Un diagnostic de la sociologie

Abstract: À l’occasion d’un indice publié par l’Éducation Nationale, qui montre une ségrégation éducative croissante, je montre que sociologie et philosophie se perdent dans la description des symptômes sans véritable démarche diagnostique. En cause, la faiblesse des modèles psychologiques de l’humain caché derrière le citoyen. Les neurosciences, qui vampirisent la psychologie plutôt qu’elles la font progresser, n’améliorent pas les choses.

Symptômes pris pour des causes

L’indice de position sociale révélé (à contrecoeur) par l’Éducation Nationale montre que la ségrégation explose dans l’architecture scolaire. « Les français auraient-ils troqué la passion de l’égalité pour une passion ségrégative ? », demande Martin Legros dans Philomag. Les raisons du troc ne sont pas abordées. Intuitivement on devine que la ségrégation éducative a les mêmes racines que le populisme ethnique, l’ostracisme de classe, le combat pour la laïcité, etc. Il faudrait les remonter à l’immigration incontrôlée, qui mélange des peuples à marche forcée et détruit leurs marques identitaires. L’intégration des peuples est aussi inéluctable que fort lente, trans-générationnelle par nature. Entretemps, toute identité bousculée hâtivement s’exacerbe !

Le pouvoir insignifiant de la sociologie

Ainsi l’indice vilipendé est un symptôme sans guère d’intérêt s’il ne conduit pas à l’étiologie. Des symptômes sociaux, il en existe une multitude. Les médias s’affolent à peindre leurs floraisons incessantes. Quel temps pour les analyser, trouver leur étiologie, proposer des traitements ? Très peu. La société du spectacle s’intéresse moins aux hypothèses, au détail des micromécanismes, aux projections incertaines. Elle cuisine à l’émotion, à la flatterie, des sujets qui en sont dépourvus, dont la prise en charge plus rigoureuse nous inquiète.

En effet les affaires sociologiques impactent nos vies et nous ne souhaitons pas que des équations sans âme les dépouillent de leurs sentiments. Pourtant égalité et inégalité sont bien des objets mathématiques, à la base. Les règles qui dirigent nos représentations mentales sont des algorithmes. Utiliser les bonnes méthodes d’analyse n’empêche pas de conserver le poids de chacun des facteurs, en particulier celui très fort des sentiments et de la morale. Un cerveau émotif ne fait rien d’autre. Une analyse qui s’efforce de le modéliser ainsi est adéquate. Et trouve les solutions susceptible de lui convenir. Du moins au plus grand nombre de ses exemplaires… 

Décrépitude diagnostique

Détailler les symptômes n’a d’intérêt que lors de la démarche diagnostique, lorsque plusieurs étiologies sont en concurrence. Quand cette démarche a abouti, continuer à détailler les symptômes est stérile. On attendrait mieux ici d’un espace de réflexion philosophique tel que Philomag. On trouve analyse plus fine dans les revues d’actualité spécialisées. Mais les espaces dédiés à la sociologie ne traitent en général que des symptômes. Pourquoi cette décrépitude intellectuelle ? À l’évidence en sociologie les diagnosticiens se mettent moins facilement d’accord qu’en biologie. Les maux de notre bonne société manquent de dénomination précise, de physiopathologie claire et de conduite thérapeutique validée. Des termes comme ‘populisme’, ‘élitisme’, ‘suprémaciste’, relèvent d’apparences plutôt que de maladies. Ou alors cela revient à nous déclarer tous malades ! Mais au fait, une question de fond : qu’est-ce qui relie symptôme et diagnostic ?

Une organisation. Plusieurs ensembles interactifs reliés hiérarchiquement. Des micromécanismes produisent des stabilités qui deviennent éléments d’un ensemble supérieur. En médecine, ces niveaux hiérarchiques s’appellent molécules, biochimie, organites, cellules, organes. Un bon médecin sait que son patient n’est pas réduit à un corps et continue l’organisation ainsi : sens, perception, interprétation, personnalité, conscience de soi. Chaque niveau peut être l’origine de dysfonctionnements, susceptibles de retentir sur les autres. La direction ascendante, de la biochimie vers le psychisme, est bien connue des médecins. La direction descendante, ou comment la personnalité influence la physiologie, reste encore en bonne part mystérieuse —voire est niée— et repose sur l’expérience personnelle du médecin. Repérer le bon niveau du dysfonctionnement ne fait l’objet d’aucune procédure codifiée. La médecine est compartimentée en spécialités et il faut avoir la chance de s’adresser à la bonne. Le bon vieux médecin de famille est le seul qui reste transdisciplinaire et son aura décroît. Où allons-nous trouver les thérapeutes sachant faire du diagnostic étagé ?

