Toucher n’est pas tendre…

Abstract: Suite de l’article sur les placebo, guérisseurs et patasciences. L’empathie nous est donnée. Impossible à pomper mais facile à simuler, sans plus de culpabilité que pour administrer un placebo. La finalité est le bénéfice pour l’autre, et non la satisfaction d’un faux idéal de droiture en soi. Bien simuler est tricher avec ses propres émotions comme on le fait pour l’autre. L’Observateur technique en soi sera bientôt remplacé avantageusement par une IA. Simuler les émotions est aussi empêcher leur extinction, véritable amputation mentale qui menace à vaste échelle. Recommençons, malgré les virus, à nous toucher. Cela fait très longtemps qu’ils sont intégrés, eux aussi, à notre humanité.

Sortir le soin de la cohorte

Le soin s’avère le vecteur de l’effet placebo, dialogue sans mots adressé directement aux centres émotionnels du patient. Sans le soin, le médecin perd une partie importante de son efficacité. Il se réduit à une action technique et biologique. La partie ignorée n’est peut-être pas la plus vitale, mais la plus personnalisée certainement. L’effet placebo du soin, en donnant au patient la possibilité de s’auto-améliorer, utilise strictement ses mécanismes physiologiques personnels, et non un modèle de sa physiologie tiré d’une cohorte.

Impossible d’avoir un effet soin en se contentant de tendre une ordonnance par-dessus le bureau. Comment toucher un centre émotionnel de cette façon ? Mais quelle que soit la mesure naturelle d’empathie dont dispose le médecin, elle s’épuise dans le métier, asséchée par la file perpétuelle de plaintes. L’empathie ne s’apprend ni ne s’achète, non plus. Mieux comprendre l’autre est l’entraînement de son Observateur. Cela ne met pas ses émotions au diapason des autres. L’empathie nous est donnée à ressentir, pas décidée. Faut-il alors la simuler ?

Examinons la tromperie

Simuler l’empathie semble une hérésie, une tromperie pour l’autre. Comme la prescription d’un placebo… et nous avons vu que c’est une culpabilité mal placée. Simuler l’empathie est une tromperie seulement en supposant qu’en manquer est une faute. Mais si elle nous est donnée, où est le propriétaire de la faute ? Notre responsabilité ne s’étend pas à nos gènes. Nous avons bien assez d’autres héritages parentaux à assumer. Le pragmatisme pose une question simple : Est-ce que l’empathie simulée apporte quelque chose à l’autre ?

Oui. Tout indique que oui. Même quand l’Observateur du patient est parfaitement au courant que le médecin simule, au moins partiellement, son empathie. Qui, à vrai dire, peut croire raisonnablement que le médecin se livre entièrement, corps et âme, à son soin ? Aucune Raison. Mais l’Émotion, elle, le peut. L’émotion n’est pas très maligne. Très facile à abuser en fait. L’inconscient n’est pas un second moi prenant ses décisions indépendamment, comme pourrait le suggérer la psychanalyse freudienne. Il se contente de construire le plancher de notre scène mentale, à partir des matériaux les moins complexes. Il se charge d’analyser le langage corporel non pas parce que c’est difficile pour la conscience mais au contraire parce qu’il est tellement sommaire qu’il vaut mieux laisser la conscience s’occuper de discours plus compliqués.

Au voleur !!

Il est facile de tricher avec l’inconscient et ses émotions. C’est pourquoi les charlatans réussissent aussi bien à abuser autrui. Ils sont experts en langage corporel et en promesses faciles. Nourriture déjà digérée pour les émotions. L’Observateur du client tente-t-il un avertissement ? Il est noyé dans l’acquiescence où dominent les émotions réveillées. Peu importe même que le client soit averti de ses propres biais. Les biais n’existent que pour l’Observateur.

À l’inverse le médecin animé de l’idéal solidaire le plus pur, mais dépourvu du langage corporel adapté, exerce un soin médiocre. Malgré son effort conscient en ce sens, il sera considéré comme trop intellectuel. Il ne peut compter que sur l’efficacité biologique de ses traitements. Même ainsi, l’amélioration sera volontiers attribuée à un autre que lui, mieux connecté aux émotions du patient, par exemple un guérisseur qui aurait ajouté sa potion à la prescription médicale. Il y a eu action biologique, mais le succès est attribué au placebo. Le médecin vit cela comme un grand problème de société, dans lequel il ne se sent pas personnellement impliqué. Il a tort : il s’est fait voler son effet placebo par quelqu’un d’autre…

Carbone-out

Le ressenti empathique ne s’apprend pas. Les grands paternalistes et les mamans universelles ont toujours fait les meilleurs médecins de famille, les apôtres du soin. Mais la simulation et en particulier son expression corporelle, elles, s’apprennent. Même le professeur le plus glacial finit par en avoir, en fin de carrière, quelques rudiments. J’ai vu de grands patrons paranoïaques des hôpitaux, avec l’âme oubliée à la naissance, finir par poser une main sur l’épaule d’un patient. Leurs propres douleurs venues avec l’âge ont réussi à ouvrir une minuscule chatière à l’empathie.

Le langage le plus facile de l’empathie est celui qui nous est donné. Une chance ? Pas sûr. Pensez aux médecins effondrés authentiquement par toutes les souffrances qu’ils rencontrent. Leur inconscient ne met pas longtemps à se carboniser. Simuler profite à l’autre en évitant le carbone-out chez soi ! Comment procéder ? En trichant avec nos propres centres émotifs.

Le parent n’est pas remplacé par l’IA

Regardez cet enfant. Ne vous rappelle-t-il pas les vôtres, avec son agitation, son air apeuré devant vos instruments, ou sa curiosité ? Suggérons à notre inconscient que chacun de ces enfants est celui que nous aurions pu avoir. Quant aux adultes ? N’ont-ils pas souvent leurs traits juvéniles qui percent derrière leurs plaintes ? Les rébellions et les frustrations ne sont-elles pas les cicatrices des adolescences ? Les vieux ne sont-ils pas simplement retombés en enfance ?

Certains adultes n’ont pas besoin de simulation. C’est en passe de devenir, à l’heure de l’émancipation et de l’indépendance personnelle, le plus courant. L’Observateur du médecin discute avec celui du patient. Contrat technique. L’Observateur médical sera bientôt une IA, plus exhaustive et disponible. Le soin sera perdu.

Un peu de vice collectif pour les vicissitudes individuelles

Mais il sera toujours regretté, tant que nous soignons des humains. L’Observateur intérieur peut s’efforcer d’ignorer les émotions, elles ont assez d’indépendance pour ne pas disparaître. C’est parce que le médecin est pressé qu’il ne prend pas le temps de leur ouvrir la porte, et l’humain moderner s’est entraîné lui-même à les policer. La décrépitude dans laquelle est tombée l’examen clinique aggrave les choses. De même le patient ne s’attend plus à être examiné. Parallèlement aux enseignants qui n’aident plus les élèves à s’habiller, les médecins ne regardent que ce qui est facile à inspecter. Plus personne ne se touche. Les virus modernes ont jeté l’anathème sur le toucher, pourtant la voie royale vers les émotions.

La tromperie est déjà une valeur marchande. Injectons des capitaux positifs —la tromperie qui enrichit les émotions de l’autre— plutôt que des capitaux négatifs —la tromperie qui nuit à notre idéal de pureté praticienne. Nous avons un effort collectif autant qu’individuel à entreprendre pour le soin. Et ce n’est pas seulement une question d’effectifs…

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