Quel est le point le plus remarquable dans le débat sur la peine de mort ? Sans doute est-ce le décalage entre ceux qui ont vécu durablement les effets d’un comportement inhumain et ceux qui en discutent dans un salon. La compassion ne suffit pas à transformer le monde des uns en celui des autres. Ce qui n’empêche pas ces autres de décider que le monde des uns devrait être comme ils l’ont idéalisé. C’est exactement ce qui s’est passé avec les abolitionnistes. Examinons un par un leurs arguments :
« La peine de mort ne permet pas réellement de soulager la souffrance des familles ayant perdu des êtres chers »
Affirmation suspecte qu’il serait facile de confirmer ou infirmer par une brève enquête : demander aux proches s’ils sont d’accord pour offrir une grâce au condamné. L’argument ne résisterait sans doute pas à la réalité. Mais ce n’est pas son principal défaut. Il néglige l’essentiel : on ne condamne pas quelqu’un à mort pour soulager les proches mais pour pointer symboliquement l’absence d’humanité du condamné. C’est un geste dirigé vers la société entière avant les proches.
« Exécuter une personne parce qu’elle a pris la vie de quelqu’un d’autre, c’est une vengeance. Cela n’a rien à voir avec la justice. »
Ce serait une vengeance si les proches se chargeaient eux-mêmes de l’exécution. Rien de tel dans une peine de mort appliquée par la conscience sociale et non des hommes. On pourrait d’ailleurs substituer des IAs aux juges, car c’est la charge de prononcer la sentence qui est inhumaine en soi —personne ne peut se réduire entièrement à sa conscience sociale. Notons qu’il existe moult autres exécutions de tueurs qui ne sont ni des vengeances ni des entorses à la justice : guerres, opérations spéciales, anti-terrorisme, tyrannicide —« Entre nous et les tyrans, il n’existe pas de société », disait Cicéron.
« Une exécution – ou la menace d’une exécution – inflige une terrible cruauté physique et psychologique. »
Il faut n’avoir jamais rencontré un psychopathe ou un meurtrier dépourvu de remords pour plaquer ainsi sur lui sa propre sensibilité à l’idée d’être exécuté.
« Toute société qui exécute des délinquants se rend responsable de la même violence que celle qu’elle condamne. »
Une société n’est pas un individu mais une conscience partagée. Tandis que la violence d’un individu est dirigée contre un autre individu, celle de la conscience sociale est dirigée contre les comportements meurtriers.
« Il n’existe aucune preuve crédible que la peine de mort soit plus dissuasive qu’une peine d’emprisonnement. En fait, dans les pays qui ont interdit la peine de mort, les chiffres relatifs à la criminalité n’ont pas augmenté. »
Pas immédiatement après l’abolition mais secondairement oui : aujourd’hui les chiffres de la criminalité ont très nettement augmenté. Et a-t-on vraiment gardé la peine de mort dissuasive, quand elle est exécutée presque toujours plus d’une décennie après le crime ? Elle est devenue en fait un emprisonnement à vie, avec une vie raccourcie.
« Il est peu probable que la menace d’exécution arrête des terroristes prêts à mourir pour leurs convictions. Il est en revanche fort probable que des exécutions en fassent des martyrs, dont la mémoire contribuera à rallier davantage de partisans au sein de leurs organisations. »
UN martyr symbolique rallie des partisans, DES terroristes condamnés systématiquement à mort après leurs crimes ne rallient que les kamikazes, dont le nombre diminue rapidement. Ils ne sont pas remplacés par les “moins extrémistes”, au prétexte que ceux-ci deviendraient les “plus extrémistes”. Les gens ne sont pas des entités statistiques.
« La peine de mort est un moyen facile utilisé par des responsables politiques pour faire croire à leurs électeurs apeurés qu’ils luttent contre la criminalité. »
Argument vraiment creux. D’une part la peine de mort n’a pas été créée par les politiciens contemporains à la place d’autres mesures. C’est un héritage. D’autre part l’abolition n’étant pas davantage un moyen de lutte, elle n’a fait avancer en rien le problème.
« Toute méthode d’exécution est inhumaine. »
À l’instar du crime auquel elle s’adresse. Il n’est pas nécessaire qu’un humain s’en charge.
