Deux vitesses pour la pensée?

Tortue prétentieuse et lapin crétin

En psychologie les théories à double processus de la pensée opposent généralement mode automatique inconscient et mode contrôlé conscient. Elles ont été popularisées en particulier par Daniel Kahneman dans ‘Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée’ (2012). Si l’ouvrage a connu pareil succès, c’est qu’il est facile de mettre en scène cette dichotomie. Posez cette question à une assistance : « Qui veut être plus grosse que le boeuf ? ». Tout le monde répond en choeur : « La grenouille !!! ». Demandez ensuite :« Que signifie cette allégorie ? ». Chacun se regarde, attendant celui qui prendra la parole pour exprimer une des multiples opinions possibles. La spontanéité fait place à la rumination.

Le système 1 (S1) porte différents noms : intuitif, heuristique, habitude, automatisme. Sa spontanéité, voire sa précipitation, provoque quelques biais que Kahneman a détaillés. Mon but n’est pas ici de les commenter un par un. Le terme de biais est inadapté… parce qu’il vient du système 2 (S2), un peu trop partial dans l’affaire. S2, plus lent, est chargé de combler les lacunes de S1 et le rétro-contrôler. Il émet forcément des critiques sur ces automatismes ; c’est sa raison d’être. Est-ce toujours justifié ? Les pseudo-biais de S1, universels chez l’humain, sont le résultat d’une sélection évolutive. S2, qui réalise une intégration plus complexe et plus récente, a besoin de recul pour valider ses prétentions.

Des biais éprouvés par le temps

Nous avons d’ailleurs, avec les maladies psychiatriques, de nombreux exemples des débordements qui guettent lorsque S1 ne suit pas ses autoroutes habituels. C’est bien lui qui contient la structure essentielle à notre stabilité psychologique. Il est important de connaître ses tendances que Kahneman appelle des biais, mais en les débarrassant de toute étiquette péjorative. Que ces tendances aient émergé de millénaires d’évolution mérite une cote positive.

La division des modes de pensée est téléologique. C’est une observation du mental par le versant psychologique. Correspond-elle à une séparation neurologique ? Les neurosciences peuvent-elles confirmer la réalité de cette division ? Certaines des théories à double processus se basent sur le cerveau primitif surmonté du néocortex. L’intérêt de cette approche est de parler ‘hiérarchie’ plutôt que ‘bifurcation’ ou ‘compétition’. S2 est le cavalier chevauchant le bestial S1. Mais comment interagissent-ils ? Où sont les rênes ? Il manque une théorie ontologique qui puisse rejoindre nos investigations psychologiques.

S1/S2, un franchissement de complexité

C’est tout l’intérêt de Stratium, théorie développée sur ce site. Elle présente le mental comme un processus auto-organisé. De même que la génétique est la mémoire stable d’une auto-organisation dont on retrouve la trace moins rigide dans S1, S1 est lui-même la mémoire structurale d’une organisation dont on voit la trace dans le plus imaginatif S2. Stratium étire en fait la hiérarchie bien au-delà de cette simpliste conception à deux étages. L’intégration des éléments significatifs de l’environnement, signalés par les régularités sensorielles, se fait à travers un très grand nombre de niveaux d’information. La séparation S1/S2 doit sa netteté à l’espace de travail conscient, qui tranche entre la partie accessible du mental à la conscience elle-même, et le reste de l’édifice neural.

Dans l’espace de travail conscient se connecte la fonction que j’appelle Observateur, au coeur du système 2, supportée anatomiquement par le cortex préfrontal. L’Observateur est un système de codification logique et d’évaluation des concepts supérieurs présents dans l’espace conscient. Contrairement à S1, base de la hiérarchie du Stratium, il n’a rien d’inné. Il se forme au fil des apprentissages quand l’esprit en reçoit. Sinon il n’est que mimétismes observationnels sommaires. Équipé d’une cohérence transposable telle que la logique, il peut assembler des concepts basiques en un tissu continu, dont les motifs deviennent caractéristiques de la personnalité évoluée. C’est ainsi que le S2 scientifique devient clairement reconnaissable. Il écrit les nouvelles représentations et réécrit les anciennes avec ses mathématiques inflexibles.

