Faut-il en finir avec la psychanalyse ?

Abstract: L’Express s’efforce à son tour d’enterrer la psychanalyse dans un grand dossier estival, répétant des erreurs classiques. Assimiler la psychanalyse à Freud est comme assimiler la religion chrétienne à l’Ancien Testament. Deux fourberies supplémentaires dans ce dossier : la référence au polémique Bettelheim dans l’autisme, et les frasques de Gérard Miller sur des patientes. Psychanalyse poignardée dans le dos, que reste-t-il ? La neuroscience moniste est impuissante à expliquer le dualisme conscient/inconscient qui correspond si bien à nos expériences. La cure psychanalytique a besoin d’un dépoussiérage et trouve son indication dans l’ajustement d’une identité existante et non dans les pathologies psychiatriques organiques où l’identité reste à construire.

Une approche enkystée, comme sa critique

Grand dossier dans l’Express ce mois d’août pour dessécher au soleil ce kyste para-psychiatrique dont beaucoup d’ouvrages et de tribunes ont déjà tenté de nous débarrasser : la psychanalyse. La présentation générale du dossier montre encore une fois que rares sont les journalistes connaissant l’herméneutique —tout rapport au monde est interprétatif et toute interprétation est relative à une situation humaine historique depuis laquelle elle est produite. L’approche de l’Express exclue clairement toute herméneutique puisqu’elle évalue la psychanalyse de notre bastion contemporain des connaissances et rien d’autre. Défaut majeur de cette approche : supposer ce bastion ultime parce que moderne alors qu’il n’est qu’une étape en herméneutique. Le moderne déifie sa connaissance et tombe dans le même piège que d’autres “modernes” à leur époque, dont Freud, indubitablement.

Comment éviter ce piège ? Il s’agit d’évaluer Freud sans tomber dans l’anti-freudisme, comme l’ont fait la plupart des commentateurs contemporains.

L’engouement pour la psychanalyse présenté comme une exception culturelle française

Est-ce une critique en soi ? Si l’engouement est reconnu culturel plutôt que scientifique, la psychanalyse trouve son rôle positif : renforcer l’identité culturelle, un critère important pour le succès des psychothérapies. À titre de comparaison, regardons comment la place est occupée aux États-Unis : Freud n’y est guère populaire, c’est Dieu qui occupe la première place dans l’identité nationale, sans rival. Cela a-t-il favorisé une plus grande scientificité dans la population ? C’est tout le contraire. Créationnisme et platisme ont contaminé de vastes pans de la société. Chez les français, la divinisation de l’inconscient n’a pas eu de conséquences aussi désastreuses. L’athéisme de Freud a fait partie des protections culturelles françaises contre le zélotisme religieux.

Prolongeons la comparaison. Il s’agit d’évaluer la psychanalyse sans tomber dans l’anti-freudisme ? C’est comme évaluer la religion sans tomber dans l’anti-théisme. Allons regarder de plus près le dieu placé par Freud dans notre esprit : l’inconscient. Débarrassons-nous également de l’argument de scientificité brandi sottement par les journalistes. Les lecteurs de ce blog savent que je suis un ardent défenseur de la méthode scientifique. Cependant sa pertinence s’épuise à mesure que l’on quitte les sciences physiques pour les humaines. Les attracteurs de certitudes deviennent flous. Ultimement il est possible à chaque individu de construire une théorie de sa propre psychologie et ajuster son comportement pour la valider. Cela s’appelle la vision personnelle, et le plus rigoureux des scientifiques a la sienne, indépendante des autres. Il existe donc dans notre organisation mentale un espace de diversification. Il est bien différent de la monotonie neurale observée par les neuroscientifiques. Il a une définition fonctionnelle et s’appelle l’inconscient.

