Gnose, nosognose et anosognose

Abstract: J’explique la poussée du conspirationnisme par deux facteurs : le défaut précoce d’endurcissement de l’esprit critique —on a cessé de raconter des sornettes aux enfants parce que la moquerie n’est plus admise— et l’anosognosie —l’ignorance de ses défects conscients parce qu’il n’existe rien de supérieur à la conscience pour nous avertir.

Manon et les lutins du lagon

Manon court vers la mer, s’arrête brusquement devant la langue d’une vague, et revient sur ses pas, pour rejoindre Véronique. Sa tante est accroupie au-dessus des empreintes d’un bernard-l’hermite sur le sable. Elle les montre à la petite fille : « Sais-tu, Manon, que dans la forêt vivent des lutins minuscules ? Regarde, voici leurs traces… » Manon écarquille les yeux. « Ils font des fêtes sur la plage, » continue Véronique « les musiciens soufflent dans des brindilles, les jeunes dansent, les vieux font un cercle et tapent des mains. »

Véronique désigne deux petits bouts de bois charbonneux entrecroisés, au milieu des traces : « Tiens ! C’est là qu’ils ont fait un feu. Et ici ! Ils ont retourné les coquillages pour en faire des tambours ! Attention de ne pas écraser le matériel de l’orchestre ! » La mine de Manon se fait plus suspicieuse. Sa tante ne serait-elle pas en train de la mener en bateau ?

La vertu éducative du mythe

Manon a trois ans et a très peu de chances d’être un jour conspirationniste. Elle fait partie d’une famille où les enfants sont éduqués tôt à séparer le réel de l’imaginaire. Quelle meilleure manière que mélanger volontairement les deux, et que l’enfant y devine un test ? Après avoir gobé une bêtise, son esprit critique est en éveil. Le Père Noël ne marche qu’une fois. La supercherie découverte, impossible de vendre d’autres personnages de conte comme réels. C’est la principale utilité du Père Noël, bien supérieure à la dissimulation de l’origine des cadeaux. Les enfants gagnent davantage d’assurance encore en faisant semblant d’y croire. Si ça fait plaisir aux parents… Moi je connais la vérité !

L’esprit juvénile se fait-il encore endurcir ainsi aujourd’hui ? Ma thèse est que non. Les adultes n’hésitaient pas à profiter de la crédulité des enfants, pas toujours avec de bonnes intentions. À l’ère de l’enfant-roi, c’est devenu un manque de respect. On ne se moque plus d’un petit qui ne sait rien. Aujourd’hui l’adulte est accusé de troubler son discernement, le rendre vulnérable aux fake news, à lui mettre des bêtises dans la tête. Mais les faits montrent le contraire : la génération qui a grandi sans ces petites arnaques s’engage avec une facilité déconcertante dans le conspirationnisme.

Implanter le doute avant le déluge de vérités

Il n’y a pas d’âge meilleur que l’enfance pour percevoir crûment son ignorance. Tant de sujets sont vierges. L’enfant ne possédant aucune vérité, est attentif à les contraster avec les faussetés. Il a besoin d’initier son identité. C’est bien plus tard qu’il cherchera à la protéger, gardant les “vérités” confortables et rejetant les menaçantes.

Plus l’enfant a conscience que le monde regorge de supercheries, plus il sera attentif, adulte, à ne pas ingurgiter de la malbouffe médiatique, que j’appelle les Dunning-burgers. Ainsi me fais-je un devoir de raconter moult sornettes et fables à mes petits-enfants, qui n’ont pas encore décidé si je suis un échappé d’asile ou un vrai lutin déguisé en papi. Je ne crains pas tellement le froncement de sourcils de leur mère, qui les recadre. C’est le pluralisme des discours qui éveille l’esprit critique.

Impossible de tomber dans le conspirationniste quand on sait repérer le sérieux derrière le masque comique et la clownerie derrière le masque solennel. Un titillement nous prend quand le discours est trop lisse. Ce titillement n’est pas fourni avec la conscience. Au contraire la conscience est anosognosique vis à vis de ses propres manques. Pas de supérieur hiérarchique dans le mental pour la briefer.

Trois états du sachant

Gnose: le savoir. Anosognosie: handicap dont on n’a pas conscience. Ce terme médical désigne au départ l’ignorance qu’a une personne de la perte d’une fonction mentale. Par exemple l’hémiplégie l’empêche de se servir d’une moitié du corps mais c’est l’héminégligence, une forme d’anosognosie, qui lui fait ignorer l’existence de cette moitié.

