Les équations, des biais cognitifs?

Abstract: Les maths contiennent des biais cognitifs. Pour appuyer ce constat étonnant, je commence par remonter l’histoire des mathématiques. En gommant toute intention en leur sein, nous avons perdu en même temps la trace de la complexité et du qualitatif. Ces intentions existent, mais sont aujourd’hui dissimulées dans les sigles, en particulier le ‘=‘ aux multiples significations. Les biais sont ceux des étages cognitifs effectuant arbitrairement des choix entre ces significations, croyant à tort accéder au réel en soi.

Introduction

Le titre est tapageur. Il est plus facile d’admettre que les équations incluent des biais cognitifs dans leur construction, ce qui est déjà surprenant pour du langage mathématique. Mais l’équation en soi ? Quand une équation est fausse, cela tient à la mauvaise connaissance du langage mathématique ou à son application erronée. Faute sémantique. La cohérence intrinsèque du langage n’est pas remise en cause. Laissons un calcul se dérouler sans introduire d’erreur, par exemple en le confiant à des circuits numériques : il conduit toujours au même résultat. Comment parler de biais cognitif inhérent au calcul, dans ce cas ? Les ordinateurs ne font pas de faute mentale !

Mais en raisonnant ainsi, nous pré-supposons que c’est le réel en soi, à travers la machine, qui nous parle. Le monde matériel s’exprimerait en direct ! Nous n’avons fait qu’apprendre son langage, pensons-nous. À tort. Certes le réel nous a enfantés. Mais nous sommes sortis d’un utérus, pas d’une matrice mathématique. Ce langage, nous l’avons à la fois découvert et construit, en relation avec le monde. Nous en avons découvert les régularités. Encore fallait-il les interpréter. Nous sommes bien les propriétaires des formes actuelles du langage. Des mathématiques. La meilleure preuve est qu’elles continuent d’évoluer. Tandis que la mathématique du réel en soi ne bouge pas, est indépendante de nous.

Convenons alors d’appeler la structure du réel en soi la Mathématique, et les formes de notre langage à son sujet les mathématiques. Il manque à ces langages une métamathématique pour se rapprocher sérieusement de la Mathématique, et cet article développe une raison importante qui nous empêche d’y accéder.

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Constat et performance

Une propriété très importante de nos langages courants est absente des mathématiques : la différence entre énoncés constatatifs et performatifs (John Austin 1955). Exemples de constatatifs: “le ciel est bleu”, “l’eau est froide”, “cette équation comporte trois termes”. Les énoncés constatatifs sont manichéens : vrais ou faux. Parce qu’ils ne dépendent pas (ou peu) de l’observateur ; le constat est celui du réel en soi.

Les performatifs (to perform= accomplir) transforment la réalité humaine et physique : “je lance un caillou”, “je tourne un robinet”, “je déclare cette équation juste”. La réussite d’un énoncé performatif dépend de l’observateur, de sa capacité à représenter le monde au présent et au futur, le faire aller vers la prédiction attendue. Ce qui sépare les énoncés performatifs en deux sous-catégories : les prédictifs simples et les intentionnels. Les premiers se contentent d’accompagner le monde là où il a spontanément décidé d’aller ; les seconds le soumettent à un souhait qui est une représentation décalée du monde, une alternative à son cours habituel.

Enlever toute intention au réel menace les nôtres

Le langage mathématique est dépourvu de cette distinction. Est-ce à dire que le réel en soi ne contient pas la moindre intention ? Conclure ainsi crée des écueils vraiment critiques. D’une part notre mental se fait exclure du monde, puisque son intention ne peut s’y loger. Dualisme gênant pour une Mathématique qui se veut moniste. D’autre part si les mathématiques ne contiennent pas en elles-mêmes d’intentions, elles servent néanmoins à les décrire : ce sont les forces fondamentales. Nul besoin d’introduire du mouvement ou une temporalité dans ces intentions du réel en soi. Il s’agit d’une route, une séquence d’interactions et de ses inflexions. Nos intentions mentales peuvent s’assimiler de même à de telles inflexions.

Si les mathématiques sont dépourvues d’intention c’est parce qu’historiquement nous avons choisi de les en dépouiller. L’être humain s’est longtemps considéré comme unique au sein du vivant. Un Élu, seul dépositaire d’une volonté divine. Le cadre matériel ne pouvait qu’obéir à cette volonté. En cas d’échec, l’explication est qu’une partie de l’intention divine nous échappe. La rébellion de la science contre cette religion fut d’accorder son indépendance au réel. Réaction quelque peu radicale: la science, au passage, a débarrassé le réel de tout ce qui pouvait rappeler les intentions divines et humaines par procuration. Le réel n’est pas vraiment propriétaire de ses forces. Il les subit, de la même manière que l’esprit subit les élans du corps. La science a insidieusement recréé un équivalent de panthéon divin, en le déménageant de l’esprit humain vers le réel en soi. Les Dieux de l’Olympe sont devenus les Forces Fondamentales. Et le graal des physiciens est de trouver le Dieu unique, l’équation ultime qui générerait l’entière réalité.

