Attaquer l’identité ou comment rater la bonne cible

Abstract: Ce n’est pas contre l’identité qu’il faut partir en guerre mais contre l’individualisme désespéré qui en éjecte toute trace de collectivisme. Histoire d’un fourvoiement intellectuel qui dure.

Dérapage philosophique

« Nous n’en finissons pas d’en finir avec l’identité » attaque Jean-Marie Durand dans Philomag, commentant l’essai Le Siècle des égarés de Julia de Funès (2022). Inquiétude à propos de « l’envahissement du souci identitaire » dans nos sociétés. Pour Julia l’identité nous fige dans le dogme, nous narcissise, nous empêche d’évoluer. Elle veut le remplacer par le ‘sentiment de soi’, qui humanise, distingue, et fait s’évader. C’est joliment dit et en même temps c’est se tromper complètement de cible, pour n’avoir pas compris ce qu’est vraiment l’identité. Le commentaire de Durand en fait le constat : « [L’identité] ce concept incertain oscillant entre l’identification qui vise le même et l’individualisation qui singularise le soi ». Mais les essais qui les confondent vont-ils améliorer la situation ?

Qu’est-ce donc que l’identité ? La définition n’est pas si floue. C’est, au sein de l’assemblée des représentations de l’esprit, celles qui ont l’importance la plus remarquée jusque là, regroupées en un noyau solide, attracteur pour la pensée, filtre pour l’adhésion de nouveaux concepts, ceux-ci devant obtenir le visa identitaire. C’est donc par la nature même de sa définition que l’identité fige, conserve. Elle fonde la stabilité de l’esprit. Sans elle, nous serions un amas de pensées chaotiques décomposé et dilué perpétuellement par le flot d’informations.

La Grande Quête

Ceci nous donne au passage l’explication de la quête frénétique d’identité qui agite nos contemporains. Les noyaux fondamentaux de nos personnalités n’ont jamais été aussi menacés, érodés par la multitude d’informations contradictoires, et par la société du spectacle, dont le métier est de bousculer chaque certitude. L’identité humaine du XXIème siècle tombe en ruine chez beaucoup de propriétaires. Faut-il s’étonner qu’ils passent le plus clair de leur temps à chercher des plans pour la rebâtir ?

L’envahissement du souci identitaire qui inquiète Julia de Funès concerne avant tout des gens qui l’ont perdue. Julia est un médecin qui regarde le symptôme sans s’occuper de l’étiologie. Elle est aussi une nantie, nantie d’une identité riche, qui scrute d’un oeil méfiant ces pauvres qui voudraient aussi s’enrichir.

Ruée vers l’or identitaire

Je ne connais personne qui dépeindrait son identité comme figée. Particulièrement aujourd’hui. Qui sont les plus vulnérables au wokisme et conspirationnisme parmi nous ? Généralement ceux qui sentent leur identité s’effilocher entre leurs doigts, au point de se rattraper au premier complot venu. “Si je ne me trouve plus, nulle part, c’est qu’il existe un complot général contre moi”. Le sentiment de soi est bien là. Mais son objet a disparu. Que suis-je ? Que suis-je d’autre qu’une anxiété permanente à propos de cette disparition ? Découvrirais-je demain qu’en fait je suis un spectre traversé par les êtres et les évènements réels ?

Les influenceurs conspirationnistes ont une identité solide, celle du gourou avide de pouvoir sur les autres. Autour de ces attracteurs, les suiveurs forment un gaz de molécules anxieuses, attirées seulement par la possibilité d’une réponse à leur anxiété fondamentale, à leur vide identitaire. Contrer les gourous n’est pas « d’en finir avec l’identité » mais de proposer d’autres identités riches et séduisantes, davantage que les identités clonales de la science et du bien-pensant.

Compétition naturelle élargie

Mais le marché de l’identité est saturé, concurrentiel. Comment s’y faire une place ? La difficulté est croissante. Les nantis sont les diplômés, les savants, les dirigeants, les hauts fonctionnaires. L’identité est comme l’argent. Sa richesse se définit par rapport à celle des autres. Il en faut beaucoup de petites pour élever les grandes. La distribution des rares grandes fortunes n’enrichit pas beaucoup les innombrables petites bourses. Chacun tente de préserver son petit capital eu guettant ses likes.

La course à l’identité est donc humaine, naturelle, quasiment un élan vital. Ce n’est certainement pas elle qu’il faut remettre en cause. Ce n’est pas non plus l’ancrage identitaire, puisque nos contemporains ont de plus en plus de mal à le trouver et y rester. Les générations précédentes étaient ancrées bien plus profondément dans leur histoire, culture, milieu social, caste professionnelle. En fait aujourd’hui tout va plus vite et ceux qui tentent de s’accrocher à une croyance semblent, quelques mois plus tard, inutilement attachés à elle. L’ancre racle le fond du fleuve d’informations et irrite les oreilles de ceux déjà partis en aval. Il n’y a plus d’identité qui tienne et donc l’identité deviendrait une tare ? À nouveau, ce sont les riches qui se moquent des pauvres et de leur préoccupation pour la monnaie identitaire.

