Sommes-nous propriétaires de nos caractéristiques génétiques ?

Abstract: Un abîme sépare les occidentaux qui s’estiment propriétaires de leurs caractéristiques génétiques et les mélanésiens n’ayant déjà quasiment aucun sens de la propriété personnelle, encore moins génétique. Qui est positionné correctement sur le plan éthique ? Tout dépend de l’importance donnée au collectif. La posture occidentale montre à quel point le collectivisme s’est dégradé dans nos démocraties soit-disant éclairées. Mais les choses se compliquent quand ce sont des entreprises privées qui veulent tirer profit des données.

La goutte calédonienne scrutée

Une étude de grande envergure sur la goutte est en cours en Nouvelle-Calédonie. Objectif: mieux comprendre la génétique de cette maladie, particulièrement agressive pour les articulations et le rein dans nos îles. Elle n’est pas que péjorative cependant. L’expérience montre que les goutteux calédoniens ne font jamais de démences séniles type Alzheimer. L’excès d’acide urique protège apparemment la mémoire. J’ai pris l’habitude d’annoncer aux jeunes goutteux qu’ils se souviendront de toutes leurs crises 😉

Avec ses cas nombreux et caricaturaux, la Nouvelle-Calédonie est l’endroit idéal pour étudier la goutte. Un observateur devine rapidement que la maladie est génétique et non liée à des abus alimentaires, qui ne servent que de révélateurs. Les goutteux mélanésiens sont minces et secs, peu enclins aux excès. Ils finissent pourtant fréquemment porteurs de tophi (tophus au singulier), boules de concrétions uratiques disséminées au voisinage des articulations, exsudant une craie jaunâtre quand elles fistulisent à l’extérieur.

Une startup américaine s’intéresse aux gènes locaux

Mais revenons au design de l’étude, car c’est là mon sujet. Un professeur métropolitain en visite aux îles découvre la goutte calédonienne et propose à une start-up de Seattle une étude pour identifier la génétique particulière de cette population. Une jeune rhumatologue est envoyée dans les îles pour recruter près de 2.000 personnes et les classer en 3 groupes, goutteux purs, goutteux insuffisants rénaux, et témoins. Tout le monde est typé génétiquement.

Nos gènes… voilà un niveau de construction passé récemment dans la propriété individuelle. À l’ère du vampirisme des données par les multinationales, les caractéristiques génétiques sont devenues objet d’une protection spécifique. Impossible de faire le moindre test sans votre accord éclairé et dûment signé. Même lors d’un diagnostic de routine, par exemple confirmer la probabilité d’un rhumatisme inflammatoire par la recherche d’un gène fréquemment associé, le médecin doit remplir une paperasserie lourde et décourageante.

Effets secondaires du protectionnisme

Ce nouveau wokisme a fait surgir du néant des institutions prétentieuses et pontifiantes, dédiées à la protection des données personnelles, qui ralentissent les recherches et augmentent nettement leur coût administratif. Par exemple 2 mois ont été nécessaires pour que notre cabinet de rhumatologie, le seul en Calédonie, puisse rentrer dans l’étude, après que la start-up nous ait sollicités en raison d’un recrutement insuffisant.

Nous voici donc occupés à faire lire les formulaires de consentement à nos patients mélanésiens. Devant les questions posées, ils ouvrent des yeux ronds : « Acceptez-vous que votre prélèvement soit transféré aux Etats-Unis et au Canada pour analyses ? Ai-je bien compris que ces pays ne disposent pas du même niveau de protection des données que les pays de l’Union Européenne ?… » L’incompréhension est totale. Un peu gênant pour une signature “éclairée”. Ils sont perdus, hésitants, et ne posent finalement leur paraphe que parce que nous sommes un pays où les gens font encore confiance à l’équipe soignante.

Le génotype est-il monnayable ?

En résumé il est demandé : “Acceptez-vous de partager gracieusement votre génotype avec le laboratoire ?” Cette question présuppose que l’individu est propriétaire de son génotype, ce qui est avéré en Europe. Mais y a-t-il eu un débat philosophique de fond à ce sujet ? Je n’en trouve aucune trace. L’amalgame est évident avec les données personnelles acquises, tout ce qui fait la spécificité de l’individu du fait des choix qu’il a fait dans sa vie. Mais le patrimoine génétique, qui lui est donné à la conception (et non la naissance), fait-il partie de la propriété individuelle ou du patrimoine de l’humanité en tant qu’espèce ?