Stérilisation aux rayons mathématiques

Avez-vous sursauté ? Probablement, si vous êtes un minimum féru de mathématique et de physique. Et pour cause ! Le langage scientifique dont est imprégné votre esprit ne contient pas tant de ferveur religieuse ! Il en est soigneusement essoré. Nous pensons vers les autres à travers le langage des sigles. Celui-ci en filtre toute émotion. Tandis que les concepts eux-mêmes, en tant que graphes neuraux, sont parfaitement aptes à intégrer des intentions et des sensations comme les autres. Ils ne sont pas étanches. Les mathématiques peuvent intrinsèquement créer les jouissances les plus inouïes, qui sont associées à la sensation de maîtrise du monde, à la satisfaction d’une intention calculatrice. Mais le langage des sigles effectue un lavage en profondeur. Le défilement des lignes a le même effet qu’un réglage du lave-linge à 90°. L’équation est stérilisée de ses impressions.

Nous sommes donc devant cette situation délicate : le réel en soi n’a pas pu être débarrassé de ses intentions, rebaptisées ‘forces fondamentales ‘, et c’est notre choix de langage qui les a fait disparaître. Que faut-il en conclure ? Ne faut-il pas réintroduire les intentions dans les mathématiques, pour revenir dans une réalité moniste, celle à laquelle nous pouvons intégrer notre esprit ?

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La dialectique mathématique

Je vais concentrer votre attention sur un ‘mot’ incontournable du langage mathématique. Il correspond au “est” du langage commun. C’est le signe « = ». Voici quelques locutions du langage commun qui correspondent toutes en mathématique au signe ‘=‘ :
mène à
provient de
équivalent à
corrélé à

Les 3 premières locutions ajoutent la notion de réversibilité à l’égalité. Quand un physicien crée un modèle mathématique de la réalité il utilise par défaut la réversibilité du signe ‘=‘, sa version ‘équivalent à’. C’est l’expérimentation qui le modifie éventuellement en non réversible, ‘mène à’ (=>) ou ‘provient de’ (<=). On décèle ici, déjà, une intention du réel en soi qui n’est pas propre au langage.

La 4è locution, ‘corrélé à’, dissimule une notion plus importante : il existe un changement de qualité, non explicite. Les deux termes de l’égalité ne sont pas de même nature, mais le sigle n’en tient pas compte. Grave oubli. La qualité d’une chose n’est pas réductible à sa représentation quantitative. C’est toute une dimension qui se trouve éliminée du langage mathématique. Au mieux en laisse-t-on une trace à l’aide d’unités, de part et d’autre de l’égalité : une unité spécifique est accordée à chaque côté. Mais l’enlever ne change rien à l’équation. Dans l’univers aplati du langage mathématique, les équations se portent très bien sans les unités. Ces unités sont des ‘couleurs’ mais l’équation veut dire la même chose en noir et blanc. Il est facile de s’affranchir de cette dimension “colorée” des mathématiques qui les rend inutilement plus complexes.

Complexité engendrée ou génitrice?

Complexité. Voilà le nom de cette dimension oblitérée. La complexité est généralement vue par les mathématiciens comme engendrée par les mathématiques et non comme s’imposant à elles. Continuité logique de l’idée que les mathématiques sont un espace idéal platonicien, populaire parmi les spécialistes. Si l’on se contente de penser que les maths en sont un reflet, alors on admet que nous sommes des locuteurs de ce langage et qu’il peut exister des dimensions du réel “oubliées” par lui. Tandis que si l’on confond réel en soi et mathématiques, alors ce sont bien les maths qui génèrent la complexité et il n’est pas nécessaire de séparer les deux. Mais nous avons vu les écueils rédhibitoires de cette attitude. Je vais les éviter en affirmant que la dimension complexe est indépendante du langage mathématique et n’est pas reconnue spontanément par lui. Il en voit seulement les effets. La raison se situe dans l’organisation même de notre cognition, nous allons le voir dans un instant.

