‘Rien’ est un oxymore
Reprenons les questions métaphysiques évoquées au début de l’article précédent. Quelle relation entre le réel en soi et l’image mentale que nous en construisons ? Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Possédons-nous un libre-arbitre ? Les objets mathématiques sont-ils inventés ou découverts ? Ces questions concernent à présent une réalité unifiée par la dimension complexe. Tous les cadres peuvent s’y implanter, chacun dans leur indépendance relative, un curieux mélange de choses qui peuvent dire ‘Je suis’ et à qui l’on peut dire ‘si et seulement si’. Nos cadres installés et la réalité devenue moniste, certaines questions trouvent du sens et d’autres perdent définitivement le leur.
Pour celles qui le perdent, la raison est simple : elles supposent qu’il serait possible d’externaliser notre pensée de la réalité pour l’apprécier, la soumettre à ces questions. Impossible en soi. Tout est dedans. Rien ne peut s’en échapper parce qu’il n’y pas d’autour. Supposer un vide autour, voire une simple absence, est déjà postuler une existence. Ceux qui imaginent le rien en tant qu’absolu le font de manière purement dialectique. ‘Rien’ est un oxymore. Il existe bien un contraire à ‘existence’ mais ce contraire existe. Ce paradoxe d’un concept qui s’annihile lui-même avertit qu’il s’agit d’une impasse de la pensée et non d’une représentation valide.
Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien?
Le sort de cette question est donc réglé. Elle n’a pas de sens. Illustrons-là avec un croyant qui, après une vie exemplaire, se voit offrir la chance inouïe de pouvoir poser n’importe quelle question à Dieu. Parvenu devant l’Impressionnante Présence, il ne se laisse pas démonter et demande : « Pourquoi existes-tu ? ». Dieu secoue la Tête et se retourne vers une rangée d’anges assis devant des écrans : « J’ai un bogue avec ce programme, les gars. Faites-moi un reset… »
La question pourvue de sens est : « Qu’y a-t-il au-delà de ce qui nous semble exister ? » Cette fois la réponse vient facilement. Ce qui nous semble exister s’inscrit dans une dimension complexe. Ses deux extrémités s’estompent dans l’inconnu. Inconnu de l’origine et inconnu du futur. Réalité complexe suspendue entre deux inconnus, mais solidement tissée par un principe transcendantal qui fait d’elle ce tout moniste et commensurable. Nous avons un fil conducteur. En le tractant à une extrémité ou l’autre, nous faisons émerger des choses des deux inconnus. Nouvelle pêche vers l’origine, vers le futur. Nouveaux constituants pour la complexité elle-même, un serpent qui s’auto-allonge…
Quelle relation entre le réel en soi et l’image mentale que nous en construisons?
Cette relation est un mimétisme d’organisation. Une couche de complexité mentale mime l’organisation d’une autre couche. La cible est une entité faite de couches complexes surimposées et le mimétisme s’appelle un modèle. La cible a une épaisseur complexe tandis que le modèle n’en a pas —il aplatit la cible. Le modèle mental permet de comprendre la couche ciblée de l’entité mais pas de s’éprouver comme elle. Le modèle s’éprouve… comme ce qu’il est physiquement, c’est-à-dire un schéma neural activé surimposé à d’autres. Ainsi certains concepts nous font-ils éprouver des émotions alors qu’ils sont mimétiques de choses glaciales, totalement étrangères au concept de sensibilité. Une pure abstraction mathématique peut déclencher un merveilleux sentiment de beauté chez son concepteur, expérience appartenant à la couche mentale et non à ce qu’elle modélise.
Lorsque nous mimons mentalement l’intégralité d’une entité complexe, nous aplatissons sa profondeur. Transformation d’une verticalité complexe en modèle horizontal. Les couches surimposées deviennent les pièces d’un puzzle horizontal dont notre réseau mental mimétique peut se saisir. Il les assemble en une image qui simule la complexité de l’entité, sans aucune possibilité de l’expérimenter soi-même.
Gardons ainsi à propos des choses une humilité de même profondeur que celle que nous ne percevons pas…
Les objets mathématiques sont-ils inventés ou découverts?