Examinons le noyau identitaire

Nos problèmes de société sont attribués à tort à l’identité, autant par Julia de Funès que par Paul Audi dans son autobiographique Troublante identité, où il voit l’identité comme réductrice : c’est le concept lui-même qui est réduit à “l’identique”. Et il faut nous replonger dans le fonctionnement du noyau identitaire pour comprendre d’où vient l’erreur.

Nos essayistes voient l’identité comme une hiérarchie mentale et en ce sens ils ont parfaitement raison. En descendant cette hiérarchie nous devrions donc tomber sur des micromécanismes communs à tous les humains. Se réduire à son identité serait alors chercher le “même” en soi, “l’identique aux autres”, et paradoxalement s’éloigner de son identité individuelle. Ce serait au contraire en s’élevant dans la hiérarchie, en agrégeant une multitude de critères sociaux supplémentaires, que nous déboucherions sur notre identité véritablement particulière.

Confusion entre identité et personnalité

Cette ingénierie du mental est juste mais décrit l’accession à la personnalité, et non l’identité. L’identité est autre chose. Elle se positionne au milieu de la hiérarchie, ni entièrement innée ni entièrement acquise. L’identité n’est une réduction que pour le regard qui descend cette hiérarchie, celui qui part de l’altière personnalité et voit des instincts standards tout en bas. Pour ce regard, l’identité est un retour en arrière, un abandon de sophistication personnelle. C’est celui qu’utilisent nos essayistes, évidemment pourvus d’une personnalité brillante.

Il en est tout autrement du regard ascendant sur la hiérarchie mentale, celui qui part de nos pulsions primaires. Pour ce regard, l’identité est une somme, d’instincts, de règles, mimétismes, assurances, sentiments partagés. Une addition capitale : ce sont les représentations stables qui affermissent notre scène mentale. Sans cet ensemble de stabilités, notre personnalité serait labile, évanescente, décomposée par le moindre accident de la vie. L’identité est la fondation essentielle d’une personnalité saine. Seuls ceux qui n’ont jamais éprouvé d’instabilité identitaire peuvent croire que l’identité est une vision réductrice de la personne humaine. Je fais une analogie : supposons que le corps humain soit fait en partie d’atomes radioactifs et instables, à courte durée de vie. Penserions-nous qu’il est réducteur de s’inquiéter de la proportion de ces atomes dans notre corps physique, que c’est un détail par rapport à la présence bien plus importante du cerveau ?

Le vrai coupable

Bien, si le coupable de tous nos maux n’est pas l’identité, quel est-il alors ? C’est le tiraillement individualiste, bien évidemment. Le déséquilibre entre individualisme et collectivisme, au sein de l’identité, est aujourd’hui patent. C’est-à-dire qu’en encourageant les gens à individualiser encore davantage leur identité, en la faisant remonter à la personnalité, nos essayistes vont paradoxalement accentuer la tendance wokiste et conspirationniste, au lieu de l’amoindrir.

Mais comment pourraient-ils s’en rendre compte, s’ils confondent les cibles ? La confusion entre identité et individualisme s’étend également à l’universalisme confondu avec le collectivisme. « Les dogmatismes identitaires s’exacerbent et l’universalisme perd de son prestige », dit Julia de Funès. Depuis quand l’universalisme est-il un objectif pour l’humanité ? N’est-ce pas au contraire la diversité qui a fait notre succès d’espèce ? Toute identité s’efforce de s’étendre, prétend à devenir universelle, c’est son rôle. Mais l’issue des rivalités identitaires, le consensus universel, c’est le collectivisme qui permet d’y parvenir. C’est bien lui dont le prestige est en chute libre. C’est la pulsion d’appartenance, et non celle d’universalisme, qui décline. L’universaliste est un élan individuel en plein essor, « le monde m’appartient », tandis que la collectiviste est un frein individuel plus essentiel encore, « je fais partie du monde ».

Reliés par des virus mais plus par des mèmes

Le monde est malade de l’effondrement du collectivisme face à l’individualisme, à beaucoup d’étages de notre scène mentale. Étages de la représentation du soi et de la société. Les essais cités ne font que renforcer ce bastion individualiste, cet impératif terrifiant qu’aujourd’hui il faut être soi différent des autres, jusque dans le moindre aspect du quotidien. L’inadéquation du discours de nos intellectuels est grave. Discours faussé en plus par une définition de l’identité qui est celle de la personnalité et non la populaire.

Le monde est confus de la confusion des termes. Il faut leur donner une signification transdisciplinaire. L’identité n’a pas la même signification pour le monde du spectacle, les philosophes, sociologues, neuroscientifiques. Comment parler de l’identité sans des connaissances éclectiques, en particulier sans théorie de l’esprit ?

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Julia de Funès contre les dérives identitaires, Philomag 2023
Troublante Identité, Paul Audi 2022

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