Abstract: En faisant la recension de ‘La société de la fatigue’, de Byung-Chul Han, je montre les limites de la philosophie contemporaine quand elle se fonde sur une connaissance transdisciplinaire approximative. C’est l’occasion d’expliquer le vrai moteur de la réalisation personnelle.
De l’intelligence générale
Comment définir au mieux la fameuse intelligence générale ? Elle permet, même en racontant des bêtises, de le faire intelligemment.
Je cherchais un exemple démonstratif pour cet aphorisme, et j’en ai trouvé un vraiment parfait à la lecture de ‘La société de la fatigue’, de Byung-Chul Han. C’est un opuscule philosophique court et rapide à lire, qui consiste en fait en notes de lectures d’ouvrages plus importants à propos du travail et de la productivité. Ces notes sont intelligentes, sans aucun doute. Et toutes racontent pourtant quelques bêtises. Ah ?
Han s’attaque à des ouvrages de référence. Rien de gênant, je fais de même. C’est l’absence de fil conducteur qui me heurte. Han ne dispose d’aucun point de vue structuré pour décrocher ses flèches.
La philosophie, une fondation (trop?) multiple
C’est un problème répandu en philosophie, qui la sépare nettement de la science. Tout scientifique entame une réflexion en rappelant ses bases. Impossible pour lui d’unifier sa pensée avec celle de son lecteur sans ce préalable. Comment changer un consensus autrement ? Le discours scientifique part du soliTaire vers le soliDaire, de l’éclair de génie vers son assimilation partagée.
Cette manière existe également en philosophie mais n’est pas la plus répandue, en raison de la rareté des consensus. La philosophie est une mosaïque d’écoles de pensée dans laquelle chacun fait son marché. Le discours va plutôt du soliDaire vers le soliTaire. Sa conclusion épouse la personnalité de l’auteur. Si je compare la connaissance à un arbre, la science en renforce le tronc, la philosophie multiplie les feuilles.
Si les philosophes peuvent afficher des opinions aussi variées, c’est que leurs sujets de prédilection ne répondent pas à des modèles précis. Les sciences humaines sont floues. Dans ce flou vous pouvez emprunter n’importe quel chemin et affirmer que c’est le meilleur. Une bonne rhétorique dissimule aisément les sophismes. Le vocabulaire philosophique reflète en effet la carence de modèles. Il est facile d’influencer sa signification ou la rendre opaque. Comme de nombreux penseurs contemporains, Byung-Chul Han ne s’en prive pas, comme nous allons le voir en quelques exemples.
La violence neuronale
Dans ce chapitre, Han s’attaque à l’idée de réaction immunologique dans les sociétés —contre l’étranger— pour la ramener au statut de différentiation. Le migrant serait devenu une simple charge et non plus objet de rejet. Il assimile l’immunité au négatif —l’étranger est repoussé ou détruit— tandis que la différentiation serait l’expression du positif —nous faisons une différence avec ce qui nous ressemble. La violence actuelle ne serait plus celle du négatif, de l’anticorps dirigé contre l’étranger, mais celle du positif, d’un étouffement par un trop-plein d’identique. Se contenter de différentier l’étranger nous fait voir le même en lui, et nous avons l’impression de nous noyer dans ce même. La violence du positif est celle de l’identité personnelle qui cherche à s’en extraire.
Intelligente perspective de Han, mais ce manichéisme négatif/positif est purement téléologique. Ontologiquement l’immunité est tout autre chose. C’est le résultat d’une auto-organisation. L’identité d’un système se maintient seulement si ses éléments sont assez intégrés pour en définir les limites. L’immunité est un mode de délimitation. Je prends ou ne prends pas dans mon système, dit l’identité intégrée. Ontologiquement il n’existe pas de négatif, seulement une absence d’organisation. Pas de + et -, seulement des 1 et 0.
L’évolution de nos sociétés reflète ainsi simplement la difficulté à intégrer l’afflux des migrants dans le système. Cette difficulté a toujours existé. Auparavant les cercles sociaux étaient nombreux et clairement délimités. Il était facile de constater des réactions de rejets face à ce qui ne leur appartenait pas. Cette délimitation immunitaire est toujours présente, moins facile à localiser avec des cercles sociaux estompés. L’étouffement que Han a raison de signaler vient de cet effacement et non d’un passage du négatif au positif. Le “positif” en tant que flèche de l’identité, tel qu’il le définit, a seulement perdu beaucoup de sa force.
