Peut-on mettre fin au débat sur les interprétations de la mécanique quantique ?

Théorie quantique: les interprétations en lice

Helgoland, l’excellent livre de Carlo Rovelli déjà évoqué ici, mérite un deuxième article. Il fait un bilan aussi concis que magistral des interprétations de la mécanique quantique, renvoyant dos à dos celles qui tentent vainement la conciliation avec la mécanique classique et expliquant pourquoi, à son avis, la conciliation n’est pas nécessaire. Résumons rapidement le bilan:

Les univers multiples d’Everett sont une infinité de bifurcations pour chaque infime interaction. ‘Totivers’ incommensurable auquel personne ne peut adhérer, dépourvu de désir, de choix et même d’organisation puisque tout existe de manière équivalente. Il n’explique en rien notre expérience de réalité personnelle. Quel en serait le fil conducteur ? Hypothèse purement ontologique donc, incomplète en plus d’être fantaisiste. L’étrangeté quantique a tellement fragilisé les garde-fous de la raison que parfois elle s’évade. Qu’est-ce qui motive encore les décisions des adeptes d’Everett ? Il existe heureusement un décalage entre ce qui est dit et cru sincèrement.

L’onde-pilote de Bohm est associée à une particule pour expliquer la double nature du quanton, ondulatoire et particulaire. Malheureusement cette hypothèse fait intervenir des variables cachées, impossibles à connaître, et n’est pas compatible avec la relativité. Bel effort téléologique mais la facette ontologique ne tient pas.

L’effondrement physique de la fonction d’onde, interprétation “officielle”, n’est pas meilleure. Elle s’écarte de la vraie mécanique quantique en faisant des prédictions macroscopiques arbitraires. Pourquoi une entité macroscopique cesserait-elle de montrer les propriétés quantiques de ses éléments ? Elle le fait mais l’effondrement ne dit pas pourquoi, ne mérite même pas le titre d’interprétation.

Directions alternatives

Aucune des hypothèses voulant concrétiser l’indétermination quantique dans la réalité classique ne tient la route. Dès lors il faut accepter que la réalité soit indéterminée par essence.

Le q-bisme est une hypothèse qui prend ce parti. Elle considère la fonction d’onde seulement comme information dont nous disposons sur le monde, et non le monde en soi. Dès lors le changement macroscopique n’est pas celui de la réalité en soi, seulement celui de l’information que nous avons à son sujet. Comme si pour juger la météo nous regardions un baromètre plutôt que le ciel par la fenêtre.

Carlo fait une excellente critique du q-bisme. Il lui reproche d’être instrumentalisation pure de la science. Dégonflement de la prétention ontologique, remplacée par un modèle d’observation, téléologique pur, aussi incomplet que les univers multiples.

Puis notre célèbre physicien donne sa version : un monde fait de pures relations. Toute chose n’existe que par ses interactions. Apparence variable, voire contradictoire, selon avec quoi elle interagit, un quanton, un observateur humain, etc. L’ensemble des objets classiques a disparu, remplacé par un tissu de relations. Aucune théorie mathématique nouvelle à ajouter. C’est un réajustement épistémique de la pure théorie quantique. L’ontologie est intacte. Pour que la téléologie fonctionne, la nature de l’observateur doit évoluer. Le mental s’attend à trouver des entités minuscules fondant le monde ? Qu’il abandonne cette idée. L’image de soi n’est pas transposable au minuscule. L’ontologie est première, l’esprit n’a qu’un effort à faire : s’y adapter.

Une indécision persistante

Pour Carlo (et d’autres physiciens pragmatiques) il n’est besoin d’aucune hypothèse supplémentaire. L’interprétation n’intéresse que ceux n’ayant pas réellement compris la primauté quantique. Embastillés dans la vision classique ils cherchent en vain à la sauver. Un peu d’humilité et la théorie quantique devient prioritaire.

L’explication est remarquablement claire et pourtant me laisse indécis. Je ne m’éprouve pas ‘quantique’. Pourquoi un tel décalage entre l’ontologie et la manière dont je la perçois ? Peut-on tout ramener à une programmation culturelle ? Ce serait réintroduire une muraille infranchissable en plein milieu de la réalité. Inconnu obscurcissant la filiation nature-culture. Après avoir brillamment bataillé contre tous les dualismes, Carlo trébuche sur le dernier, le plus caché. C’est sa seule erreur. Mais elle est de taille. À ce stade du livre, elle va fausser toute la suite.

Revue philosophique

Carlo montre à quel point l’idée d’un univers entièrement fait de relations est ancienne. Historique magistral, qu’il connecte aux succès de la pensée scientifique et finalement la mécanique quantique. Pour lui l’affaire est entendue. Le réalisme structurel a damé le pion au substantiel en physique, réussite qui valide le courant philosophique parent. Est-ce si simple ?