Pour ne pas choquer davantage, je n’ai pas ajouté ‘approximant’ à la liste des locutions recouvrant le signe ‘=‘. Pourtant, en se retournant des mathématiques vers la physique, c’est bien ce qui survient : ‘=‘ devient une approximation du réel. Il n’est pas le seul sigle concerné. L’infini par exemple, ‘∞’, n’a pas d’équivalent démontré en physique. Et n’est pas démontrable. Les limites des mesures sont celles de nos instruments. Aucune certitude sur la réalité propre du ou des infinis. Il peut s’agir seulement d’objets théoriques, propriété exclusive du langage, permettant de décrire certaines apparences du réel sans que celui-ci soit réellement infini.

L’addition

Si le signe ‘=‘ est aussi personnel à chaque équation, demandons-nous ce qu’il en est des autres mots élémentaires, en particulier le ‘+’. Comment sommes-nous sûrs que des entités additionnées, symbolisées toutes par un ‘1’, sont strictement identiques ? Elles ne le sont jamais complètement d’ailleurs, sinon elles seraient une seule entité. Notre scène mentale leur impose au minimum des emplacements différents dans l’espace pour les individualiser. Ce n’est qu’au titre de mot du langage que les ‘1’ sont identiques.

Les mésopotamiens distinguaient deux types d’addition: ajout et empilement. L’empilement correspond à notre addition contemporaine, deux membres de l’addition identiques en valeur. L’ajout consiste à attribuer une importance supérieure à l’un des deux, que l’autre vient compléter. Il réintroduit la notion de qualité au sein de l’addition élémentaire. André Deledicq, dans ‘Dictionnaire amoureux des mathématiques’, vante le rassemblement des deux additions en une seule, opéré par les maths modernes. Mais s’il s’agit d’une avancée pour le réductionnisme, cette perte du qualitatif est une régression pour la représentation complète de la réalité. Les mathématiques s’en sont éloignées.

Nos sigles modernes, progrès ou freins?

Car il n’est pas évident que les deux membres d’une addition soient toujours équivalents qualitativement. Surtout il n’est pas certain que le résultat, de l’autre côté du signe égal, soit équivalent qualitativement à ce qui est additionné. La notion de qualité est abandonnée, de même que toutes nos impressions. Élagage brutal.

Les mésopotamiens firent une incursion dans l’univers des mathématiques qualitatives, mais elle n’a pas été poursuivie. Euclide ne connaissait pas le signe ‘=‘. Mais, à la lumière de ce que nous venons de voir, est-ce vraiment un progrès du langage mathématique, ou un frein ? La création de ce symbole unique a dissimulé la complexité dans le langage. La dimension complexe s’en est trouvée enterrée pendant 2.000 ans.

Je n’insiste pas davantage. Ces exemples sont là pour montrer que le langage mathématique ne peut pas être analysé indépendamment de nos mécanismes cognitifs. Ceux-ci peuvent produire des maths sans être mathématiques. Ils mélangent continuité qualitative et discontinuité quantitative. C’est là où l’absence d’une métamathématique de la réalité, de la physique au mental, se fait cruellement sentir.

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Le biais cognitif

Le biais cognitif incriminé ici est simple et répandu : c’est imaginer que notre scène mentale est la réalité en soi. Certes elle veut établir une correspondance. Il faut saluer les efforts des théoriciens qui affinent nos représentations pour en faire un masque de plus en plus fidèle. Mais elles restent… des images, des configurations neurales mimant l’information présente dans la réalité… nous disent les mêmes théoriciens. Gardons une indépendance relative entre le réel et son langage descriptif, même s’il est d’aussi bonne tenue intrinsèque que les maths.

Configuration neurale et concept sont les deux faces d’une même pièce. C’est à la fois un consensus philosophique et le principe d’une méthode universelle dont le détail est ici. Cette métaphore de la pièce à deux faces héberge remarquablement bien le concept d’indépendance relative dont nous avons besoin. Grâce à cet outil, un concept fusionnel sur une face est aussi l’assemblage de sous-concepts sur l’autre face. Sommet symbolique d’un graphe neural. Le système de sous-concepts est une représentation horizontale dans la dimension complexe, tandis que la hiérarchie concept/sous-concepts est l’axe vertical de cette dimension.

La complexité d’une image n’est pas la complexité du support

Il n’est pas nécessaire d’accorder foi à ce modèle de la dimension complexe pour comprendre en quoi consiste le biais cognitif. Officiellement certains neuroscientifiques veulent “aplatir” les configurations neurales pour en faire un vaste système complexe unique (Nick Chater 2018). L’axe vertical/hiérarchique complexe n’est pas complètement éliminé. Mais l’échelon sous-jacent est repoussé à la biologie neurale, au lieu d’inclure les représentations mentales elles-mêmes. Vision réductionniste que je ne discuterais pas ici. Il suffit d’admettre que l’image de la réalité en soi, toutes théories scientifiques incluses, fait l’objet d’un mimétisme dans ce vaste système neural. La complexité de l’image aussi est un mimétisme et non celle de la réalité en soi. C’est le langage auto-organisé par les neurones qui copie cette complexité. Il la reflète sans avoir lui-même une complexité de même nature.

