Quel rôle pour la philosophie face à la science?

Abstract: Des deux directions de la pensée, complexification et décomplexification, une seule est nécessaire à l’utilisation courante de la science, tandis que les deux sont impératives pour l’exercice plus difficile de la philosophie.

Une matière soumise au réductionnisme

Il existe deux directions de la pensée : la complexification et la décomplexification, appelée aussi réductionnisme. Ces deux directions sont présentes en philosophie comme en science. La complexification consiste à réaliser un objectif désirable à partir de micromécanismes correctement identifiés. La décomplexification consiste à décrypter ces micromécanismes à l’aide d’une théorie. Cependant les efforts de la philosophie et de la science dans ces deux directions ne sont pas perçus de la même façon.

La science concentre ses efforts sur la matière. Dévoiler son intimité n’a que des avantages. Tous les humains la plient à leur volonté, réalisent leurs désirs, sans même savoir comment ils font. Énorme succès de la science complexifiante, alors même que très peu savent l’utiliser pour décomplexifier la matière.

Le réductionnisme philosophique est moins populaire

La philosophie concentre ses efforts sur l’esprit. Dévoiler son intimité prend cette fois l’allure d’un viol, car ce sont les humains eux-mêmes qui sont la cible. Leurs désirs sont exposés, analysés, pesés. À l’aune de quelle théorie ? Celle d’un philosophe ayant exploré son propre univers mental. Délicat d’en faire une théorie universelle. De même que la matière peut protester contre une théorie scientifique en refusant de se comporter comme prévu, l’esprit humain se rebelle contre une théorie philosophique qui ne correspond pas à ce qu’il éprouve. Cependant autant la rébellion de la matière est rare, car sa complexité est limitée, autant la rébellion de l’esprit est presque systématique, car jamais une philosophie ne correspond exactement à une autre personnalité que celle de son auteur.

Cette différence fondamentale a créé des disciplines fort contrastées : les scientifiques cherchent à s’unir autour d’un consensus ; les philosophes cherchent à se diversifier en une constellation d’étoiles phares de la pensée, autour desquelles les esprits attirés par elles peuvent graviter.

Les scientifiques travaillent à renforcer le collectivisme qui nous relie tous à la matière. Les philosophes travaillent à renforcer notre individualisation. Inévitablement la popularité des deux disciplines diffère. Le collectivisme fondamental de la science profite à tous. Le discours d’un philosophe peut n’intéresser que lui-même.

De la science complexe sans savoir

Pourtant ce n’est pas la raison principale qui rend la philosophie moins populaire que la science aujourd’hui. La véritable raison, vous l’avez peut-être devinée avec mon introduction, vient en effet de ces deux directions de la pensée, complexification et décomplexification, et de l’endroit d’où elles démarrent pour science et philosophie.

La science complexifie à partir d’une base parfaitement commune. Peu importe qu’un humain ne comprenne rien à la physique atomique, il sait qu’il est fait des mêmes atomes que ses congénères. Quel que soit son degré de sophistication mentale, il peut se servir de la technologie pour communiquer et plier l’environnement à ses désirs. Oui, Monsieur Jourdain, vous faites de la science complexe sans le savoir !

La décomplexification philosophique est obligatoire

La philosophie académique complexifie à partir d’une base fort peu commune, est dépourvue d’ “expériences” qui permettraient de vérifier que les esprits et la société se comportent de la manière prévue. La seule “technologie” philosophique consiste en des maximes à la portée seulement contextuelle, qu’il faut manier avec prudence.

Autrement dit, en matière de science, l’humain n’a aucune obligation de décomplexifier lui-même, de s’astreindre au difficile travail de chercheur. Tandis qu’en matière de philosophie c’est un impératif ! Or la recherche philosophique est exigeante en temps et intellect. Il faut étudier longuement des auteurs au langage souvent abscons. S’y intéresser demande d’avoir construit des désirs semblables aux leurs, de s’être déjà beaucoup complexifié. En philosophie la charrue vient avant les boeufs. Avec ses grands auteurs, l’école place une charrue philosophique trop lourde devant les esprits juvéniles, bien loin d’avoir construit le désir de la pousser.

Tous philosophes ?

Ceci a provoqué l’essor des pensées populaires, auxquelles les grands esprits renâclent à donner le titre de “philosophies”, qui regroupent les dictons, méthodes de réalisation personnelle, romans ‘tranches de vie’, bandes dessinées, groupes de discussion. Leur accessibilité permet à chacun de trouver une “théorie philosophique du monde” qui se rapproche de la sienne.

Tout le monde serait-il devenu philosophe, dans ce cas ? Malheureusement non, pour trois raisons.

Trois échecs de la philosophie académique

1) D’une part l’enseignement de la philosophie est, comme celui des mathématiques, indigeste pour beaucoup trop d’élèves. Il cantonne la discipline dans une image élitiste et inaccessible. Un fossé s’est formé entre la pensée populaire et la philosophie académique, comme d’ailleurs entre le pseudo-scientisme populaire et la science. Mais, nous l’avons vu, le fossé scientifique n’empêche pas de se servir de la technologie tandis que le fossé philosophique interdit de profiter des grands auteurs.

2) D’autre part le fossé philosophique n’est pas qu’une barrière à la compréhension. Il l’est aussi pour élever son désir. S’astreindre à lire un texte difficile est accéder au désir de l’auteur et ainsi, complexifier le sien. Tandis qu’un ouvrage populaire suffit à satisfaire un désir simple. Pas de frustration. Les esprits libres tendent en fait à choisir des récompenses simples. Les grands auteurs ont toujours été ligotés, torturés par leurs désirs.

3) La médiatisation favorise aujourd’hui l’information de type fast-food plutôt que son élitisme. En cherchant à plaire, elle enferme les individus dans des mondes stéréotypés et statiques. Elle compartimente les conflits au lieu de favoriser leur développement constructif. En ce sens, les algorithmes des réseaux sont radicalement contradictoires avec la philosophie, qui est une gestion des conflits.

Que faire pour redonner du lustre à la philosophie?

Point (1): Comme pour les mathématiques, il ne s’agit pas de donner aux élèves des “technologies” de la pensée dérivées des grands auteurs, mais d’apprendre à apprendre. Comprendre simplement que l’esprit est une complexification progressive, qu’une variété de méthodes peuvent être employées, pourvu qu’elles permettent de poursuivre cette complexification. Apprendre à repérer les méthodes qui font stagner et celles qui permettent de poursuivre son développement personnel. La philosophie académique devrait se concentrer sur l’histoire personnelle des auteurs plutôt que leur pensée, préciser pourquoi, à un moment ou un autre, ils se sont mis à stagner. Ce que les grands auteurs ont en commun avec les jeunes est leur rébellion.

Le fossé philosophique, objet du point (2), est plus facile à franchir. Une revue comme Philosophie Magazine le fait fort élégamment. Il s’agit d’une part de se rapprocher de nos désirs contemporains, c’est-à-dire de traiter l’actualité, d’autre part présenter les micromécanismes philosophiques de manière digeste. Pas de cours magistral sur la pensée d’un seul auteur, mais un résumé bref et accessible des pensées célèbres sur le sujet. Chaque article produit ainsi un “nuage d’erreurs” cernant la vérité personnelle que chacun concevra à cette occasion. Vérité complexe et non réductrice.

Enfin le point (3) rejoint le (2). Lutter contre le fast-food médiatique c’est se servir des mêmes ingrédients, des faits et des préoccupations courantes, mais en proposer une cuisine plus élaborée, dans un langage restant accessible. Une gastronomie sans prix élitistes…

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