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Crise béhavioriste
« La nouvelle théorie de l’inconscient, c’est lui qui commande ! » clame Anne Debroise dans Science & Vie, après avoir lu Andrew Budson, neurologue à Boston, mais sans l’avoir bien compris. Je ne sais plus s’il faut se réjouir ou se désoler de cette litanie d’articles visant à dépiédestaliser notre malheureuse conscience. Certes chez nos aïeux elle se gonflait un peu trop de son importance. Mais aujourd’hui ? Une phalange de neuroscientistes s’est mise à la réduite à l’état de vernis mental voire d’illusion. N’est-ce pas l’excès inverse du précédent ?
Andrew Budson est un béhavioriste, c’est-à-dire qu’il privilégie les processus inconscients dans le déterminisme du comportement. Néanmoins il faut lire son article pour rectifier le discours profane d’Anne Debroise. Il ne cherche pas à redéfinir la conscience ; il s’intéresse à son origine et émet l’hypothèse intéressante qu’elle soit l’évolution d’un espace mémoriel à court terme synthétisant ensemble les différentes fonctions mentales. Il n’est pas en train de distribuer des postes d’état-major à l’inconscient et au conscient, seulement préciser le cadre de leurs relations. Certes tout cela est un peu “plat”. L’époque est à effacer les hiérarchies pour ne vexer personne. Cependant nous pouvons continuer à croire que l’espace d’organisation est supérieur aux fonctions indépendantes. Cette conscience performante a fait le succès d’Homo sapiens !
De Freud à Libet
Anne n’est pas la première à désabuser la conscience de ses prétentions. Sa déchéance a été entamée il y a plus d’un siècle par Freud, qui lui opposa le pouvoir irréductible du Ça, dissimulé dans les sous-sols mentaux. Déjà à l’époque Freud faisait de l’inconscient un quasi cerveau second, doté de sa propre volonté, décidant du comportement avant que la conscience n’en prenne acte, et parfois s’éprouve fort marrie du résultat. La « nouvelle » théorie de l’inconscient n’est donc pas si neuve, chère Anne.
Les assauts des neurologues contre la conscience ont continué à des dates plus récentes. Benjamin Libet dans les années 1970, avec son “potentiel prémoteur”, démontre que des aires inconscientes démarrent l’action motrice avant que la conscience soit avertie. De 300ms à plusieurs secondes en avance, parfois. Difficile de conserver la conscience sur le trône du libre-arbitre, dans ces conditions !
Quelques bases en neurosciences
Voyons de plus près l’histoire avec laquelle Anne entame son article : « Vous êtes en soirée, votre attention est captée par un groupe de personnes à votre gauche. Normal, votre prénom vient d’être prononcé. “Vous partez en Grèce? Demandez des tuyaux à Myriam”. En revanche ce qui n’est pas normal, c’est que vous preniez conscience de la phrase dans son entièreté, alors que votre prénom n’y figure qu’à la toute fin… Et si c’est bien grâce à lui que votre esprit s’est porté sur la conversation, que votre conscience s’y est accrochée… alors comment pouvez-vous savoir ce qui a été dit avant? »
Anne, vous confondez ici conscience et attention. Vous débarquez en neuroscience, ma parole ! Cela fait longtemps que l’on connaît le travail de fourmi perpétué par l’inconscient sur les signaux sensoriels. Ses représentations existantes se cherchent dans le champ sensoriel et créent automatiquement une reproduction du monde qui est notre scène mentale. Sur cette scène sont ensuite placés les acteurs, c’est-à-dire les sujets dignes de l’attention consciente.
Il est donc parfaitement “normal”, au contraire, que l’entièreté de la phrase prononcée par le groupe ait été enregistrée, comme tous les bruits ambiants. Elle fait partie de la scène. De cette scène sont extraits les faits saillants, comme le prénom de celle qui entend. Ces faits sont accessibles à l’espace de travail conscient, dans la limite de la mémoire immédiate. Entendre son prénom ne permet pas de remonter aux phrases précédemment prononcées par le groupe, seulement à celle qui contient le prénom. Les aires du langage traitent les mots par lots, par phrases donc.
