Le Computaliste, le Bon Vivant et le Mystique

Cette petite histoire fait suite à La Philosophie Universelle. Nanti(e) de cette méthode exhaustive, vous portez à présent un double regard sur le monde —même à jeun. Je vous présenterai régulièrement quelques applications. Ici vous découvrez comment fonctionnent trois genres répandus de scène mentale. Des mondes fort contrastés. Le vrai multivers, incertain dans la physique, est assurément dans la psychologie.

Le Computaliste

Le Computaliste1J’utilise le néologisme ‘computaliste’ à la place de ‘computationnaliste’. Ce dernier en effet, usager du computationnalisme qui est un terme adopté, a le nom vraiment lourd. Le ‘computiste’ existe mais a une autre vocation: il dresse le calendrier ecclésiastique. voit sa vie se dérouler sans qu’il s’en occupe. Son pôle Réel indique qu’il est à bord d’une computation. Il se meut sans avoir besoin de le faire. Les microprocessus ronronnent en lui. Peu importe l’expérience qu’il peut ressentir. Il ressent des émotions bien entendu. Cependant les sentiments sont des symptômes, vus comme émanations d’une activité neurale dans les aires dédiées du cerveau. Être repérés ainsi comme modulant le comportement leur faire perdre du pouvoir, les ramène au rang d’un archaïsme, au même qu’une religion qu’une éducation stricte aurait inculquée. Le Computaliste a ouvert de nouveaux yeux. Ce sont les échanges neuraux qui causent les actes ainsi que le ressenti, et non l’inverse. L’expérience ne peut être causale, pas davantage que la sensation d’être malade ne cause la maladie.

Le pôle Réel2partie du mental qui traite le non-soi du Computaliste est extrêmement puissant. Il explique la plupart des choses observables dans un ensemble cohérent. Ce succès s’étend à ses propres perceptions. Le pôle Réel parvient à convaincre que l’expérience éprouvée en première personne est factice. Il l’exclue des causes et la repousse dans les effets. Cette expérience n’est pas annulée, puisqu’elle est éprouvée de la manière la plus directe possible, sans qu’il soit nécessaire de l’observer. Mais l’observer la décale. Elle est à présent enfermée dans une représentation.

Le dualisme de l’illusion

Le réseau neural du Computaliste tisse de l’information à propos de quelque chose qui n’en est pas : un qualia. Cette inadéquation pousse à désigner le phénomène comme une “illusion”. Pour le Computaliste la réalité est entièrement une computation ; sa constitution est l’information et non une matière ou une substance quelconque. Alors les phénomènes ne peuvent appartenir à la réalité. La catégorie ‘illusion’ les en rejette.

La réflexion du Computaliste s’arrête à ce point. S’il la poussait davantage il prendrait conscience qu’il vient de créer un dualisme. Il coupe le Tout en deux: l’explicable et l’illusion. Il cantonne son Tout à l’observable, et dénigre la possibilité d’y inclure l’éprouvable. Le monde du Computaliste se veut moniste, mais il est incomplet. Il s’est élagué de quelque chose, de ce qui n’est pas descriptible par l’information.

Esprit es-tu là?

Le mental du Computaliste comprend un pôle Esprit3partie du mental qui traite le soi, dédié au soi, bien entendu. Un pôle repoussé contre les murs de l’espace de travail conscient. Les représentations du soi sont des tableaux accrochés à ces murs. Tableaux magnifiques, souvent grandioses même, mais descriptifs, sans dimension phénoménale. Pourquoi ajouter du volume à une dimension qui n’est qu’illusion ? Le Computaliste peut peindre les sentiments, les détailler, en parler de manière poétique ou vivisectionnelle. Mais il lui est difficile de s’y plonger, de s’y perdre. Simplement parce qu’une faible proportion de ses concepts supérieurs leur sont consacrés. Son esprit en tant que phénomène lui apparaît comme le papier peint sur les murs, un emballage inattendu qui entoure son monde intérieur mais d’une épaisseur… illusoire.

