Déclin de la science-fiction et enterrement dans le présent

« Les oeuvres de science-fiction présentent souvent l’humanité comme une entité unique: les crises et les défis qu’elles mettent en scène doivent être affrontées de manière collective. C’est pourquoi la science-fiction véhicule fréquemment des idéaux humanistes et des aspirations partagées, comme “l’harmonie dans la différence” et “l’unité dans la diversité”. » Liu Cixin, auteur de SF

Décollage technologique et littéraire

Ma génération de boomers est celle de l’essor technologique. “Essor” ne veut pas dire seulement ‘progression technologique rapide’ mais surtout: envahissement de la technologie dans le quotidien. Ce qui nous a paru fascinant n’était pas les miracles technologiques eux-mêmes, mais les perspectives de changements radicaux dans la vie future.

Visualiser ces changements n’est pas facile. La plupart d’entre nous se contentent du court terme. Aller au-delà, c’est la passion des auteurs de science-fiction. Leur popularité était incroyable dans la 2ème moitié du XXème. Tous les jeunes occidentaux lisaient de la science-fiction. Le genre couvre tous les autres. Hard science, uchronies, space-opera, policiers futuristes, sociologie extra-terrestre, chaque discipline humaine et non-humaine fût visitée. La science était la véritable magie. Elle s’apprêtait à bouleverser l’univers entier, nous propulser à travers les galaxies.

La techno banalise la science

Paradoxalement c’est la réussite de la science à envahir le quotidien qui lui a fait perdre son enchantement. En effet la magie est la survenue de l’impossible. Alors utiliser un sortilège sans même y réfléchir épuise vite son charme. Le smartphone est un organe aussi banal que la main. Mieux connu, même. La technologie est une deuxième enveloppe corporelle. On se glisse dedans, on se familiarise avec l’interface, ça fonctionne même sans la moindre connaissance de ses mécanismes intimes.

Puisque science et technologie sont devenus des réflexes ordinaires, leurs échecs sont énervants, condamnables. On ne critique pas les petites imperfections d’un miracle ! Mais on vilipende les défauts des outils quotidiens. Aujourd’hui la célébrité de la science tient davantage à ses carences et échecs qu’à ses réussites. Pour les générations X, Y et Z, la Nature est jugée plus douée que la science. Après tout, n’a-t-elle pas réussi à faire progresser la vie pendant des millions d’années, tandis que la science menace en quelques décennies de la détruire ?

Revanche de la magie naturelle

La science a enfanté l’industrie, cette énorme machinerie polluante et sans âme occupée à dévorer la Nature. La magie, pour les générations récentes, a déserté la science pour se réfugier dans cette Nature blessée, dans son élan vital étranglé. La magie est redevenue mentale, mystique, inaccessible. Le succès phénoménal d’Avatar parle de lui-même. Nous espérons la victoire de la Nature sur l’abjecte Techno-civilisation. Avec toute notre âme, fraîchement ressortie des vieux cartons.

Pourtant la science n’a jamais si transparente, si prudente, si fine dans ses ajustements et corrections d’effets indésirables. Mais il y a des effets d’échelle difficiles à contrôler. Le désastre climatique prochain fait jaser dans les moindres recoins des réseaux mais la cause essentielle, celle qui amenuise toutes les autres, est rarement évoquée : la multiplication excessive des humains.

La Nature aurait-elle été plus tendre?

C’est une évidence et un tabou. La planète meurt de porter 8 milliards d’humains, et non de la technologie. Si la Nature, cette déité nouvelle, avait eu les mains libres, elle aurait réduit drastiquement notre nombre à coups de famines et d’épidémies. C’est la science qui a permis cette amplification stupéfiante de la fourmilière humaine. Malheureusement elle n’a aucun pouvoir sur nos instincts primitifs. L’espèce copule sans frein. L’animal prend son plaisir sans penser au lendemain.

Notre morale est hystérique à propos de l’euthanasie, allant jusqu’à interdire le départ volontaire des vieux les plus dégradés. En bien des endroits elle considère encore les foetus comme sacrés, intouchables. Et se tait quand il s’agit des déprédations commises par notre nombre pléthorique. Que nos instincts aient plusieurs millénaires de retard sur la science, c’est excusable. Nous ne savons pas encore bricoler l’inné. La faute revient à la morale, qui est acquise. Enseignée. Elle est censée accompagner les transformations de la société. Lui éviter les dérapages, l’accident mortel. Que fait-elle devant les inquiétantes perspectives contemporaines ? D’un côté elle discute d’un replâtrage précautionneux de la loi sur l’euthanasie. De l’autre elle remet en question le droit à l’avortement. Elle pinaille sur des questions qui, quand j’étais jeune, semblaient déjà d’un autre âge.

Morale retardataire

La morale s’est enkystée dans le passé et avance à reculons, tandis que la science continue à bondir en avant, créant une tension croissante dans nos esprits. Le monde technologique libertaire diverge du monde “naturel” conservateur, dans lequel nous devons abandonner nos prétentions. La fracture guette. Comment sommes-nous arrivés à une situation pareille, alors qu’il y a cinquante ans le progrès scientifique ouvrait les perspectives les plus enthousiasmantes ?