Une machinerie affinée
Pas de nouveauté alors, mais le titre d’Anne est pourtant péremptoire : « L’inconscient, c’est lui qui commande !! ». Cela justifie-t-il de déboulonner la conscience de son rôle de PDG ? Pas vraiment, si l’on a bien compris le rôle d’un PDG justement. Il n’est pas là pour servir de tâcheron. Imaginez que nous soyons obligés de décrypter consciemment chaque bruit de cette soirée. Tiens, ça c’est une voix ! Tiens elle a prononcé les syllabes vou, par, té ! Tiens cela fait l’entame ‘Vous partez’ ! Etc… Ne pensez-vous pas que la soirée serait terminée avant nous ayons pu répondre à moindre question ?
Le cerveau est très bien organisé ; l’essentiel des tâches de routine sont exécutées par l’inconscient, qui n’est pas le “commandant” mais une machinerie mentale extrêmement bien entraînée et affinée. Il décrit notre environnement et démarre la majorité des réflexes comportementaux que nous appelons ‘habitudes’. Cela dégage un temps considérable pour l’attention consciente, qui peut se concentrer sur les évènements inhabituels. Elle vérifie également que les habitudes mènent au résultat souhaité. Enfin elle s’occupe des prédictions les plus ardues, dérouler un destin espéré et déterminer les meilleures actions pour rester sur le chemin.
Un PDG à la hauteur?
Elle exécute bien, en vérité, son métier de PDG. Elle râle volontiers contre les sous-fifres, contre ces habitudes toujours difficiles à rediriger. Les plus rétives s’appellent des addictions. Mais toutes peuvent être corrigées si la conscience y consacre suffisamment de son attention. Coûteuse, très coûteuse attention. Tellement d’évènements la réclament, malgré le filtrage inconscient. Le libre-arbitre le plus élevé, finalement, se forme sur un inconscient parfaitement entraîné, qui prend en charge l’essentiel des évènements quotidiens, et dispense la conscience de son travail de flicage. Les addictions insolubles viennent d’une conscience qui ne s’est pas assez “dégagée” de ses habitudes.
Si les rapports conscience-inconscient vous passionnent, vous lirez avec intérêt la théorie du Stratium, qui explique le fonctionnement de notre “petite entreprise” mentale.
Une boucle qui s’ouvre sur un énorme espace de symbolisation
Sinon, voici une analogie qui explique plus simplement ce qui vient d’être dit : Voyez le cheminement entre les signaux sensoriels et l’acte moteur comme une boucle réflexe. Elle peut être fort courte, ne pas dépasser de la moelle épinière : un petit coup de marteau sur le tendon rotulien et votre jambe s’élève. Mais la boucle peut être bien plus longue, s’ouvrir dans le système nerveux central à de nombreux étages de son fonctionnement. Plus le signal remonte la hiérarchie mentale plus il a des chances de devenir conscient. Auparavant il a déjà été enrichi de traitements sophistiqués par les étages inconscients. Il est bien habillé quand il arrive dans l’espace de travail conscient. De collection de points lumineux sur la rétine, le signal est devenu l’image de votre compagne qui traverse la pièce en dansant.
Difficile de croire que votre conscience n’y prête pas attention. Elle n’a plus que cela à faire ! L’inconscient a déjà préparé tout le reste ! Votre regard suit ce corps qui bouge, votre buste s’est incliné si nécessaire, le visage a été identifié, le langage corporel de votre compagne est intégré. Vous savez exactement ce dont elle a envie. Mais votre conscience a encore le choix : comment va-t-elle refermer au final cette boucle mentale grande ouverte ?
Méfiez-vous des discours qui veulent renvoyer vos impressions conscientes dans les sous-sols. Vous pourriez ne plus en profiter autant…
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Budson AE, Richman KA, Kensinger EA. Consciousness as a Memory System. Cogn Behav Neurol. 2022 Dec 1;35(4):263-297
Science & Vie, février 2023