Le mental dual

Freud en a fait non pas une déité mais un cerveau second, un rival de la conscience difficile à comprendre et à maîtriser, sorte de monture fougueuse dont on pressent les réactions sans pouvoir communiquer clairement avec elle. La division du mental existait avant Freud et n’a pas diminué en popularité. Elle n’est pas anatomique, telle que la proposait Paul MacLean avec un cerveau mammalien par dessus le reptilien. C’est une division fonctionnelle, comme le décrit Daniel Kahneman avec les modes Système 1 et Système 2 de la pensée.

La théorie contemporaine la plus répandue sur la conscience la place dans un ‘espace de travail global’ indépendant au sein du cerveau. Cette division correspond parfaitement à notre conscience éprouvée en tant que phénomène : nous décidons d’une fraction de nos agissements, éprouvons d’énormes difficultés à corriger certaines habitudes, et une décision se révèle en fait comme un choix entre des alternatives préconstruites. Nous ne contrôlons pas davantage les fins rouages du mental que les fibrilles musculaires lors d’un mouvement.

Sortie de route et redémarrage

Où Freud a-t-il dérapé et commencé sa théologie personnelle ? Il a trouvé des névroses en explorant son propre inconscient et a voulu les rendre universelles. Le fameux complexe d’Oedipe en est l’exemple le plus connu. C’est une névrose d’appropriation courante chez l’enfant, en réaction au sevrage, qui prend une tournure sexuelle après la puberté. Elle se personnalise de bien des manières. Mais Freud a façonné trop précisément cette boule de pâte pour lui donner le visage de la sienne. Quel génie n’est pas prétentieux ? Que faire alors du pilier Oedipien ? Le rejeter dans les oubliettes de l’histoire ? Ou le transformer en modèle que chacun puisse utiliser dans ses propres recherches ?

Une névrose est un conflit mal résolu. Résolutions incertaines du point de vue des autres et trop certaines pour le nôtre. Elles sont la structure même de notre organisation mentale, qui ne suit pas des règles de scientificité. Notre personnalité se construit dans la gestion du quotidien avec un panel d’instincts variable, aboutissant à un édifice psychologique original. Abandonnons l’idée qu’une névrose est une tare. C’est le contexte social qui les classe ainsi. Une névrose est une brique mentale. Certaines mieux ajustées que d’autres, et les défectuosités sévères sont effectivement susceptibles de compromettre la stabilité de l’édifice entier.

Dépoussiérage

Enquêter consisterait-il à balayer l’existence de l’inconscient et de ses névroses ? Je n’insisterai pas sur la pauvreté actuelle de la science du cerveau au sujet de la personnalité. Elle n’a pas la moindre théorie à son propos. La neuroscience étudie en détail un moteur neural sans pouvoir dire quelle allure aura le conducteur. Elle ne s’intéresse pas au même niveau d’information que la psychanalyse. Celle-ci étudie les significations formées par les réseaux neuraux, et en particulier les carrefours dysfonctionnels que sont certaines névroses. Elle profiterait certes d’un dépoussiérage. Sortir de la liturgie freudienne. 

Il faut reprocher aux journalistes de l’Express deux grandes malhonnêtetés. D’une part ils mettent en avant des errements de la psychanalyse datant du siècle dernier (Bettelheim et l’autisme). C’est un peu comme si l’on voulait jeter aujourd’hui la religion chrétienne parce qu’elle a l’Inquisition dans ses antécédents. Non. Un grand nombre de psychanalystes ne sont plus des zélotes, et même les zélotes sont répartis en différentes chapelles, derrière Freud, Lacan ou Jung, assurant un certain pluralisme de l’information sur l’inconscient. Avec des erreurs, certes. Mais faudrait-il interdire les hebdomadaires comme l’Express sous prétexte qu’ils propagent occasionnellement des informations erronées ?