Au-delà de la société disciplinaire
Dans la même veine que précédemment, Han oppose le négatif de la société disciplinaire —asiles, prisons, casernes, usines— au positif de la société de performance. À la punition se substitue le « Yes, we can ». Cette évolution a été théorisée par Alain Ehrenberg, qui situe la dépression à l’intersection :
« La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d’autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l’initiative individuelle en l’enjoignant à devenir lui-même. […] Le déprimé n’est pas à la hauteur, il est fatigué d’avoir à devenir lui-même »
Excellent coup d’oeil chez Ehrenberg, mais Han le critique. La dépression vue ainsi est trop réduite à l’individu. C’est en fait de liens qu’il manquerait. Ce n’est pas la demande d’initiative qui l’épuiserait mais l’impératif de performance. Correction intelligente ? Han ne semble pas comprendre que l’impératif vient justement de la présence des autres, par le biais de la conscience collective dans l’individu. Si l’impératif fatigue l’individu, c’est qu’il est trop réduit à lui-même. C’est bien Ehrenberg qui a raison en accusant l’incitation excessive à l’initiative individuelle. Le soliTaire en nous a envie de s’amuser plutôt que se fatiguer. Trop puissant il résiste à l’injonction soliDaire et se fatigue. Si la part soliDaire prédominait en nous, elle n’aurait aucune réticence à accepter la pression de la performance. Elle l’accueillerait comme naturellement dévouée au collectif. Raison pour laquelle l’impératif de performance n’a pas du tout les mêmes conséquences en termes de dépression dans les sociétés fortement individualistes ou collectivistes.
L’ennui profond
J’approuve ici entièrement Han qui revalorise l’ennui, phase immensément féconde… à condition de savoir s’en servir —profiter de l’ennui et non le subir, sinon de l’ennui surgit le meilleur comme le pire. Mais pourquoi Han, au passage, s’attaque-t-il au multitasking comme étant une régression animale ? Il fait de l’attention multiple une nécessité archaïque face aux dangers de l’environnement, qui serait obsolète aujourd’hui. Ah ? L’environnement n’est plus agressif ? Les prédateurs n’existent plus dans la société humaine ?
Défaut de connaissance neuroscientifique chez Han. Le multitasking est une technique d’attention qui met plusieurs sujets en rotation rapide, mais toujours séquentielle, dans le fil de pensée. L’attention est toujours séquentielle, jamais un multiprocesseur comme l’attentisme animal auquel Han la relie. Dans l’attentisme la conscience est évanescente, émancipée ; les réflexes commandent directement au comportement. Les instincts sont multitâches tandis que la conscience, rétro-contrôle final, est monotâche.
Vita activa
Han s’attaque à Arendt pour sa tentative de réhabiliter la vita activa face à la vita contemplativa. Han veut sauver la contemplation et va jusqu’à appeler à la rescousse Nietzsche, tout à fait l’opposé d’un contemplatif, mais qui se faisait un devoir de brocarder tout excès :
« À aucune époque les gens actifs, c’est-à-dire les gens sans repos, n’ont été plus estimés. Il y a donc lieu de mettre au nombre des corrections nécessaires que l’on doit apporter au caractère de l’humanité, la tâche de fortifier dans une large mesure l’élément contemplatif »
À nouveau une critique intelligente de la pression moderne pour la performance ? C’est oublier qu’il faut déjà avoir une lorgnette d’excellente facture pour contempler efficacement. Diriez-vous à un petit enfant de s’arrêter pour contempler son environnement plutôt qu’agir, faire ses propres expériences ? En l’incitant à la contemplation vous lui prêtez vos propres facultés d’observation, qu’il ne possède pas encore. Chez l’adulte, c’est toujours en agissant et expérimentant que l’on élève constamment ce qu’il y a à contempler en soi. Nul besoin de vanter la contemplation. Il y a perpétuellement des moments où l’on est fatigué d’agir, tandis que beaucoup ne se lassent guère de contempler…
Pédagogie de la vision
Nietzsche, toujours pris à l’envers de sa promotion de l’Homme en tant que volonté, est convoqué par Han pour une autre critique de l’action : « Les hommes d’action manquent ordinairement de l’activité supérieure […]. À cet égard, ils sont paresseux. […] Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la bêtise de la mécanique. » On retrouve là avec effarement le snobisme stérile d’une conscience qui voudrait s’échapper du corps, méprisant sa tâche de rétro-contrôle d’un destin physique pour s’évader dans un panthéon d’esprits divinisés et occupés à se regarder le nombril.
Détacher ainsi l’auto-observation de l’action est la manière la plus sûre de manquer de profondeur… puisqu’il n’existe plus rien sur quoi jucher l’observation. En s’efforçant de séparer les éducations à la vision, l’action et la contemplation, Han montre la faiblesse de son regard ascendant, ontologique, celui qui fait de la complexité de l’esprit une intrication.
La société de la fatigue
Vous l’avez compris, Han en veut terriblement à la société des “neuro-enhancers”, au positivisme qui a transformé la contrainte de la performance en un objectif éminemment désirable, entraînant un épuisement généralisé d’après lui. S’agit-il réellement d’une généralisation ou d’une médiatisation de l’épuisement ? Nous avons l’intuition que les générations précédentes, travaillant à 60 heures par semaine sur des postes physiquement éprouvants étaient davantage épuisées, mais en parlaient moins.