Certains pourraient même soutenir que l’image mentale n’a aucune complexité, en tant que simple puzzle de sous-concepts ajustés les uns aux autres, mais pas auto-organisés ensemble. Ils sont seulement organisés pour parvenir au résultat : un mimétisme satisfaisant de la complexité du réel. C’est fort différent. Notre mental propose différentes images de la complexité et fait un choix parmi ces alternatives, sans que l’image elle-même possède la complexité en question.

Où apparaît le biais cognitif

Comment savoir si le choix est le bon ? C’est impossible en l’absence de théorie authentique de la complexité, d’une théorie de cette dimension qui s’impose au langage mathématique et non pas générée par lui. Constatons cette carence à travers la diversité des définitions de la complexité, propres à chaque discipline, information, évolution, cognition : aucune métathéorie ne les unit.

La complexité mathématique est celle d’un étage (ou plusieurs) de la cognition, non celle du réel en soi. C’est en cela que les algorithmes sont intrinsèquement des biais cognitifs. Ils prétendent décrire la complexité du réel en soi, alors qu’ils n’en sont que les reflets. De médiocres reflets en fait, puisqu’ils la dissimulent. Les sigles mathématiques occultent cette dimension. Toutes les équations sont à réviser, pour une réattribution prudente du signe ‘=‘, ou son remplacement par d’autres sigles quand les termes, de part et d’autre, diffèrent qualitativement.

Une égalité avec saut

Les équations signalent dans ce cas un saut dans l’axe vertical de la complexité. Nos graphes neuraux se contentent d’ajouter un nouveau territoire à leur carte horizontale. Pour qu’ils intègrent efficacement ce saut de complexité, cette véritable surcouche, je propose de remplacer dans le déroulé de l’équation le signe ‘=‘ par un retour à la ligne, et le sigle idoine : ↩︎

Ceci dans l’attente d’une métathéorie de la réalité qui permettra d’assembler ces ‘retour à la ligne’…

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Conclusion

Les mathématiques sont des langages rigoureux jusque dans leur traitement des incertitudes et de la logique floue. Leur cohérence intrinsèque est fascinante, au point que certains en feraient volontiers la fondation même de la réalité. Néanmoins nous ignorons pourquoi elles ont cette structure et elles apportent constamment de nouvelles surprises. C’est l’indice qu’elles sont sans doute l’émergence d’un langage plus fondamental du réel en soi. La Mathématique existe, sans nul doute ; mais elle n’est pas nôtre. Les nôtres sont une version humanisée, reflet bien ordonné de la structure du réel en soi, mais reflet seulement, qui peut rater certaines de ses dimensions.

Notre réalité est une romancière qui raconte une histoire. Nous écoutons les parties qui nous parlent et que nos concepts peuvent saisir. Nous prenons des notes avec la sténographie mathématique patiemment mise au point par nos ancêtres. Mais les sigles sont parfois trop grossiers pour décrire exactement les faits. Entre les lignes se dissimulent d’autres dimensions de l’histoire. Nous n’en comprenons pas encore la complexité.

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How to Do Things with Words, John Austin 1955
Dictionnaire amoureux des mathématiques, André Deledicq, Mickaël Launay 2021
The Mind is Flat: The Illusion of Mental Depth and The Improvised Mind, Nick Chater 2018

1 réflexion au sujet de « Les équations, des biais cognitifs? »

  1. N’oublions pas que le langage mathématique s’est extrait initialement du langage oral. Base téléologique avant de devenir ontologique. Les maths ont été affinés et rendus fortement indépendants de la pensée courante, s’imposant à elle dans la plupart des cas. Mais que reste-t-il encore de cette naissance téléologique dans le formalisme mathématique, bien caché parce que l’indépendance des maths semble totale ?

    More is Better: English Language Statistics are Biased Toward Addition, de Winter & co, montre que le langage courant est fortement biaisé quant à l’objectivité mathématique. Qu’est-ce que les maths n’ont pas encore vu parce qu’elles-mêmes hébergent des biais dans leur vocabulaire de signes ?

    More is Better: English Language Statistics are Biased Toward Addition, Bodo Winter, Martin H. Fischer, Christoph Scheepers & Andriy Myachykov, 2023

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