Les deux grandes malhonnêtetés du dossier

Bruno Bettelheim, un rescapé des camps nazis, était un têtu mais dans un sens bien différent des psychiatres qui ont laissé les pires souvenirs au siècle dernier. Ces eugénistes voulaient tout corriger à coups de sélection génétique, lobotomies et drogues, tandis que Bettelheim était persuadé qu’un environnement favorable pouvait rétablir les esprits les plus perturbés. Partisan de la résilience, de l’acquis contre l’inné, il a créé une école soucieuse du bien-être des enfants autistes. Vous devinez le motif de sa dérive : l’enfermement autistique avait forcément pour lui des motifs environnementaux, donc une implication des parents. Ceux-ci ne se sont pas laissés accuser aussi facilement que des gènes.

Par un sévère retour de balancier, l’autisme a basculé dans le giron des maladies biologiques et sa prise en charge psychanalytique fut quasi proscrite. La querelle inné/acquis s’est stabilisée depuis. C’est en se concentrant trop sur l’un de ces facteurs que l’on porte tort aux autistes. Leur intrication est profonde.

Abus journalistiques

L’autre malhonnêteté des journalistes de l’Express est de faire un amalgame avec le cas Gérard Miller, accusé d’abus sexuels multiples. Cette fourberie est pire que la précédente. Quel rapport entre la validité de la prise en charge psychanalytique et le fait qu’un nom connu de la spécialité soit un dépravé ?? En suivant cette pente glissante, il faut également supprimer du paysage la religion, la politique, le monde du spectacle, voire celui de l’entreprise, tous étant lieux de prise d’influence et de soumission.

Méchante ignominie qui salit des passionnés de la psychanalyse (dont je ne fais pas partie). Passionnés en raison ses effets positifs sur leur propre histoire personnelle, qu’ils tentent de faire partager aux personnes en recherche de sens. Car une fois ces mises au point faites, il persiste bien des aspects intéressants dans la psychanalyse : mots croisés de l’inconscient, technique de façonnage de l’identité individuelle. Ce n’est pas un hasard si l’analyse a pris racine et se maintient dans les cercles les plus intellectuels. Les identités élitistes ne peuvent se contenter d’une fondation de gènes et d’instincts, ont besoin d’explications plus profondes. La cure est un récit et un chantier, celui des étages intermédiaires entre une hérédité et une efflorescence consciente. Elle fonde une géologie de la personnalité.

Normer ou adapter

La cure ? La psychanalyse au final, est-ce une thérapeutique ou une simple enquête de personnalité ? La recherche de notre identité est ce qui la construit. Ainsi la cure est-elle thérapeutique pour ceux dont l’identité est mal assurée ou inconfortable. L’erreur serait d’étendre ce principe à n’importe qui et n’importe quel trouble. De nombreuses affections psychiatriques ont un soubassement biologique. Mais comment corriger les déviances de notre physiologie sans tomber dans l’eugénisme ? Comment une telle correction pourrait-elle rétablir une personnalité déjà impactée ?

Faut-il préférer des traitements normatifs, ou s’efforcer plutôt d’adapter les psychismes originaux à la société ? La psychiatrie biologisante façonne elle aussi les personnalités, d’une manière plus standardisée. Pratiquer une analyse peut apporter, dans bien des cas, un parfum original à ces stéréotypes.

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1 réflexion au sujet de « Faut-il en finir avec la psychanalyse ? »

  1. Sans surprise le dossier de l’Express a fait violemment réagir, confirmant le caractère fortement identitaire de la pratique psychanalytique. La défense des journalistes est assez mièvre. Ils tentent de se retrancher derrière certaines études scientifiques mais leur faiblesse en ce domaine est connue. Pour ces journalistes l’inefficacité de la psychanalyse dans les pathologies psychiatriques lourdes semble plus importante que son efficacité dans les pathologies légères telle que la dépression, pourtant ô combien plus répandues et traînantes. On attendrait un peu plus de considération et d’intérêt pour ce qui motive effectivement une exception culturelle française, pas une des mauvaises.

    https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sciences/caroline-goldman-parents-medecins-le-dossier-de-lexpress-sur-la-psychanalyse-fait-reagir-HAHUBW64TFG6HHGB26Y4YG32AQ/

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