Un “Societarium” terriblement flouté

Ce détour par la médecine est utile. Il montre la difficulté à relier symptôme et diagnostic même avec des bases physiologiques connues. Or la sociologie repose sur des micromécanismes bien plus floutés. Si la cellule est l’atome de la médecine, avec des similitudes qui permettent d’en faire des éléments identiques, l’approximation est bien plus aventureuse en sociologie. Son atome est le citoyen, chacun doté d’une personnalité spécifique et susceptible d’influence particulière sur ses voisins. Heureusement le citoyen n’est pas entièrement unique. Il partage avec les autres de nombreux mèmes, objets mentaux hiérarchisés qui forment ce que j’appelle le Societarium, la partie sociale de notre complexité.

Dans la dimension complexe, chaque être humain comprend en effet un Materium physique, un Biologicum vivant, un Stratium1psychisme en tant que stratification de représentations mentales spirituel et dans ce dernier un Societarium collectif. Cette description vous semble probablement fantaisiste si c’est la première fois que vous me lisez, mais vous allez comprendre son intérêt dans un instant.

Se réancrer dans la dimension complexe

Chaque section de la complexité produisant une diversité croissante d’organisations possibles, il devient très difficile d’en codifier les niveaux quand on l’escalade. Nous venons de le voir en médecine ; les médecins sont meilleurs en dépistage des incidents biologiques que des psychiques. Les sociologues, eux, partent d’éléments a priori tous différents —les citoyens— mais reliés néanmoins par les mèmes, ce qui évite à la société d’être un chaos. Il existe bien une organisation, mais comment en retrouver les codes ? La tâche semble impossible, c’est pourquoi nous entendons moult péroraisons sur les symptômes, et très peu de discours intéressants sur le diagnostic. Il en existe, mais font figure d’opinions personnelles. Comment les valider ? Quelles expérimentations pour les confirmer ?

L’intérêt du modèle de complexité présenté ci-dessus repose sur la continuité voire le chevauchement de ses sections. Nous ne disposons pas d’un bon modèle à un endroit ? Partons d’un autre, d’un endroit suffisamment stable pour disposer d’un modèle éprouvé. Selon ce principe, nous pouvons déjà dire que la sociologie pâtit dramatiquement du désert théorique en psychologie. Plante anémique parce que le terreau des sciences humaines est bien pauvre. Comment modéliser les interactions des citoyens quand on ne dispose d’aucun modèle de leurs personnalités ?

Diagnostic d’un petit poids

Cet article, vous l’avez compris, est lui-même un diagnostic. Celui de la croissance étranglée de la sociologie, qui nous empêche de comprendre les maladies sociales et les mesures susceptibles de les guérir. De traitement social, je n’en ai pas de miraculeux à proposer. J’ai commencé en introduction à descendre la chaîne de complexités qui a mené à la ségrégation éducative. Mais je suis diagnosticien et non sociologue. Un traitement, j’en propose un à la sociologie elle-même, et par extension à la psychologie, seule à pouvoir lui fournir les moyens de ses ambitions. Descendons plus bas l’échelle de complexité. Regardons ce qui motive les citoyens. En-dessous regardons les instincts qui motivent les humains à devenir citoyens. Plus bas encore, regardons les gènes qui génèrent ces instincts.

Et surtout, inquiétons-nous que des sections entières de cette complexité n’aient aucun cadre théorique faible. Fissures béantes dans le tissu de la connaissance. Nous ne disposons aujourd’hui d’aucune théorie de la personnalité ! Les neurosciences, en ce domaine, jettent de la poudre aux yeux. Elles nous expliquent en termes d’échanges neuraux ce que les psychologues savent souvent depuis des siècles ! Elles ont fait reculer les recherches sur la personnalité, bien plus dynamiques au siècle dernier.

Le sociologue en apnée

La sociologie souffre de ce recul. Au sommet de la dimension complexe, elle flotte sur les incertitudes de la psychologie. Elle s’agrège et se désagrège au gré de ses courants. Si l’on est sociologue aujourd’hui il faut plonger dans les profondeurs de la complexité. S’enrichir des connaissances des psychologues. De celles moins floues des neuroscientifiques. Pour reconstruire un fil conducteur plus solide entre ces spécialités. Surtout ne pas laisser l’une remplacer l’autre, comme tend à le faire la neuroscience. Aucun modèle n’est universel. Ceux des différentes sections de la dimension complexe se renforcent mutuellement sans se ressembler.

L’unification des modèles, pour le sociologue, se trouve dans la multiplication de leur étagement et non dans leur réduction. C’est ainsi qu’il peut émerger de sa plongée en étant meilleur expert de l’être humain complexe en société. 

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L’école française, “cauchemar méritocratique, Philomag 2023

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