Le Bon Vivant

Le Bon Vivant utilise un dualisme naturel, spontané : pôle Réel décrivant la réalité physique et pôle Esprit son identité personnelle. Aucun paradoxe ne surgit de la nature concrète de l’une, virtuelle de l’autre. C’est le grand avantage du dualisme : aucune incompatibilité, puisque chacun est à sa place dans le monde correspondant à son genre. Le Bon Vivant ne cherche pas à expliquer le dualisme, il le vit. Et il le vit sans souci. Il ne voit guère d’intérêt à séparer activement corps et esprit, alors qu’ils vont si bien ensemble. Et dans quel but philosophes et neuroscientifiques s’acharnent à le faire ? Pour les reconnecter à nouveau ! N’est-ce pas un peu nombriliste, voire retors, de la part de ces beaux penseurs ? Enfin, s’ils ont du temps à perdre…

Les pôles Réel et Esprit du Bon Vivant sont tous deux aussi animés et influents. Aucune rivalité. Les expériences ressenties ont autant de puissance que les concepts abstraits. À chacun son champ de prédilection, les relations humaines pour les premières, les objets pour les seconds. Quand plusieurs explications se présentent, elles se mélangent allègrement. Si le Bon Vivant dévore un gâteau, c’est parce qu’il y prend du plaisir, et ce plaisir est aussi une sécrétion chimique dans son cerveau. Aucune explication n’élimine l’autre ou n’a de priorité sur elle. Il n’y a pas à choisir une direction causale de la chimie vers le phénomène plaisir ou l’inverse ; c’est la même chose ! Pouvoir inouï du dualisme, qui n’est pas d’expliquer mais d’affranchir de l’explication. Notons que c’est le mode de pensée par défaut. Nous sommes tous, à l’origine, des Bons Vivants.

Le Mystique

Chez le Mystique le pôle Esprit domine la scène mentale et tient un discours exactement inverse du pôle Réel chez le Computaliste. Le Mystique constate n’a pas toujours envie de s’engager dans ses tâches, qu’il est capable de paresser même. Ou bien il éprouve des sentiments extatiques à l’idée d’une glorification spirituelle. Ce qui l’engage dans un prosélytisme hyperactif. Ses expériences sont au coeur de sa vie. Comment expliquer cela en termes de mécanique neurale ? Comment ces phénomènes profondément significatifs pourraient-ils se réduire à des échanges d’information ? La nature de l’expérience spirituelle est absente du discours scientifique, constate le Mystique. Si bien qu’il réduit la science à un outil technologique plutôt qu’une méthode de connaissance. La science est un smartphone, dont on ne comprend pas bien le fonctionnement, qui répond à beaucoup de questions, mais manque des réponses essentielles.

Le Mystique est devenu plus conciliant que ses ancêtres. Il a cessé de conduire les trop prétentieux matérialistes au bûcher. Ceux-ci rendent tout de même quelques services. Ils réparent les corps malades quand les prières n’y font rien. Le Mystique tolère la science, acquiert ses gadgets, s’approprie même ses explications. La chaîne de causalité matérielle est acceptée dans une version simplifiée et remaniée, plus conforme aux croyances. Le Mystique ne consacre pas à la réalité physique une plus grande part de son mental que le Computaliste à ses impressions. Le pôle Esprit du Mystique est dominant. Il plonge toute représentation dans la marmite de l’émotion. Il l’étuve, la fait gonfler phénoménalement. Chaque représentation sue la conscience. Même les champs fondamentaux du physicien exsudent ce phénomène. La conscience est partout.

Au-delà

Tandis que le Computaliste place un algorithme unique à la racine de sa chaîne causale, le Mystique place autant d’intentions directrices qu’il s’en présente à son sommet. Les intentions ont un pouvoir magique : celui de se réaliser à partir de rien. Elles surgissent d’un au-delà, du Monde des Idéaux. Les intentions créent de la réalité. L’imaginaire se concrétise. Je rêve d’une expérience de mort imminente ? Assurément j’ai mis un pied dans l’au-delà et j’ai fait demi-tour. Le neurologue qui en fait bêtement un bogue neural le comprendrait s’il éprouvait la même chose.

Le computaliste, le bon vivant et le mystique. Mais qui donc a filmé ce nouveau western psychologique ? C’est vous, bien sûr, le nouveau Leone de l’écran mental, équipé de votre double caméra : deux caméras collées par l’arrière, deux objectifs qui n’ont aucune chance de rencontrer la même scène, qui ne peuvent voir une chose sous le même angle.

© Le Lion au Double Regard 🙂

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