Déguiser ses idées militantes avec les neurosciences

Envahissants neurones

Sans doute avez-vous remarqué comme moi cet effet indésirable croissant de la popularité des neurosciences : elles remplacent fréquemment les paradigmes classiques de la psychologie par leurs contraires, sans réelle démonstration expérimentale, comme si la lecture des IRM fonctionnelles nous apprenait les ressorts de la personnalité humaine…

Les exemples inondent nos revues qui sont devenues neuro-psychologiques. Les nuances, détours et atermoiements parfois ésotériques de la psychologie d’inspiration psychanalytique ont été remplacés par des interprétations péremptoires. Les neurosciences ont mis à plat le moteur cérébral et vous expliquent comment remonter les rouages dans le bon ordre.

Une science prête pour les I.A

La déception est grande de n’en tirer aucun Euréka!, n’y retrouver aucune histoire personnelle, seulement des généralités. C’est bien un moteur qui est décrypté et non une personnalité. Un plan aussi déshumanisé rate foncièrement quelque chose. Certes la théorie freudienne voyait sans doute trop de mythes et de talents occultes dans l’univers inconscient. Mais son aplatissement par le rouleau compresseur de la neuroscience ne fait pas de celle-ci une théorie unificatrice neurale-mentale. L’esprit a simplement été jeté à la poubelle avec toutes ses illusions.

La neuroscience nous dépeint comme des intelligences artificielles. Seul bénéfice, peut-être : faciliter l’intégration de nos acolytes numériques. D’ailleurs la passion éprouvée pour nos smartphones n’est pas étrangère au succès des neurosciences. Ils se rapprochent un peu plus de nous parce que nous sommes désormais plus proches d’eux.

La Phalange de l’Inné contre la Horde de l’Acquis

Les exemples de cet envahissement ne manquent pas. Nous sommes coutumiers de la sécheresse des approches ontologiques, fondées sur les échanges neuraux. Cependant même les approches téléologiques, qui partent de nos ressentis, les oublient vite. Prenons Samah Karaki, biologiste et neuroscientifique, qui vient de publier ‘Le talent est une fiction’. Elle y critique l’idée du génie et du talent comme un don inné, affirme au contraire avec force que l’acquis est plus essentiel que la génétique.

Cette position est à contre-courant des thèses neuroscientifiques habituelles, plutôt béhavioristes, c’est-à-dire privilégiant l’inné dans le comportement et les compétences. Dans ‘Restorative Free Will’ (2016), Bruce N. Waller cherchait à nous déculpabiliser en insistant sur la filiation animale dominant nos pulsions : pas la peine de s’en vouloir si nous ne parvenons pas au destin espéré. Certains auteurs chiffrent jusqu’à 80% le poids de l’inné dans la réussite individuelle, se fondant sur les études de jumeaux placés dans des milieux éducatifs contrastés et qui occupent adultes des situations comparables.

Samah Karaki soutient le contraire. L’inné n’importe pas tant. L’acquis est capable de contrecarrer les plus mauvais départs génétiques, pour peu qu’on évite de les renforcer avec des idées préconçues. Les positions antagonistes de ces chercheurs ne manquent pas d’arguments. Alors qui croire ?

La surprise n’est pas tellement que les neurosciences bousculent nos certitudes. C’est plutôt qu’elles puissent soutenir une chose et son contraire. Je n’y trouve pas meilleur consensus que chez les psychologues du siècle dernier, déjà embarqués dans le houleux débat inné/acquis. On aurait pu espérer mieux de l’approche ontologique de l’esprit. Cette discordance met en exergue l’absence de vraie théorie mentale en neuroscience. Les corrélations neurales n’ont pas permis de franchir le fossé neural/mental.