Han voit le positivisme comme un dopage institutionnalisé. Est-ce réellement cela, le problème, ou le fait de demander à tout le monde la même performance ? Le mal-être social ne vient-il pas plutôt du poison égalitaire, qui voudrait voir chacun d’entre nous accéder à la même importance, la même indépendance ? Si nous devons renforcer la contemplation, comme le suggère Han, est-ce pour amplifier encore celle de l’ego ? Han se révèle tout à fait nietzschéen, au final, même en citant son mentor à rebrousse-poil.
Vraiment nietzschéen
Est-on vraiment dans une société de la fatigue ? Pour se singulariser, Han tombe dans l’effet de mode. Il veut extraire une tendance globale de la société alors que celle-ci est toujours plus diversifiée, que ses membres montrent des contrastes toujours croissants dans leur manière d’affronter les pressions quotidiennes. Certains échouent et d’autres réussissent incroyablement bien. Qu’est la performance sinon une histoire entièrement personnelle ? C’est le vrai message de Nietzsche, et se contenter de dépeindre le contexte ne dit rien des individus, de nous, de notre bonheur éventuel d’être fatigué, parce que l’on s’est immensément bien réalisé.
Comme Han le signale lui-même, le positivisme en tant qu’appropriation de la contrainte à la performance est ce qui a permis de continuer les gains de productivité personnelle au moment où la société disciplinaire épuisait ses efforts négativistes. La question intéressante au plan sociologique est : Comment la société négativiste obtenait-elle des gains, et pourquoi la positiviste les a-t-elle majorés ?
Avec une grille sociologique
Des réponses vous viennent spontanément à l’esprit. Le positivisme a une faveur quasiment innée. Il redonne sa place à l’individu face à l’énorme pression du jugement collectif, du regard des autres. Cependant comme je le proposais en introduction, tâchons de faire une philosophie un peu méthodique. La grille de lecture que je vous propose depuis la parution de Surimposium est simple : toute entité, qu’il s’agisse de l’esprit individuel ou d’un groupe social, fonctionne sur le moteur TD, le conflit entre individuation (soliTaire) et appartenance (soliDaire). Voici comment réécrire la problématique traitée par Han avec cette grille :
La société dite négativiste (c’est le point de vue de l’individu) privilégie le D (l’intérêt collectif) ; elle asservit le T (la part d’individuation chez le citoyen) au profit du D. La société positiviste privilégie au contraire le T et garde à distance l’évaluation par le D, le collectif. L’auto-évaluation caractérise le positivisme ; on est toujours plus favorablement évalué par soi-même, au-delà de l’éducation névrosante que l’on a pu subir. Le risque du positivisme est bien sûr de trop s’affranchir du collectif, que le T se félicite chaleureusement en nous alors que le D est sceptique.
Deux puissances sinon rien
Quelle est la forme d’esprit, dans ce cas, qui tire autant profit d’une société négativiste que positiviste ? Il est en effet surprenant que malgré ces stimulations contradictoires, dirigées successivement vers nos parts d’individuation et d’appartenance, ce soient toujours les mêmes qui s’en tirent le mieux ! Les “plus intelligents”, suffirait-il de dire ? Le moteur TD donne une réponse plus claire : il s’agit de ceux ayant à la fois un T et un D très forts, ego et solidarité marqués, ce qui produit un conflit très équilibré. Comment trouver un équilibre ferme en effet sans deux pôles qui tirent puissamment chacun de leur côté ?
Que la société soit négativiste ou positiviste, l’échec personnel vient de la faiblesse du T, du D, ou des deux pôles. L’équilibre se rompt facilement et la personnalité se déplace trop vers l’égotisme ou la soumission. C’est la puissance conjointe du soliTaire et du soliDaire en nous qui permet de continuer son chemin au milieu des orages sociaux, sans tomber dans le fossé de l’égoïsme ou la cage de l’esclavagisme.
Fatigué ?
Que garder de bon au final de ‘La société de la fatigue’ ? Le décryptage des ouvrages est compétent, permet un survol rapide et informé du sujet. Quant aux interprétations… elles proviennent d’un univers sybaritique, trop littéraire. Les limites de l’intelligence se situent là. Sans théorie de l’humain à sa disposition, elle mouline en vain pour tirer quelque chose de données trop dispersées.
C’est aussi la limite du nexialisme dont je fais la promotion sur ce blog. Les réflexions de Han touchent à la sociologie, psychologie, neurosciences, évolution. Un penseur informé dans plusieurs disciplines ne fait pas un théoricien novateur. La réalité n’est pas un puzzle dont il suffirait d’ajuster les pièces pour former l’image générale. Cette manière de voir est celle, limitée, de la pensée horizontale. La réalité ne se révèle entièrement que dans sa profondeur, développée par une pensée verticale. Fatigué ? C’est cela qui nous fait voir le monde couché. Alors, qu’attendons-nous pour nous redresser, en activant notre moteur TD ?
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La société de la fatigue, Byung-Chul Han, 2010