Il y a en effet deux réclamations possibles à propos de ce patrimoine : celle de l’individu organisé à partir de cet ensemble d’informations, et celle du collectif qui “met à disposition” cet ensemble à partir d’une vaste bibliothèque. Les responsabilités sont partagées. L’individu peut recevoir certains gènes médiocres, alors le collectif doit s’efforcer de corriger les inconvénients directement liés à ce mauvais tirage. Le collectif peut vouloir enquêter sur les effets des attributions, alors l’individu doit participer à cet effort bénéficiaire à l’espèce.

L’utilité publique

La propriété individuelle des gènes s’efface devant une enquête d’utilité publique. Éthiquement il ne devrait pas être nécessaire de demander un consentement si le typage génétique est dans l’intérêt collectif. Si les pôles individualiste et collectiviste (le soliTaire et le soliDaire) étaient équilibrés dans le citoyen contemporain, il n’y aurait eu nulle nécessité de créer tout ce formalisme. Son poids administratif indique à quel point le collectivisme est en berne aujourd’hui.

N’est-il pas étonnant que ce soit le collectif social qui supporte le coût de ces comités, qui vont à l’encontre de son intérêt, et qui devraient relever du milieu associatif, plus adapté à la défense locale des intérêts individuels ? Cela éviterait ces situations hallucinantes où les inquiétudes de citadins hyperconnectés mais solitaires sont tatouées sur des îliens déconnectés mais communautaristes.

Quid des retombées individuelles ?

Dans notre exemple de la goutte cependant, il existe une faille : le recueil des données profite à une entreprise privée, étrangère de surcroît. Le bénéfice des recherches n’ira pas au collectif mais à la startup. Normal, c’est elle qui finance, après tout. Il semblerait logique que les îliens puissent profiter ultérieurement d’un traitement innovant de la goutte développé d’après ces recherches. À quelles conditions ? Le fait d’avoir donné consentement permettra-t-il par exemple d’en bénéficier au prix coûtant ? Le formulaire n’en fait pas mention. Le futur économique de l’étude en est absent.

Au final, qui les comités d’éthique protègent-ils ?… est-on en droit de se demander. Les individus ou la chaîne commerciale pharmaceutique ? Le consentement, qui n’est éclairé en rien, autorise simplement de prélever les données en toute légalité, sans retombée pour les individus ni le collectif dans son ensemble. Le bénéfice est compartimenté.

Un échelon hiérarchique est occulté

Il manque ici clairement un échelon de négociation, celui entre la startup et les gouvernements. Si l’étude et ses retombées financières ne sont pas dans le domaine public, il faut préciser comment les participants à l’étude peuvent profiter de leur consentement. Les réclamations sur le patrimoine génétique se présentent ainsi : les individus ont des réclamations justifiées sur les maladies issues de ce patrimoine, ce qui constitue des droits sur leurs données génétiques. Et le collectif a des droits également sur ces gènes pour améliorer le bien-être collectif.

La startup doit faire valoir tous ces droits. Cependant les droits du collectif sont hiérarchiquement supérieurs aux droits individuels. Raison pour laquelle le consentement du gouvernement à l’étude faite par la start-up est prioritaire sur celui des individus. Ce consentement doit être assorti de retombées pour les individus, ne serait-ce qu’un accès facilité aux soins. Cette étape, bien plus essentielle en matière d’éthique que les formulaires individuels, est manquante.

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Erratum: Après plus ample discussion avec la jeune rhumatologue qui a fait l’essentiel du recrutement il apparaît qu’il y a bien eu négociation entre le collectif et la startup. En l’occurence le collectif est celui des chefs coutumiers mélanésiens et le contrat indique qu’il recevra une fraction des retombées économiques positives éventuelles de l’étude. Dont acte. Il est dommage que ce point très positif ne soit pas indiqué dans le formulaire de consentement, qui signalait au contraire « l’absence de bénéfice direct pour les participants ». Sans doute une bonne formulation pour un européen qui se demande s’il va être rémunéré, mais inadaptée au mélanésien, qui est profondément intégré au collectif et se mobilise sans difficulté quand c’est dans l’intérêt de la coutume.

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