une sorte de logiciel implanté dans l’esprit, dont nous pourrions comparer plusieurs versions et juger la plus efficace. La morale serait un package de mèmes éthiques indivisibles et créerait le comportement de l’individu lors de chaque épisode de la vie. Approche strictement téléologique de l’esprit, qui méconnaît gravement son véritable fonctionnement. Les neurosciences nous tiennent aujourd’hui un autre discours.

Sous l’angle ontologique, le comportement est la négociation permanente, au sein du mental, entre une foule de paramètres. Heureusement pour notre vivacité, la plupart sont traités inconsciemment. Le résultat est présenté à la conscience sous forme de scène élaborée, jointe à une réaction automatique. Le comportement se déroule sans besoin d’y réfléchir. Habitude, système intuitif de la pensée, ce processus reçoit différents noms et décide de l’immense majorité de nos actes quotidiens. Il ne faut pas y voir une quelconque réflexion éthique. Ces automatismes sont structurels et ancrés par le vécu passé de chaque individu. Des références morales y sont inscrites : ce qu’a pu en comprendre l’enfant que nous étions, dans un environnement plus ou moins facile selon le pays où nous avons grandi.

Les tests utilisés par les chercheurs étudient cette morale “structurale” et non la réflexion morale. La réflexion est un autre système de pensée qui s’éveille dans des circonstances plus complexes et personnalisées. Placez par exemple vos cobayes à la tête d’une entreprise qui doit licencier. Les utilitaristes le feront sans état d’âme et sans accompagnement, car la charge serait au détriment de l’entreprise et donc du collectif des salariés. Tandis que les déontologues s’inquiéteront du sort de chaque licencié. L’empathie du déontologue lui permet de se substituer à chaque victime. Tandis que l’utilitariste tient sa propre empathie en laisse pour devenir un substitut du collectif.

Qui a la priorité ?

Voyons cette relation de plus près, car c’est finalement là que se joue la différence entre l’utilitarisme et la déontologie. Relation entre individu et collectif, ou plus exactement entre les pôles individualiste et collectiviste de notre esprit, puisque le collectif n’existe pas autrement qu’à travers les représentations similaires que nous partageons. C’est une personne abstraite et non matérielle. La réalité physique de cette personne est l’effort que font nos réseaux neuraux pour converger vers un mimétisme conceptuel. L’effort est bien concret mais le résultat est une approximation. Il n’existe pas de “personnalité collective” intégrée dans un cerveau unique, seulement l’idée que chacun d’entre nous s’en fait. Cette idée est le pôle collectiviste qui dialogue avec notre pôle individualiste, autrement dit notre ego.

Quel pôle a la priorité sur l’autre ? Ils entrent fréquemment en conflit. L’intérêt individuel prime-t-il sur le collectif ou l’inverse ? Wokisme et autres groupismes témoignent d’une exacerbation contemporaine de l’égotisme. Les individus se regroupent pour faire valoir des droits particuliers. Démarche inverse du collectivisme qui cherche à faire passer l’intérêt général dans les individus. Le travail de nos chercheurs vient-il à la rescousse d’un collectivisme dévergondé par l’intérêt individuel ? C’est peu probable puisque le groupisme est en plein essor, au contraire, dans les pays utilitaristes. C’est bien aux USA, en particulier, que le collectivisme est menacé, et non dans les pays “déontologues”.

Contravention

L’erreur des chercheurs vient d’un problème de sens unique. Ils ne considèrent pas la direction adéquate de la relation individu-collectif. La réflexion morale qu’il privilégient est le pôle collectif jugeant le pôle individuel. Un censeur émet un jugement impavide quel que soit le contexte. La règle générale ignore toute personnalisation. C’est ainsi que face à un wagon fou vous devez sauver le plus grand nombre de personnes, peu importe leurs caractéristiques individuelles. Qu’il s’agisse de votre enfant, d’un parfait inconnu, d’un meurtrier psychopathe ou d’un bienfaiteur de l’humanité, n’entre pas en ligne de compte, dit la règle.

La direction adéquate est le pôle individuel jugeant que le pôle collectif ne contrevient pas à ses droits élémentaires. Une personne peut aller jusqu’à se sacrifier pour le bien collectif, mais cette décision reste sa pleine propriété et non une “taxe” sociale. Si l’intérêt collectif est hiérarchiquement supérieur, c’est en organisant les intérêts individuels et non en les ignorant.

Réductionnisme

Contrairement à ce qu’affirme le compte-rendu de Philomag, l’utilitarisme n’est pas un effort de réflexion morale, mais une facilitation simpliste. Il consiste à remplacer la compétition entre les comportements possibles, complexe lorsqu’elle convoque tous les paramètres, par des diktats simples, qui fédèrent les individus et les contextes. Réduction et non réflexion. L’utilitariste effectue très rapidement son choix. Le déontologue hésite et traîne. Autre biais potentiel de l’étude, si les testés ont eu un temps défini pour répondre aux tests. Les certitudes de l’utilitariste, en matière de morale, sont plus inquiétantes que les atermoiements du déontologue.

Ce qui ralentit le déontologue est qu’il tente de se mettre à la place de l’autre. L’empathie est une pulsion instinctive qui a besoin de s’installer dans chaque situation. Il existe un délai entre l’élan et la représentation empathique du comportement. Chaque décision éthique est une reconstruction de la scène où elle intervient. Le scénario prend du temps. L’utilitariste, lui, est une sorte d’auteur à succès qui arrive avec sa photocopie et dit : « Rejouez-moi ça, je fais toujours un tabac avec ces répliques ! »

Stoppés ou en route

Des études neuroscientifiques montrent qu’en inhibant la jonction temporo-pariétale du cerveau avec des impulsions magnétiques, les déontologues deviennent utilitaristes. Ils ne peuvent plus agréger tous les paramètres de leur réflexion habituelle et se contentent d’agir selon les algorithmes simples de l’utilitarisme. La réduction de l’esprit peut être artificielle aussi bien que culturelle. Il serait très facile de nous transformer tous en bons utilitaristes, stoppés au bord de la route, tandis qu’être déontologue est un cheminement de vie jamais abouti.

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Social norms and dishonesty across societies, Diego Aycinena, Lucas Rentschler, Benjamin Beranek, Jonathan F. Schulz, 2022

Synthèse sur la morale

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