« Le soutien appuyé de la population à la peine de mort va souvent de pair avec l’absence d’informations fiables sur le sujet. »
S’il s’agit des informations que nous venons de passer en revue, toutes méritent le bonnet d’âne. Mais le soutien est tout autre en réalité : c’est celui apporté à sa propre conscience sociale et à ce qu’elle nous interdit de faire. Si la peine de mort n’est pas dissuasive pour certains psychopathes, elle l’est assurément pour ceux qui la soutiennent, immensément plus nombreux.
Enfin le Grand Argument de Robert Badinter contre la peine de mort, l’Imparable :
« Pour tous les abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la justice des hommes ce pouvoir de mort parce qu’ils savent qu’elle est faillible. » Autrement dit, il est inacceptable d’exécuter quelqu’un s’il y a la moindre chance qu’il soit innocent.
Condamner un innocent ou innocenter le coupable d’un crime abject, qu’est-ce qui est le plus révoltant ? Badinter n’a aucun mal à trancher : la 1ère erreur lui semble immensément plus grave moralement que la seconde. Les deux me révoltant profondément, j’ai plus de mal à voir entre elles une différence si fondamentale, comme la plupart d’entre vous peut-être ? Qu’est-ce qui nous différencie de Badinter alors ? Il se met entièrement à la place de l’individu condamné, tandis que nous regardons l’affaire du point de vue collectif. En étant à la place de l’individu, avec Badinter, seule la 1ère erreur en est une : injustice flagrante, si je suis innocent ! La 2ème erreur n’est pas si grave : un raté de la justice qui me sauve la mise, tout va bien pour moi. Tandis que du point de vue du collectif, les deux erreurs sont des entorses pareillement insupportables au principe de la justice.
« Dans la 1ère erreur il y a un décès en plus ! », disent les abolitionnistes, et cette vie perdue est plus inacceptable que tout le reste !! C’est oublier que dans la 2ème erreur il y a aussi un décès inacceptable : la victime. S’y ajoute un meurtrier en liberté en plus. Et enfin seule la 2ème erreur peut se reproduire, au cas où le meurtrier faussement innocenté en profiterait pour faire d’autres victimes. Je ne sais pas avec quel outil de mesure très personnel Badinter déclare l’inacceptabilité de la 1ère erreur très supérieure à celle de la 2ème. Je ne crois pas qu’il fasse une comparaison en fait ; il a déjà fait son choix, qui est celui du sacré de la vie et non du meilleur choix collectif.
Le pragmatisme met à mal le Grand Argument de Badinter. Mais je pense qu’en réalité c’est sans importance pour les abolitionnistes, puisque leur choix est déjà effectué avant la discussion. Je me suis imaginé interroger Badinter à ce sujet : « OK aujourd’hui les limitations des enquêtes aboutissent rarement à une certitude absolue et provoquent un certain nombre d’erreurs judiciaires. Mais supposons que les neurosciences aient réalisé de tels progrès qu’une IRM fonctionnelle permette de déterminer à coup sûr si une personne ment ou non. Rétabliriez-vous alors la peine de mort, puisqu’aucun innocent ne pourrait être exécuté ? »
Vous devinez comme moi qu’un tel personnage n’aurait jamais répondu par l’affirmative, ce qui relativise terriblement le Grand Argument…
Nous en avons terminé avec la médiocrité des arguments listés par les abolitionnistes. Existe-t-il cependant des arguments “exécutionnistes”, ou devrions-nous simplement perpétuer un héritage qui semblait de la justice efficace pour nos aïeux ? La société a profondément changé, c’est vrai. Mais en quoi ? Du progrès en matière de tolérance ? Cette affirmation ne recueillerait pas l’unanimité. Du progrès en matière de connaissance et de responsabilité individuelle ? Voici au contraire un discours entendu partout. Le citoyen moderne se veut davantage aux commandes de son destin. Il s’estime mieux informé pour prendre les décisions adéquates, et voudrait s’affranchir d’une grande part des contraintes sur sa vie qui sont encore entre les mains des institutions.
