Aristote complexe

Abstract: Aristote, le génie le plus influent que la Terre ait porté, utilisait le double regard sur les choses mais a manqué d’un cadre pour formaliser la dimension complexe. Il a involontairement favorisé une confrontation inextinguible entre matérialisme et idéalisme. L’esprit analytique le plus exigeant se fourvoie s’il n’est pas dans le bon cadre.

Matière et finalité

Le double regard1Conjonction du regard ascendant (ce qui constitue) et du regard descendant (ce qui est constitué), en tant que méthode philosophique, n’est pas une nouveauté. Aristote le décrivait déjà comme les deux manières d’expliquer quelque chose : 1) La cause matérielle, ‘par quoi’ c’est arrivé —le ‘comment’. 2) La finalité, ‘en vue de quoi’ c’est arrivé —le ‘pourquoi’.

Exemple: la pluie. De quelle manière expliquer qu’il pleut ? 1) Parce qu’il y a des nuages produisant la pluie —le ‘comment’ ontologique. 2) Pour arroser la terre et nous fournir à boire —le ‘pourquoi’ téléologique.

Là où Aristote s’égare, c’est en comparant les deux manières, pour chercher une importance supérieure à l’une. Il donne la priorité à la téléologie, au point de départ complexe qui considère son existence comme fondamentale : l’esprit. Sans la finalité, l’esprit n’existerait pas, donc la finalité est primordiale… affirme l’esprit quelque peu partisan en cette affaire.

Une erreur bénigne?

Cette décision en apparence légitime —accepter de comparer deux façons de voir les choses— a initié un conflit irréductible dans la connaissance occidentale, qui perdure aujourd’hui. Le savoir s’est scindé entre matérialistes, préoccupés d’ontologie, et téléologistes, préoccupés de finalité. Les savants antiques étaient scientifiques autant que philosophes —Aristote disséquait le vivant autant que la pensée. Ils se sont progressivement séparés entre science ontologique et philosophie téléologique, chacun défendant la prééminence de son regard spécifique.

Or il n’existe aucune comparaison possible entre les poids de ces regards. Les deux sont irréductibles l’un à l’autre. Toute tentative de réduction produit en réaction un renforcement du regard amoindri, car l’autre perd proportionnellement de sa puissance explicative.

Un génie dans son époque

Aristote était un analyste fabuleux, inimitable. Mes lecteurs francophones liront à son sujet l’excellente BD de Alecos Papadatos et Tassos Apostolidis. Cependant il naît dans un monde encore imprégné des Dieux. L’esprit n’est pas prêt à abandonner sa divinité. Il ne l’a toujours pas fait. Nous sommes assez d’accord sur le fait que l’esprit domine la matière. Mais la divinité est quelque chose de plus : l’esprit ne doit son origine à rien d’autre qu’à lui-même. Dieu n’a pas à chercher son origine ; le concept n’a aucun sens à son sujet. Impossible que Dieu, ou son avatar l’esprit humain, puisse être issu de matière impersonnelle. C’est cela la résistance ancienne du regard téléologique : refuser qu’il doive quelque chose au regard ontologique. Sa prétention au titre de ‘manière majeure’ de regarder les choses masque son dépit d’être en réalité indissoluble du regard ontologique.

Depuis que le regard ontologique est personnifié dans la science, il existe une prétention comparable, de sa part, au titre de ‘manière majeure’. C’est le réductionnisme, pendant de la divinisation de l’esprit. Dans leurs formes extrêmes, ces prétentions sont l’éliminativisme —l’esprit n’existe pas donc la téléologie est une illusion— et l’idéalisme radical —la matière n’existe pas donc l’ontologie est une illusion.

Message tronqué

Cependant le message d’Aristote s’est en partie perdu. On a oublié au passage qu’il considérait la matière comme indissoluble de la forme. L’une ne pouvait exister sans l’autre : c’est l’indissociabilité des deux regards. Car la matière n’apparaît qu’au regard ontologique et la forme qu’au téléologique. Occultez l’un ou l’autre et vous ne voyez plus qu’une face de la pièce, pas la pièce elle-même.

Aristote étendait même ce dualisme et cette indissociabilité aux choses de l’esprit. Il y a matière et forme distinguables dans les concepts. Dans l’explication d’une histoire, il y a les faits historiques —la matière— et le récit qui en est fait —la forme.

Aristote a été ainsi le premier à fusionner implicitement le règne matériel et le virtuel, en termes de méthode explicative. Le double regard s’étend sans discontinuer de la matière au mental observé en tant qu’organisation. Il n’y a pas de rupture matériel/virtuel en termes d’information. Aristote parvient à s’affranchir des cadres existants avec un brio incroyable pour son époque. Il étend même la notion de ‘mouvement’ à toute transformation des choses, tout changement de leur être, créant ainsi un principe moteur qui s’affranchit du cadre spatial.