L’ouverture d’une boucle neurologique

La présentation la plus remarquable que fait Stratium de notre esprit est celle-ci : le système nerveux est fondamentalement une boucle de rétro-action qui intègre les régularités de l’environnement afin d’adapter au mieux le comportement pour la survie. La sélection naturelle a eu cet effet secondaire : le cerveau ne se réduit pas à un produit de l’environnement. Il tente d’en prendre le contrôle, ce qui améliore encore sa survie. Lorsque la sécurité physique est assurée, c’est la survie des concepts supérieurs qui devient le moteur évolutif. Leur mémoire n’est plus génétique mais orale, livresque, puis numérique. Il existe bien une hérédité de S2, inscrite hors de nos chromosomes. Il faut en tenir compte au moment de juger sa propre indépendance, quelle que soit notre expertise.

La boucle de rétro-action primaire du système nerveux est le réflexe sensitivo-moteur. Cette boucle s’est ouverte, chez nos lointains ascendants du règne animal, sur de nouveaux groupes neuraux. Ils ont traité les régularités des signaux transitant par cette boucle, intégré les boucles voisines en réflexes régionaux. Les muscles ont pu se coordonner entre eux, mais aussi avec les autres organes, chargés des ressources énergétiques, défense, reproduction. La boucle rétro-active s’est hiérarchisée. Elle fonctionne toujours à l’étage primaire, mais peut être modulée par les étages supérieurs. Ces censeurs sont eux-mêmes susceptibles de s’auto-organiser en contrôle plus élevé. Les neurones candidats ne manquent pas, dans le vaste champ créé par la multiplication de ces cellules. L’activité des neurones très sollicités crée des prolongements qui viennent se connecter à leurs voisins, puis à des secteurs plus lointains. Des chemins anatomiques et hormonaux guident cette pousse pour la rendre moins aléatoire.

S2 contrôleur et agitateur

S1 est la partie spontanée de cette auto-organisation. Il est dit inconscient mais la conscience est, en termes de niveaux d’information, la partie surnageante du processus, à mesure qu’il élève sa hiérarchie. Il n’y a pas de déplacement anatomique de l’espace conscient. Chaque région du cerveau voit les connexions de ses réseaux s’élaguer pour faire apparaître une structure hiérarchique intrinsèque à la fonction régionale. Notre conscience éprouvée s’élève ainsi sur un ascenseur de complexité, de la naissance à la maturité. S2 est la fonction préfrontale qui gagne elle aussi des étages. L’Observateur adulte fournit des évaluations nettement plus étayées que l’enfant.

Le mental étire sa dimension complexe sous l’espace de travail conscient (S1) et au-dessus (S2). La pensée n’est pas à deux vitesses, elle est hiérarchisée. Les deux systèmes sont indissolubles. S2 sans S1 n’aurait rien à évaluer, à corriger. Un cortex préfrontal isolé ferait un mental inerte, incapable de démarrer la moindre action. L’Observateur sert principalement à appliquer de nouveaux paramètres abstraits à l’environnement. Les représentations existantes, qui n’en tiennent pas compte, deviennent insatisfaisantes. De nouveaux conflits apparaissent entre elles. S2 est autant créateur de conflit que de contrôle. Il continue ainsi à élever spectaculairement la complexité du mental.

À chaque fois que nous changeons de niveau, un autre univers s’ouvre à nous, incrusté sur le précédent et pourtant différent. Éblouissement conceptuel. Le cerveau est un mini écosystème de représentations, avec ses prédateurs et ses créatures fragiles. Mais c’est la compétition permanente pour la survie qui forme in fine nos idées les plus endurantes.

Des ponts sur la boucle

Il n’existe pas deux systèmes de pensée mais une boucle de rétroaction neurologique qui s’ouvre progressivement dans le champ neural. Cette dilatation se termine dans l’espace de travail conscient et ses fonctions abstractives. L’essentiel de nos réactions corporelles utilise des raccourcis au début de cet étagement complexe, ce qui leur confère une vivacité utile. Tandis que les comportements sociaux et les prévisions à long terme supportent la lenteur imposée par le cheminement jusqu’au terme de la boucle. L’accès aux fonctions conscientes se traduit par le ressenti d’une pensée plus lente et réfléchie succédant à la pensée intuitive et spontanée. Mais il s’agit de niveaux d’information surimposés dans la boucle, chacun intégrant les résultats des précédents dans une complexité supérieure, avant que l’idée finale redescende la chaîne pour se transformer en basiques impulsions motrices. La plus merveilleuse des pensées a besoin d’une connexion physique pour se concrétiser.

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Dual-Process Theories of Higher Cognition: Advancing the Debate, Jonathan St. B. T. Evans, Keith E. Stanovich, 2013

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