Plus belle l’histoire

Abstract: Nous avons toujours aimé les belles histoires, affirme Aristote Array pour nous reconnecter aux conspirationnistes. Le problème, lui rétorqué-je, est qu’aujourd’hui nous ne savons plus différencier les vraies belles histoires des fausses, sous la pression du relativisme et d’un affaiblissement certain du niveau d’éducation.

« Je ne comprends pas pourquoi les gens se passionnent pour de faux complots, alors qu’il en existe tant de vrais », Julien Assange

Soyons dubitationnistes

Aristote Array, en ouverture d’un dossier de philosophie sur le conspirationnisme, tente de le démarquer du dubitationnisme, la simple propension à douter d’un discours officiel. Effort louable. L’érudit a en effet l’impression aujourd’hui de baigner dans une société majoritairement conspirationniste. S’il veut s’y raccrocher il faut cesser de faire de la conspiration un extrémisme. Sinon c’est lui-même qui devient a-normal. Refuser de voir des conspirations partout est une folie !!

Redonnons donc un peu de bienséance au conspirationnisme en le rebaptisant dubitationnisme, comme le fait Array. Il donne en exemple un ami italien qui met « sincèrement en doute que les américains se soient posés sur la Lune en 1969 ». Comment ont-ils pu réaliser un exploit pareil avec la technologie des années 60 ? Tout le monde entend favorablement l’argument. Array ne le déboute qu’avec le contre-argument du complot impossible à dissimuler, parce qu’il aurait impliqué les 400.000 personnes travaillant à la Nasa et les médias. Impossible de faire taire un nombre pareil de délateurs potentiels.

Dubitationniste ou stupide?

Array voit gentiment en son ami un simple dubitationniste, alors que la plupart des gens éduqués l’auraient jugé stupide. Array a-t-il vraiment besoin de présenter son contre-argument pour qu’on y pense spontanément ? Pour les enfants qui assistent à la scène, sans doute. Mais pour un adulte ? Le dubitationnisme ne met pas en lumière un meilleur esprit critique contemporain, mais un affaiblissement éloquent du niveau d’éducation, compensé paradoxalement par une confiance renforcée en son niveau de connaissance. Que connaît en fait l’ami des possibilités technologiques des années 1960 ? Il se contente de les juger à l’aune de celles d’aujourd’hui, dont le détail lui est probablement aussi flou. Il y a tant à savoir que l’on ne sait plus rien, à part quelques généralités superficielles.

Ce n’est pas le seul auto-aveuglement dont use Array pour reconnecter son lectorat conspirationniste avec les érudits. Et cela mine son effort. Je fais davantage confiance à Gérald Bronner, sociologue auteur de ‘La démocratie des crédules’, qui met le conspirationnisme sur le compte de nos biais cognitifs. Plus déculpabilisant. Ces biais font de tous des conspirationnistes en puissance. Ne pas déraper c’est prendre le contrôle de ces micro-robots aveugles, tâche qui renforce notre identité adulte au lieu de la menacer.

Les bonnes histoires

Bronner est cité par Array mais celui-ci n’est pas convaincu. Les biais ne suffiraient pas à rendre conspirationnistes des gens qui ne le sont pas au départ —c’est ne pas voir le caractère fondamental, en tant que micromécanisme, d’un biais. Array veut ajouter l’attrait pour les bonnes histoires. Malheureusement il en ajoute trop un peu plus loin. Il convoque Luc Boltanski et son ‘Énigmes et Complots’ (2013) : la culture occidentale, en voulant s’approprier l’Histoire, l’a aussi normalisée, entraînant une poussée réactionnelle de l’attrait pour le roman, les énigmes, le fantastique. Un attrait pour les bonnes histoires ? Oui, mais aussi une séparation claire, dans l’esprit de nos aïeux, entre le réel et le fantasmé. C’est cela qui est gommé aujourd’hui. Parce que nous n’apprenons plus à contrôler nos biais de confirmation. Bronner va mieux au fond des choses.