La grande force du structuralisme est de connecter réel et virtuel. Tout étant relations, l’opposition corps/esprit disparaît. Mais le vainqueur, depuis la théorie quantique, n’est pas le matérialisme classique. Ce n’est plus l’esprit qui s’est fondu dans la matérialité du corps, comme l’avancent les neuroscientifiques ; c’est le corps qui s’est fondu dans la virtualité de l’esprit. Spectral. Les échanges biochimiques neuraux sont devenus équivalents aux évolutions psychiques et non l’inverse…

Un monde évanescent

A force de vouloir émanciper le monde des postulats téléologiques, le voici complètement transparent. La mécanique quantique racontée par Carlo ne propose plus aucune accroche au regard descendant. Téléologie et ontologie se croisent sans interagir, ce qui est un sérieux problème pour une approche fondée sur les interactions 😉

Ayant perdu toute substance, la matière n’a aucun moyen de ralentir le regard descendant avant qu’il ne tombe dans le vide. C’est le sens de l’hommage de Carlo à Nagarjuna, philosophe indien qui affirme que la réalité fondamentale est une vacuité. Pire, sa philosophie de la vacuité est un vide plus profond encore, dit-il. Nous assistons à l’auto-dissolution finale de l’esprit. Ne trouvant plus aucun support d’existence, pur être, il en vient à dénigrer sa propre expérience substantielle.

Extrémisme aussi dommageable pour la raison que les univers multiples. D’un côté un nombre incommensurable de réalités concrètes, de l’autre plus une seule. La mécanique quantique, décidément, pousse au radicalisme. Au secours ! Envoyez une bouée pour sauver ma raison !

Pas si vite!

Revenons peu avant le mauvais embranchement de Carlo. Il réintègre judicieusement la réalité de l’esprit dans la générale. Pas de distinction entre virtuel et réel. Il insiste sur la primauté de la direction ontologique, avec Ernst Mach : le monde est fait d’interactions qui s’organisent. La complexité progresse des micro vers les macro-mécanismes. Enfin il nous débarrasse de l’observateur humain divinisé. La réalité interagit et s’observe en l’absence de tout Homo contemporain. Mais alors posons-nous la question suivante : D’où viennent nos a priori sur le monde ? Comment les avons-nous construits ontologiquement ?

La substance s’est fondée dans le monde avant l’humain

La culture d’Homo sapiens a-t-elle aluni dans un cerveau-spatioport, établi là on ne sait comment ? Sans doute la dimension anthropologique fait-elle un peu défaut à Carlo. Les systèmes d’information biologiques puis neuraux ont mis des millions d’années à s’établir. S’ils nous semblent autonomes sur les derniers millénaires, cela n’en fait pas une indépendance. Ils se sont formés en réponse aux interactions avec l’environnement. Les aïeux de nos postulats culturels sont bien les processus d’une réalité apprenant à s’observer elle-même.

S’ils ont enfanté la très solide notion de substance, c’est que la réalité en soi s’est organisée profondément autour d’elle. Nous la retrouvons à tous les échelons du vivant. La téléologie des organismes primitifs est autant fondée sur la substance que chez nous. Pourriez-nous comprendre leur comportement avec un paradigme quantique ? Si ce paradigme était si réaliste, pourquoi n’a-t-il pas été sélectionné par l’évolution, pourquoi des millions d’années avant de trouver une formulation ? Aucun besoin de mathématiques pour fonder ses actes sur le fait que tout est relation.

L’avantage de la substance symbolique

Au contraire, l’avantage évolutif semble l’attribution d’une identité symbolique aux individus. Attention, ne rechutons pas dans l’anthropocentrisme. Nos ancêtres humains n’ont pas inventé le principe les premiers. Il était déjà inscrit dans les premiers organismes, voire les entités moléculaires. Aurez-vous du mal à me suivre plus loin ? Je prends le risque : les atomes ont trouvé plus avantageux en termes d’organisation de fusionner les états quantiques intriqués en particules dotées d’une individuation symbolique. Sans aucune aide extérieure.

Carlo a pourtant fait l’essentiel du chemin. Il a reconnu le réalisme des approximations, puis qu’un observateur n’est pas forcément humain. Pourquoi refuser que l’atome réalise une approximation sur sa propre constitution ? Qu’est-ce qui sépare l’humain de l’atome pour que l’un approxime et pas l’autre ? Nous voyons bien que Carlo n’a pas complètement abandonné le dualisme esprit/matière.

Et la conscience?

Peut-on s’arrêter, comme lui, à la concrétisation de la mécanique quantique comme principe universel de la réalité ? Est-ce suffisant pour expliquer tout ce que nous observons ? Non. Des brèches critiques subsistent. La réalité est vue comme un vaste système continu d’interactions. Pourquoi certaines se mettent-elles à générer de la conscience et pas d’autres ? Carlo sent qu’il manque quelque chose. Il n’est pas séduit par le panpsychisme quantique, qui voit dans les interactions les plus infimes des unités de conscience. Pourquoi leur accumulation a-t-elle un résultat aussi étonnant chez l’humain alors que des systèmes plus étendus et complexes ne montrent aucun signe d’éveil ?