La cause est en grande partie que nous avons cessé de nous enthousiasmer. Les boomers se sont-ils tellement excités qu’ils ont douché l’enthousiasme des générations suivantes ? C’est possible. Mais c’est une question d’éducation. Nous avons mis un couvercle sur la marmite éducative. Nous avons appris à nos jeunes qu’il ne faut plus s’étonner de rien, que tout est possible. Fascination pour la technologie, qui impose son rythme effréné à une société d’esprits bien plus lents à évoluer. Les nouvelles consciences s’ébattent dans les abstractions supérieures mais restent impuissantes à manoeuvrer les anciennes habitudes. La fracture psychique est sévère entre les mondes virtuels contemporains et les désirs inconscients surgissant toujours du fond des âges.

Le tort tue les sciences humaines

L’essor technologique contraste avec la stagnation des sciences humaines, “mitées” par une multitude d’opinions incompatibles. Leurs avancées précautionneuses évoquent l’allure d’un paralytique, tandis que les sciences physiques bondissent vivement d’un consensus à l’autre. Lièvre et tortue de la fable. Mais la tortue est trop occupée à lire l’histoire et se réjouir du dénouement fictif. Elle ne s’est pas aperçue que le lièvre a franchi la ligne d’arrivée et a déjà entrepris une autre course. Le fossé se creuse entre les nouveaux outils technos proposés à la conscience et son auto-observation. Comment garder la maîtrise d’un monde intérieur transformé par leur irruption ?

Pire, la tendance est de croire que nos esprits ont naturellement la faculté de résister au grand écart. Le cerveau humain est tout-puissant ! Laissons-le libre de s’adapter. Le libéralisme qui a cours actuellement est-il une politique réfléchie, volontaire, ou une démission, un aveu d’impuissance devant la désagrégation des structures sociales ? Des dogmes tels que l’égalitarisme individuel paralysent les sciences humaines. Comment construire, à partir d’un postulat aussi naïf, la chaîne éducative ? Comment relier l’esprit infantile, équipé de ses instincts archaïques, aux attentes d’une société adulte toujours plus complexe et sélective ? Retourner à la Nature, c’est refuser de faire le grand écart. Mais c’est aussi renoncer à la maîtrise du monde, espérer qu’il va guérir tout seul malgré notre présence envahissante.

Les interdits wokistes

Les inégalités sociales ont toujours existé. Aujourd’hui elles ne sont pas réduites mais dissimulées avec un soin croissant. Jamais la censure n’a été aussi forte sur les inégalités. Leur médiatisation n’est pas un moyen de les révéler mais de les brocarder pour ensuite les enterrer. C’est la dérive du wokisme, passé de « Signalez! » à « Signalez pour interdire! ».

Nous sommes passés, en deux générations, de la science-fiction à la science-interdiction. Avec le couvercle placé sur le ciel des jeunes, nous les empêchons de s’évader dans l’avenir, vers d’autres mondes. Le réel anticipé est si terrifiant qu’il tue les imaginaires. La peur nous englue dans le présent. Nos rêves ont été soufflés au sol. Ils agonisent, laissant la champ libre à l’actualité insignifiante, au ragot, à la conspiration stérile, à l’ostracisme militant. Crabes qui se repaissent des songes décédés de nos enfants.

Moins de démocratie, plus de liberté…

Ma génération disposait d’un pouvoir démocratique individuel bien plus faible qu’aujourd’hui. Mais se moquait bien davantage de cette situation. Et de là jaillissait une plus forte impression de liberté. Aujourd’hui en voulant réformer la démocratie nous ne faisons que la désagréger. Débarrassée de ses hiérarchies elle devient un ridicule théâtre de marionnettes. La démocratie participative est une plaisanterie. Une collection de citoyens n’a jamais fait un collectif efficace. Dans tout système organisé le poids des éléments diffère. Le collectif est une gestion des différences et non l’application d’un principe égalitaire forcé. Nous sommes en train de perdre la faculté de vivre en démocratie, parce que nous ne voyons en elle que notre droit au libre-arbitre, et aucun devoir envers le collectif.

…à travers plus de fiction

La science-fiction a l’immense avantage de montrer le monde où la science peut conduire sans que nous y soyons encore. Elle ôte le couvercle. Beaucoup de travail reste à faire. Écouter la science-fiction nous rend humbles, tandis que posséder les objets de la science rend prétentieux. Faux surhommes que sont les humains contemporains. Toujours équipés de leurs instincts primaires. Persuadés de pouvoir les contrôler parce qu’ils sont avertis. Encore plus aveugles qu’avant.

Quand nous rêvions à des civilisations futures, fantastiques autant qu’incompréhensibles, nous savions être encore des primates. Mais nos prétentions n’étaient pas moindres. Elles étaient plus hautes en fait. Car nous avions mieux en vue le long chemin restant à parcourir. Un chemin ouvert. Aucun pessimisme de masse n’était encore venu fermer la porte.

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