Comment le cerveau représente-t-il le monde?

Un cerveau qui s’embrosse!

Un bébé regarde une brosse. L’objet n’a pour lui aucun sens. Il en ébauche une quand sa mère la saisit pour se lisser les cheveux. Des années plus tard, la brosse fait partie d’un riche univers mental d’ustensiles aux fonctions bien définies. Elle se propose d’elle-même à la conscience du bébé devenu jeune fille, quand elle s’apprête le matin. Que s’est-il passé dans le cerveau ? Comment s’est-il rendu propriétaire du sens de l’objet et l’a relié aux autres ?

Le cerveau du bébé contient davantage de connexions que celui de l’adulte. Représenter c’est en élaguer une partie. Imaginons que ces connexions soient les pixels d’un écran. Le cerveau bébé est un écran empli d’un bruit blanc, pixels allumés au hasard. On distingue quelques grandes formes simples : les réflexes instinctifs. Des pixels s’éteignent progressivement. Des dessins apparaissent sur l’écran. Ils acquièrent une complexité croissante et deviennent desseins. Après des années de maturation, c’est la scène du cerveau adulte qui apparaît à l’écran, aussi détaillée qu’un tableau de Caravage.

Pour aller plus loin

Cette explication simple s’étoffe continuellement. D’autres mécanismes que les liens dendritiques sont impliqués : poids synaptiques, synchronisation des excitations, modulation neuro-hormonale, etc. Intrication de niveaux d’information. Aucun n’est indépendant des autres. Cependant les neurosciences, malgré leurs progrès, échouent à comprendre deux points essentiels : 1) Comment une telle complexité ne bascule-t-elle pas dans le chaos ? 2) Qu’est-ce qui utilise les représentations (problème de l’homoncule) ? Ou, s’il n’existe pas d’homoncule, comme les représentations deviennent-elles intentions ?

1) Comment le cerveau fait-il pour ne pas sombrer dans le chaos?

Les paramètres que nous venons d’évoquer, s’ils évoluaient librement, pourraient déclencher n’importe quelle réaction du cerveau. Or notre comportement reste toujours inscrit dans une cohérence. Même l’aliéné a la sienne, hors norme. Il existe donc un rétro-contrôle. Plus étrange encore du point de vue neural, ce sont des abstractions et non des paramètres physiques qui exercent le contrôle. La signification des actes se juge en termes de concepts et non de connexions dendritiques ou de biochimie. Comment des concepts, entités virtuelles, font-ils pour modifier des liaisons neurales ?

2) Comment les représentations deviennent-elles intentions ?

Que des images neurales se complexifient est modélisable. Dans une IA, les neurones artificiels font la même chose en approfondissant leurs niveaux d’analyse successifs. Mais le résultat est lu par le concepteur de l’IA. C’est lui qui adapte le programme en conséquence. L’intention n’est pas dans le programme. Tandis qu’elle est bien dans le cerveau. L’hypothèse d’un centre superviseur, par exemple le cortex préfrontal, ne fait que déplacer le problème : Les intentions n’y tombent pas du ciel. Comment se forment-elles à partir de simples descriptions fournies par les autres centres ?

Partir de dehors ou dedans?

Ces questions difficiles ont scindé les neuroscientifiques en deux camps, les dehors-dedans (outside-in OI) et les dedans-dehors (inside-out IO). Pour les outside-in OI, les plus classiques depuis Aristote, le monde extérieur grave l’intimité du cerveau. Organe conçu pour comprendre la nature de l’environnement. Il en est le reflet. Pour les IO tels que György Buzsácki, auteur de ‘The brain from inside out’, le cerveau a une dynamique interne qui n’est pas fixée a priori. Il déclenche aléatoirement des comportements qui prennent leur sens confrontés au contexte. Ainsi les intentions se différencient-elles de simples représentations passives.