Solution Rovelli au chat de Schrödinger

La solution que Carlo propose au problème du chat de Schrödinger est incomplète. Pour lui il ne faut considérer que les éléments en relation. Un phénomène ne se construit pas à deux mais à trois. Sa réalité apparaît au 3ème qui interprète la relation des 2 premiers. Chaque introduction d’un nouvel élément crée une réalité propre à ce nouvel ensemble, qui peut être contradictoire avec les précédentes. L’intrication quantique autorise ces états superposés au niveau microscopique. Ayant supprimé la nécessité d’une interprétation de la théorie quantique par quelque chose d’extérieur à elle, Carlo n’a plus qu’à étendre le principe à l’univers macroscopique. Toute la réalité est quantique. Le chat, dans sa boîte, est bien dans un état superposé mort/vivant tant que je n’ai pas ouvert pour vérifier. Je ne suis pas encore ‘troisième’. Je le deviens à l’instant où j’ouvre la boîte. Le chat devient pour moi soit mort soit vivant. Réalité s’intriquant à celles où cette interaction n’a pas eu lieu, ne dénigrant pas les résultats contradictoires à la sienne.

La solution est insatisfaisante. En prêtant au chat ma propre capacité de savoir si je suis mort ou vivant, je le place dans un monde différent du mien. Carlo n’a-t-il pas réintroduit les mondes multiples d’Everett, puisqu’il ne fait disparaître aucun état quantique ? C’est bien le cas. Mais il utilise un tour de passe-passe ingénieux. Ce qu’il fait disparaître est la possibilité de se rendre compte qu’il existe des réalités multiples. Aucun extérieur ne permet de les contempler. Tout est intrinsèque à la réalité globale, même lorsque l’on tente de s’en affranchir. Pour Carlo c’est la possibilité même de réfléchir sur le tout qui est impossible.

‘Degré complexe’, on y est presque

L’explication donnée à la stabilité macroscopique repose sur la complexité croissante des interactions qui fait disparaître leur pointillisme. Carlo fait ainsi de la complexité le principe mélangeur de la perception, utilise au détour d’une phrase la notion de ‘degré complexe’ sans préciser comment le relier à la mécanique quantique. Il est au seuil de comprendre l’ensemble de la réalité mais ne veut pas menacer ce nouveau monisme fragile tiré de la mécanique quantique. Il refuse de réintroduire une scission dans son ‘intérieur’ devenu homogène et dénigre explicitement l’idée de ‘niveaux’ de réalité. Il n’en est pourtant pas loin, avec son ‘troisième’, qui n’est pas équivalent aux deux autres. Un plan d’existence les sépare.

Dans ce livre Carlo reste derrière la porte, avec ses interrogations sur l’esprit et la conscience, qu’il avoue irrésolues. Sa position est finalement proche du matérialisme éliminatoire, même s’il cherche à s’en décoller. Ce qu’il élimine est la possibilité de s’observer conscient, de devenir extérieur à son expérience à la première personne. Celle-ci devient simplement une intrication quantique sophistiquée. C’est le cas mais Carlo n’a pas vraiment résolu le ‘difficile problème’ de Chalmers, se contente de déclarer qu’il n’a pas de sens, comme dans l’épiphénoménisme. Il en fait un avatar de notre tendance à ajouter un ‘Dieu de l’orage’ à l’orage. Cette tendance n’est plus nécessaire quand l’orage a reçu une explication physique mais ne disparaît pas pour autant. De même pour le ‘difficile problème’, qui devient purement métaphysique. Mais comment Carlo est-il sûr que nous ne sommes pas le Dieu de l’orage en plus de l’orage ? Les possibilités inouïes de la mécanique quantique l’ont tellement impressionné qu’il peut y loger toutes ses prétentions.

Un petit saut supplémentaire

Je n’y suis pas arrivé. Le saut complémentaire à faire n’est pas si difficile. Il suffit d’accorder à la réalité une quantification différente, plus fondamentale que celle de la théorie quantique : celle de la complexité.

L’approximation auto-réalisée par le monde sur ses propres interactions est l’un des principes fondamentaux de Surimposium. Il établit des niveaux/attracteurs à la dimension complexe. Dans ces niveaux émergents s’enracine la notion de substance. La réalité s’apparaît comme substantielle à elle-même, avec d’autant plus d’épaisseur qu’elle se complexifie. Voici la rencontre espérée entre regards descendant et ascendant, téléologie et ontologie, qui s’accordent enfin à dire qu’elles décrivent la même chose.

Débarrassés des interprétations quantiques, nous le sommes, grâce à la remarquable analyse de Carlo Rovelli. Débarrassés de notre expérience substantielle, nous ne le sommes pas, grâce à Surimposium. Notre regard n’a perdu aucune épaisseur. Le monde n’est pas plus transparent qu’avant. Au contraire il a gagné une multitude de strates géologiques, du grouillement quantique au belvédère de la conscience.

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