Mais alors s’il a commis un crime passible de la peine capitale, c’est qu’il l’a décidé plus librement que les condamnés des siècles passés. La misère ambiante étant bien moindre que celle de nos aïeux, elle est une excuse plus mauvaise. Si je prétends régenter ma vie, ne dois-je pas assumer ma complète responsabilité si je commets un crime injustifiable ? Comment pourrais-je rembourser la perte de chance d’une personne que j’ai tuée ? Si l’on voit du sacré dans cette vie éradiquée, n’y en a-t-il pas dans la peine de mort qui s’ensuit ? Ma chance, à moi aussi, s’est épuisée.
Cet article, destiné à montrer l’inanité des abolitionnistes, n’est pas un pamphlet exécutionniste. Il n’encourage pas à généraliser la peine de mort mais à rétablir sa possibilité. Le but d’une telle sanction est d’éradiquer l’inhumanité et non les crimes en eux-mêmes. Car paradoxalement il existe beaucoup de crimes humains. Certains s’apparentent à des suicides : le criminel est dans un tel état de désespoir qu’il se moque de perdre sa propre vie. Un suicidaire se sauve et se traite. Néanmoins il faut différencier attentivement, dans tout acte criminel, ce qui relève de la haine de soi et des autres. Autant le rôle de la société n’est pas d’aider les individus à se tuer, autant il est de protéger ceux qui espèrent voir leurs vies perdurer.
Ainsi la peine de mort a bien une justification collectiviste et les arguments qu’on lui oppose sont strictement individualistes, rassemblés dans un idéal qui est une déification de l’individu parce qu’il a des gènes humains. Nous pourrions mieux comprendre une déification de la conscience. Or celle-ci montre des qualités aux contrastes terrifiants d’une personne à l’autre. Certaines sont tellement épouvantables que nous préférons les dire absentes. “In-humain” veut dire que nous regrettons de partager les mêmes gènes que ces meurtriers. La conscience est le meilleur soutien de la peine de mort : elle est plus importante que les gènes et surtout construite. C’est en elle que nous pouvons attribuer un libre-arbitre et une responsabilité.
Reste-t-il quelque chose à sauver de l’abolitionnisme ? Le meilleur argument contre la peine de mort n’est pas l’erreur judiciaire potentielle mais la possibilité de résilience d’un condamné, en particulier s’il est jeune. À peine esquissée, sa conscience peut-elle être jugée comme définitivement viciée ? Il existe une manière de le savoir : l’accusé a-t-il pleinement reconnu la gravité de son crime ou a-t-il cherché à se défiler ? La vie en société repose sur l’auto-observation, qui permet de laisser entrer les autres dans notre univers intérieur. Si cette conscience sociale existe, au fond, alors elle réclame, dans l’esprit même de l’accusé, l’acceptation de la peine.
Mais avez-vous bien compris ce que cela signifie vraiment ? Si le remords est d’une sincérité authentique, qu’il a fait taire l’instinct de conservation, alors il sera une plaie mentale jamais guérie, la vie durant. Source de cauchemars et d’un perpétuel dégoût de soi. Dans cette situation la peine de mort ne trouve plus de justification pour le collectif, qui décèle en ce coupable la conscience qui lui manquait. Tandis qu’elle en retrouve pour l’individu, qui s’inflige à lui-même la plus intime et profonde des peines. Citons Anton Tchekhov :
« Je trouve la peine de mort plus morale et plus humaine que la réclusion. La mort supprime d’un seul coup, et la réclusion perpétuelle lentement. Des deux bourreaux, lequel est le plus humain ? Celui qui vous occis en quelques minutes, ou celui qui, durant de longues années, vous arrache la vie ? »
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Quand les philosophes justifient le tyrannicide, Philomag 2024
https://www.philomag.com/articles/quand-les-philosophes-justifient-le-tyrannicide
Il est ironique de voir resurgir la question du tyrannicide à l’époque où les philosophes ont semblé clôturer le débat sur la peine de mort… Les salons sont-ils finalement davantage le monde de l’inconstance que la rue ?
« La démocratie meurt d’une immuno-dépression. La justice, son système immunitaire, ne sécrète plus d’anticorps contre les virus qui la menacent, les laissant pulluler à l’intérieur. »