L’Homme du ressentiment

Brièvement le conspirationniste est pris ensuite à rebrousse-poil, avec Max Scheler et son ‘L’Homme du ressentiment’ (1912) : le déclassé occidental est « un semi-intellectuel, surnuméraire, anomique, s’excluant lui-même de la vision du travail social et se tenant volontairement dans les marges ». Array voit dans la paranoïa du déclassé le terreau de l’extrême-droite populiste. Encore une fois c’est un constat superficiel et non le micromécanisme. Comment expliquer un tel constat alors que les conditions de confort et d’intégration sont aujourd’hui très supérieures à l’après-guerre ? Les ruines du monde occidental auraient du être le théâtre du chacun pour soi, or au contraire elles ont généré un puissant collectivisme, qui s’inverse aujourd’hui dans un égocentrisme populaire, au milieu d’une profusion d’avantages sociaux.

Le micromécanisme à saisir est la mouvement de balancier entre individualisme et collectivisme. Plus l’un s’est renforcé, plus le balancier repart vivement dans l’autre sens. Vers l’individu actuellement. Le biais de confirmation, au service de l’individu, en profite. Le conspirationnisme devient la norme. Mais la philosophie n’est-elle pas de s’élever au-dessus des normes ?

Le conspirationnisme c’est la clé

Enfin Array nous vante le conspirationnisme en tant que clé de lecture unificatrice. La CIA, les Illuminati, toutes ces forces occultes ont l’énorme avantage d’avoir des moyens illimités, quasi divins. Nous n’aimons pas les histoires en suspens, les mystères résiduels, l’incertitude. Les forces occultes permettent de terminer l’histoire, de l’unifier. Rien de nouveau. Nous avions inventé le Dieu du Tonnerre pour unifier tous ces bizarres phénomènes climatiques qui trempaient, assourdissaient, foudroyaient. L’hypothèse Illuminati est-elle plus moderne ou plus obscurantiste ?

L’article d’Array est bien mal structuré. Il liste et mélange les causes sans les articuler. La culture tue parfois la structure, ou la dissimule, assurément. Horizontalité du conteur, auquel manque la verticalité de l’analyste. Pas de morale à tirer. Array veut rendre le conspirationniste plus à l’aise dans sa peau, sans la rendre moins étriquée. Il finit avec un joli mot : « Les bons contes font les bons amis ». Convaincre un conspirationniste avec un conte différent du sien ? Heureusement les auteurs suivants, dans ce dossier de Philomag, savent que c’est impossible. Seul espoir : que son propre conte l’oblige à avaler quelque chose de tellement énorme qu’en final de cette Grande Bouffe de Fake News… il explose. La fausse réalité se désintègre complètement ou bien elle grossit encore.

Et si nous faisions un peu de bayésiannisme?

La réelle modernité de la lecture des évènements n’est pas signalée : c’est d’intégrer l’incertitude à notre identité. Ne pas fragiliser notre identité avec le mystère mais au contraire la renforcer avec les outils nécessaires. Par exemple le bayésiannisme, qui gradue de l’agnosticisme à la certitude presqu’absolue. Chaque nouvelle donnée précise la position du curseur. Rien n’est jamais certain, surtout pas le mystérieux complot, mais notre doute se précise. Voilà où peut se renforcer une identité moderne. Ce qui demande un effort d’éducation et non pas son délitement. Et particulièrement en raison de la Grande Inversion des flux d’information.

Il persiste ainsi une énorme distance entre le conspirationnisme vain, mélangeant contes et réalité, né dans l’ennui et affamé de spectacle, et le doute structuré, précis, qui affermit notre emprise sur la réalité, la rend plus collective parce que plus proche du réel en soi.

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Complotisme. Pourquoi se raconte-t-on des histoires ? Philosophie Magazine avril 2023

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