Où perce le militantisme

Je soutiendrais volontiers la démarche de Samah Karaki, charmante à tout point de vue. Mais Samah fait trop d’erreurs dans le détail de son argumentation. Son livre n’est pas mûr. Elle critique le positivisme opéré sur soi : « Nous passons sous silence tout un sac à dos invisible d’avantages et de privilèges qui peuvent expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là. » Ce n’est pas pour nous casser le moral mais pour tordre le cou au négativisme qui va de pair : « Il en va de même pour les récits d’échecs : on les rattache à quelque chose qui serait interne à leur auteur, à des dispositions psychologiques, à une certaine capacité de travail et d’acharnement. »

Bref, tout ces a priori sur le déterminisme biologique « permet de justifier les inégalités d’accès au pouvoir en identifiant les problèmes au sein des individus plutôt qu’au sein des structures. » Samah ne cache pas son militantisme. Pour elle, la fiction déterministe sert d’alibi aux privilèges d’accès au pouvoir, selon le gabarit physique, le sexe, la race et autres prédispositions naturelles. Même les tests de QI sont conçus pour mesurer les traits des dominants psychologiques et ne sélectionner que ceux-ci. L’école évalue des choses similaires, dit-elle.

L’esprit n’est jamais ce qu’en disent les idéalistes

Les discours vengeurs se contredisent volontiers dans le texte. C’est le cas pour Samah qui reconnaît l’intérêt du positivisme sur la motivation individuelle. Elle voudrait ainsi conserver le positivisme sans le négativisme, « partir du postulat que les intelligences des élèves sont égales ». Est-ce vraiment une bonne idée de fonder l’éducation sur une telle chimère ? Avoir fait constat de l’échec de l’égalitarisme marxiste au siècle dernier pour le réintroduire en tant que fondation éducative ? Voulons-nous une société de clones soucieux avant tout d’effacer leurs différences ? Samah a-t-elle compris qu’il n’y pas de positivisme sans contraste, que l’individualisme est par nature une rivalité, la conviction de pouvoir apporter ou conquérir plus que les autres ? Enfin que les réussites les plus remarquables ne viennent pas du positivisme mais des plus vives rébellions contre le négativisme ?

Je vous laisse écouter la conclusion de Samah :
« Quand nous croyons en notre mérite, nous perdons en compassion pour les autres. Si je vous dis que vous allez gagner par vos propres compétences, vous allez devenir moins généreux envers les autres. Mais si je vous dis que votre victoire dépend en bonne partie de la chance, vous allez vous montrer plus généreux envers autrui. Croire en notre mérite individuel n’est donc ni bon pour nous ni pour les autres. »

La dernière phrase a-t-elle levé votre sourcil ? Elle est belle mais n’a rien à faire là, accrochée aux précédentes. Croire en son mérite n’est pas mauvais pour soi. Samah triche en appliquant le regard du collectif. Elle répète en fait deux fois que la conviction du mérite individuel n’est pas bon pour le collectif. Pour l’individu c’est l’opposé bien sûr.

Les neurosciences, un outil essentiel qu’il ne faut pas dévergonder

Samah passe ainsi à côté du vrai principe fondamental qui régit la relation entre les individus et la société, la tension entre ’s’individuer’ et ‘faire partie’, une tension qui n’a jamais d’équilibre durable. Les positions tranchées sur l’inné ou l’acquis ratent la nature omniprésente de ce conflit. Il est présent aussi bien dans la génétique —l’inscription des meilleures solutions au conflit— que dans l’intégration sociale —le test de variantes—. Les psychologues ont appris depuis longtemps à montrer un peu d’humilité sur ce débat. Après tout, claironner ce qui est bon pour tout le monde… reste une musique individuelle.

Les neurosciences sont le nouveau pouvoir. En science comme ailleurs le pouvoir attire le militantisme. Il faut souhaiter à nos jeunes philosophes et cognitivistes de vite adhérer à une théorie unificatrice de l’esprit avant de dévergonder leur spécialité et faire de nous des intelligences aussi semblables que les échanges chimiques neuraux.

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Croire en notre mérite individuel n’est bon ni pour nous ni pour les autres, Samah Karaki 2023

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