Comme la plupart des pathologies cérébrales locales, celles-ci sont liées à des accidents vasculaires. Pourquoi la personne est-elle avertie de l’hémiplégie et pas de l’héminégligence ? La réponse se trouve dans la conception hiérarchique du Stratium. Une perte fonctionnelle est visible seulement du belvédère d’une fonction mentale supérieure, c’est-à-dire agrégeant la fonction perdue avec d’autres et créant un niveau de conscience plus synthétique. La simple collaboration de fonctions dans un même espace de travail, comme le postule la théorie de l’Espace Global (Dehaene), n’est pas suffisante pour expliquer l’anosognosie.

Plus courant: la nosognosie

D’une manière plus générale, la disparition de concepts dans notre esprit n’est visible qu’à des concepts supérieurs qui s’éprouvent incomplets en leur absence. C’est ainsi que j’éprouve le “manque du mot”, ou “un nom sur le bout de la langue”, ou encore la conviction de posséder un savoir mais être incapable de le convoquer. Je dispose d’une synthèse incluant ce savoir, à la partie supérieure de ma hiérarchie mentale, mais ne peux accéder à sa base. Ce trouble fréquent est la nosognosie : je sais que quelque chose existe mais je ne sais pas quoi. La nosognosie décrit aussi le langage de certains aliénés, qui sont capables de décrire parfaitement leur folie, inventent pour cela des néologismes, mais ne peuvent atteindre les rouages de leur aliénation.

En résumé le gnosique a des fonctions mentales normales et une une auto-observation intacte; le nosognosique a des fonctions altérées et s’en rend compte; l’anosognosique ignore ces altérations. Les frontières entre ces trois groupes sont minces, si l’on y réfléchit. Combien de discoureurs affirment l’existence de faits ou d’opinions sans pouvoir remonter précisément à leur origine ? Combien de “vérités” dont les soubassements sont flous ? Nous savons que des choses manquent mais refusons de le reconnaître. Presque a-nosognosiques…

Escargots de l’auto-observation

L’auto-observation n’est pas facile à construire. Nous partons de rien. L’enfant n’en a aucune. Il comprend vite que l’environnement possède son indépendance ; mais ne le laisse pas s’émanciper facilement. Les représentations mentales sont destinées à nous maintenir propriétaires du monde. Nous rejetons ce qui nous est trop étranger. Nous le détruisons même, très vigoureusement encore à l’âge adulte. C’est tardivement, parfois jamais, que nous reconnaissons l’existence des véritables pôles de décision autonomes que sont nos congénères. Quant à admettre que certains sont plus doués que moi pour établir une opinion objective sur ma propre personne…

En matière d’auto-observation nous sommes tous anosognosiques à un degré variable. Le sage, idéal nosognosique, est seul conscient qu’il ne peut jamais s’auto-observer en toute complétude. Et cela le rend non pas tranquille mais agité, très agité à l’intérieur. L’esprit du sage ne peut se mettre au repos. Le croire est confondre le sage avec le vieux. La sagesse, pas plus que la majorité, n’ont à voir avec l’âge. La plupart d’entre nous n’atteignent ni l’un l’autre. La planète est habitée majoritairement par des enfants anosognosiques, aveugles à l’impuissance de la conscience sur leurs habitudes, ce qui est en train de la faire mourir.

Le conspirationniste, prototype de l’anosognosique

Le conspirationniste voit des complots partout, et ce faisant, ignore le principal, celui qu’il est en train de construire contre son propre esprit. Toute dissimulation de complot est inacceptable. On essaye de me cacher quelque chose. Or je veux posséder le monde en intégralité, comme un petit enfant. Pas question de m’en subtiliser un morceau. Remontons à notre enfance : souvenons-nous quand un adulte cachait quelque chose derrière son dos pour nous faire enrager. Quelle irritation ! Le conspirationniste en nous est cet enfant qui n’a jamais réussi à surmonter sa frustration.

L’ inacceptabilité du complot empêche qu’il soit dépassé. Trop abrupt. Si vous évoquez un contexte où il pourrait prendre une autre apparence, le conspirationniste ne vous écoute pas. Il ne s’intéresse qu’aux moyens de mettre fin à l’inacceptable, voir ce qu’il y a derrière le dos. C’est parfois nécessaire. Mais comment le savoir sans sortir de la scène ? Comment juger l’inacceptable sans l’observer d’ailleurs ? Suffit-il de se référer à sa petite vie vécue ? A-t-on suffisamment voyagé, exploré, confronté ?

Mon stupidphone

L’effet le plus pervers d’un smartphone est de permettre l’accès à une multitude d’informations non vécues. Nous nous en sentons propriétaires alors que notre esprit vient de les récupérer. Elles se mélangent déjà à nos concepts existants mais aucune expérience personnelle n’est venue valider le résultat. Les infos glanées ont-elles exacerbé les forces ou faiblesses de nos croyances ? Sans auto-observation, nous sommes anosognosiques sur le handicap qui a pu en résulter. Conscience qui s’estime plus documentée, et en réalité plus dans l’erreur qu’auparavant ?