Question plus facile. Les objets mathématiques sont à la fois inventés et découverts. La dimension complexe permet de multiplier à l’infini les postes d’observation, chacun doté de sa propre indépendance. Les deux postes les plus courants sont 1) Mon esprit, qui représente la réalité ; 2) Le réel, auquel l’esprit prête ses motivations ontologiques, étant donné qu’il est impossible d’accéder au réel en soi.
Les objets mathématiques sont découverts quand c’est le réel qui parle dans notre univers mental. Ils sont inventés quand c’est l’esprit identitaire qui entre sur la même scène. L’esprit en effet fabrique le langage utilisé sur la scène ce théâtre virtuel. Le langage mathématique traduit les objets censément propriétaires du réel en soi, impossibles à saisir en première personne. « Je » ne peut tenir ces objets alors il les dit.
Si ce langage est fidèle alors nos instruments conçus d’après les modèles utilisant ce langage vont pouvoir manipuler efficacement les véritables objets mathématiques, ceux du réel en soi. Le réel en soi n’est rien d’autre qu’une surimposition de couches complexes dans laquelle s’inscrivent nos instruments et notre mental lui-même. L’indépendance de notre mental lui permet de concevoir des objets mathématiques qui n’existent pas forcément ailleurs dans le réel en soi. Les mathématiques ne sont pas toutes des mimétismes. C’est dans cette portion mentale de la dimension complexe que se situe le monde platonique des idéaux mathématiques.
Nous reste à savoir si les mathématiques peuvent mimer la ∑méta-physique de la dimension complexe elle-même. C’est la tâche la plus ardue.
Possédons-nous un libre-arbitre ?
Cette dernière question prend tout son sens dans la complexité, alors qu’elle reçoit des réponses stupides de la part des postes d’observation isolés. Reprenons les deux plus courants, l’esprit et le réel en soi. Réduit aux micromécanismes que nous lui prêtons, le réel en soi répond : « Vous n’avez pas de libre-arbitre puisque vous êtes une simple émanation de mes micromécanismes ». L’esprit se fie à son expérience en première personne pour répondre au contraire : « Mon libre-arbitre est total ; je ne sais pas moi-même avec certitude ce que je déciderai demain ».
Pourquoi ces deux postures réductrices sont-elles stupides ? Le réel en soi, du moins sa version éliminativiste hébergée par quelques cerveaux, prétend que le libre-arbitre est une illusion. Une illusion pour quoi, pour qui ? Qu’est-ce qui éprouve cette illusion ? Les micromécanismes ? Voici les quantons dotés d’une conscience, ce qui n’est certainement pas l’idée des éliminativistes, qui tournent en rond. L’esprit lui, en se fiant à son expérience, n’éprouve en fait que la surface de sa complexité. Il n’accède pas à la profondeur de ses décisions. Il peut deviner que son arbitre n’est pas si libre. La liberté est une illusion, mais une illusion de quoi, de quels mécanismes ?
Les deux postures amènent à l’illusion en l’étiquetant de manière contradictoire. Pour l’esprit l’illusion est réelle, manifestement éprouvée. Pour le réel l’illusion n’existe pas, l’esprit se trompe —mais ce qui se trompe existe, lui. Avec ses deux étiquettes, l’illusion commence à prendre de la substance. Qu’est-ce qui se cache au milieu, finalement ?
Avec la dimension complexe, la foule des échelons intermédiaires entre micro-physique et macro-mental se dévoile. Le libre-arbitre s’élève, s’épaissit. Une cellule est déjà une entité plus libre que ses molécules, un cerveau plus libre que ses neurones. Le libre-arbitre est une faculté qui s’étoffe tout au long de la vie, de la tendance génétique qui programme nos réseaux à leur maturation par l’environnement complexe rencontré.
Nous n’avons pas « un » libre-arbitre mais un arbitre épaississant librement son envergure. Il tisse ensemble les nombreux critères rencontrés en décisions de complexité croissante. Quand tout va bien. Le libre-arbitre peut s’épaissir ou s’amincir. Un cerveau revient facilement à des concepts grossiers, pour économiser son énergie ou parce que les sophistiqués n’amènent guère de récompense.
Nous restons des machineries neurales en quête de plaisir.
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