Manque le bon cadre

Ce n’est pas l’idée d’une dimension complexe qui manque à Aristote, c’est le bon cadre. Le fond spatio-temporel était encore bien loin de sa finalisation actuelle. La dimension verticale n’était pas équivalente aux deux définissant le plan horizontal. Chez Aristote la verticale sert à séparer les élémentaires ‘air’ et ‘feu’, qui montent, des ‘terre’ et ‘eau’, qui descendent. Le temps était un cadre à part. Et la complexité, totalement invisible. Tellement inhérente aux différences entre les choses qu’on ne la voit pas ; on ne peut donc y réfléchir. Encore aujourd’hui la majorité des penseurs voient la complexité comme un sous-produit de nos manières de connaître, ou comme une propriété des mathématiques, plutôt qu’une dimension inhérente à l’essence des choses.

La complexité d’Aristote, c’est la verticalité cosmique. Sa conception du cosmos est une série de cercles concentriques séparant des mondes de nature différente. La Terre est au centre. Le premier cercle est sub-lunaire, délimité par la rotation de la Lune autour de la Terre. Au-delà: le monde supra-lunaire, occupé par les sphères concentriques des planètes, et tout en haut la sphère des astres fixes du premier ciel. Le mouvement “naturel” des éléments air et feu est de grimper cette verticale, celui de terre et eau de descendre. Le mouvement “contre-naturel” est de s’opposer à cette tendance. Vous lancez un caillou en l’air ? C’est un mouvement contre sa nature terreuse, si bien qu’il retombe, et cherche encore à descendre s’il arrive dans un abîme.

Des catégories à plat et des causes en volume

En la confondant avec la verticalité spatiale, Aristote a “aplati” involontairement la véritable dimension complexe, dont il n’avait pas conscience. Cet aplatissement est manifeste dans la création de ses 9 catégories : substance, qualité, quantité, relation, temps, lieu, position, possession, action, passion. Catégories téléologiques : elles nous aident à saisir l’être des choses, résultat de leur enfantement ontologique. Mais aujourd’hui, disposant de cadres plus étendus, nous voyons facilement que ces catégories ne sont pas vraiment indépendantes, qu’elles peuvent être hiérarchisées. Elles ont leur propre ontologie. Au lieu de les comprimer dans le plan ‘catégories’, nous leur donnons une structure conceptuelle, nous réétendons leur dimension complexe dans notre esprit.

Preuve qu’Aristote attribuait intuitivement une complexité aux choses, il protégeait à tout prix leur double apparence, la dualité des choses sous les regard ontologique et téléologique. Ainsi ses 4 causes distinctes, matérielle motrice formelle et finale, se rangent deux à deux sous la bannière de chaque regard. Les causes matérielle —ce dont la chose est faite— et motrice —à partir de quoi la chose est produite— sont le départ et l’aboutissement du regard ontologique. Les causes formelle —les propriétés d’une chose— et finale —ce en vue de quoi la chose est produite— sont le départ et l’aboutissement du regard téléologique.

Un bon physicien convoque ses forces comme il veut

Néanmoins la complexité d’Aristote n’est pas ce cadre holiste, englobant les autres, dont je fais la promotion aujourd’hui. Les éléments fondamentaux d’Aristote, air feu terre eau, tiennent le même rôle que les forces fondamentales de la physique contemporaine. Aristote s’interroge à ce sujet dans les mêmes termes que les physiciens. Il manquait à ses quatre éléments terrestres un cinquième pour expliquer le mouvement des astres. Il introduit ainsi la ‘quintessence’, l’élément donnant aux astres leur mouvement circulaire naturel. En bon théoricien cherchant une loi naturelle supplémentaire pour compléter son modèle ontologique. Les physiciens font de même.

Aucun génie n’a autant marqué l’histoire humaine qu’Aristote. Cependant la pensée d’un génie doit bien jaillir d’un cadre. Celui d’Aristote était encore trop sommaire pour que même sa pensée analytique exceptionnelle puisse le redresser. Beaucoup d’expérimentations manquaient. Trop d’étapes à franchir pour un seul homme. J’aurais voulu discuter avec cet esprit incomparable de la dimension complexe. De l’impossibilité de comparer les regards ontologique et téléologique, provenant d’extrémités opposées de cette dimension.

Encore un apprenti qui fait son intéressant

Élève tentant d’être aussi brillant avec lui qu’il l’a été avec Platon, je lui aurais proposé de remplacer sa verticalité cosmique, simple dimension spatiale supplémentaire, par une variété dimensionnelle vraiment différente, la complexe, capable d’héberger notre esprit. Mais bien sûr je n’aurais pas été si bon élève en naissant à son époque. Comment aurais-je apporté mes cadres ultramodernes avec moi ?

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Aristote, de Alecos Papadatos et Tassos Apostolidis, 2022

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