Nos aïeux disaient « mauvaise influence ». Mais la mauvaise influence avait un effet positif, paradoxalement, par le fait d’être désignée ainsi. « Ce sont des bêtises ! » Les vieux nous aidaient à édifier notre auto-observation. Il y a plus de pièges que de vérités. La télépathie n’existe pas plus que les lutins. Aujourd’hui c’est moins sûr. Il est même prudent de ne pas se baigner trop loin. Pour ne pas tomber de la Terre plate…

Monde post-orwellien

Qu’est-ce qui caractérise le conspirationniste ? Repérer un bon sujet de scandale ? Non, c’est y devenir immédiatement accroc. Impossible d’en détacher sa conscience. Le bon journaliste peut lâcher son os, après enquête négative. Certains lanceurs d’alerte y parviennent également. Pas le conspirationniste. Toute personne qui voudrait déconsidérer son sujet est elle-même un conspirateur.

L’appétit pour le spectacle est de plus en plus difficile à réfréner. Il a envahi nos vies au point de rendre désuètes les manipulations hollywoodiennes. Nous avons dépassé le 1984 orwellien en matière d’enfermement mental. Qui voudrait se débarrasser de son stupidphone, la camisole moderne ?

Alors nous nous scandalisons de conspirations de plus en plus infimes à l’aide d’une sensibilité exacerbée, au point de croire que l’époque n’a jamais été si constellée d’injustices et de vilénies cachées par les puissants.

Choisissez votre spectacle

Nous avons par exemple :
-des gilets jaunes dans un pays qui a le record mondial de dépenses sociales (la France y consacre 31% de son PIB),
-des gilets sur-armés dans un pays qui n’est pas en guerre et n’a jamais été envahi (les USA contiennent plus d’armes que d’habitants),
-des écolo-radicaux dans un des pays les plus verts d’Europe (la France a l’un des bilans carbone/habitant les plus bas),
-et des antivax anti-Big Pharma dans le pays où les laboratoires pharmaceutiques les plus rentables sont les petits, qui fabriquent produits de confort et placebos.

Les scandales sont authentiques, pourtant : écart des niveaux de vie, insécurité, catastrophe climatique, médicaments inutiles, tout est vrai ! Alors pourquoi le conspirationniste a-t-il un effet désastreux sur ces problèmes ? Jamais on ne le voit sérieusement au service du collectif. Il joue dans une équipe, défend un idéal réducteur. Il radicalise au lieu de collectiviser le problème. Il montre rarement l’exemple. Le gilet jaune réclame à maman État plus qu’il donne aux nécessiteux. L’américain sur-armé répand le racisme qui multiplie les tueries. L’écolo-radical s’abstrait des famines planétaires dans son petit jardin bio. L’antivax avale quantité de placebos qui financent les labos les moins utiles.

Tous enrôlés dans un KKK

Point commun: le défaut d’envergure. Aucun des problèmes n’est hissé à l’échelon global. Enfermé dans son radicalisme, le conspirationniste milite contre les experts, scientifiques, politiques, journalistes, et toute personne étrangère à son église. C’est toujours un démon logé au 9ème Cercle qui est responsable du Mal. Jamais soi. Il existe aujourd’hui un Klu Klux Klan contre le capital, l’industrie, le médicament, le plastique, les mâles, etc. Pensez-vous que les Justes seraient animés d’un esprit réformateur ? Non. Le Klan est là pour brûler. Jamais il n’est demandé à un conspirationniste de s’observer en train de détruire.

Au contraire, cela lui est interdit. Il risquerait de devenir nosognosique, conscient de ses propres failles, des fondations suspectes de ses informations, du caractère névrotique de ses craintes. Il pourrait mieux englober le monde, mais devant la profusion d’informations et d’alertes, il a surtout peur de se faire dévorer par lui.

L’anosognosie est la meilleure des protections

Il faut beaucoup de volonté pour accepter une hémiplégie, aucune pour l’héminégligence. Il faut beaucoup de volonté pour reconnaître que l’on a été abusé, aucune pour être conspirationniste. Plus l’on multiplie les conspirations autour de soi, plus on néglige celle construite envers soi. Conspi-négligence

Le conspirationniste est un anosognosique. Il se pense équipé d’un esprit critique mais n’a pas été éduqué à le construire.
Douter proprement est tout un art, qui commence par douter de soi.

*

Laisser un commentaire