Chaque camp a d’excellents arguments. Les OI expliquent facilement l’influence du monde et la programmation mentale par les apprentissages. Les IO expliquent nos pensées volages et irrationnelles, émancipées du monde. Chaque camp est en difficulté là où l’autre excelle. Les OI sont muets quand le cerveau prend des décisions incompréhensibles, incohérentes avec ses propres prédictions. Les IO patinent quand il faut détailler “aléatoire” à propos des créations du cerveau. À partir de quoi peut-il imaginer de nouveaux comportements si ce n’est ce qu’il a déjà vécu, au risque sinon d’engager des solutions suicidaires ?

Au secours!

Impossible de s’en tirer avec une approche exclusivement OI ou IO. Elles sont complémentaires. Manque la théorie qui peut les réunir. C’est l’objectif de Stratium, qui réunit les “pixels” de l’écran sensoriel et les concepts supérieurs par une hiérarchie de niveaux d’information, chacun en indépendance relative : un niveau intègre les paramètres des précédents, produisant une émergence autonome. La signification du niveau intégrateur est stable dans certaines limites de variation des paramètres sous-jacents.

Par exemple une pomme reste ‘pomme’ même quand vous aplatissez sa circonférence (certaines variétés sont plus sphériques que d’autres). Par contre si son creux pédonculaire s’inverse pour devenir un bulbe, il existe une limite au-delà de laquelle l’information devient ‘poire’. Le niveau intégrateur fabrique un concept qui est une approximation de l’image. Le concept recouvre beaucoup de ses variantes et change brutalement quand les limites sont franchies.

Capturons enfin l’intention

L’intention peut être définie fondamentalement ainsi : c’est garder le monde dans les limites d’une représentation intégrée même quand sa constitution varie. Un désir existe par lui-même. L’image de la pomme existe par elle-même. Fermez les yeux. L’image est encore là, derrière vos paupières. Si la pomme est appétissante, avoir fermé les yeux ne fait disparaître le désir que vous avez de la déguster.

L’intégration d’un niveau d’information dans un autre a plusieurs solutions possibles, pomme, poire, pêche, etc. D’autres paramètres consolident le résultat : goût, odeur, couleur, arbre porteur du fruit. Compétition naturelle entre différentes solutions qui finit par en sélectionner une. Ce n’est déjà plus seulement de la perception pure mais l’intention de désigner ‘pomme’ le fruit sous vos yeux. Un petit enfant qui n’aurait pas encore rencontré différents fruits ne disposerait pas de ce niveau discriminant.

Sélection naturelle dans le cerveau…

Plus les niveaux d’information s’empilent, plus la complexité du concept s’approfondit, plus il devient indépendant de la perception primaire. Le mental s’envole, crée des représentations qui n’existent pas dans le monde, solutions en attente de se trouver une réalité correspondante. L’imaginaire est particulièrement étonnant quand les objets de base traités sont déjà des abstractions, par exemple des nombres. Équivalents des perceptions pour les aires sensorielles, les nombres sont pour les aires préfrontales des objets à organiser. Différents postulats sont en compétition. C’est en les confrontant avec la logique du monde que certains survivent au détriment des autres. Il existe bien une sélection naturelle des idées à partir de leurs mutations incessantes.

…jusqu’au libre-arbitre

Les inside-out ont raison : le cerveau génère des pensées indépendantes qui se cherchent dans le monde et se renforcent de leur confirmation. Les outside-in ont raison, avant les inside-out : les pensées indépendantes ne sont pas aléatoires mais différentes intégrations possibles des données fournies par le monde. Ce sont leurs régularités qui nous modèlent. Mais en haussant notre Stratium, notre étagement de complexité mentale, nous conquérons progressivement une indépendance de plus en plus marquée vis à vis du monde, jusqu’à lui imposer des intentions qu’il ne contenait pas. La volonté humaine, l’efflorescence de la réalité.

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The Brain from Inside Out, Buzsáki, G. 2019
Comment notre cerveau simule le monde, Cerveau & Psycho n°146 2022

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