Avertissement: Ce pamphlet n’est pas destiné aux douloureux chroniques. Un autre blog est dédié au médical. Il s’agit ici d’une réflexion philosophique sur la douleur. La fibromyalgie est citée ici en tant que parangon de la douleur chronique, mais l’article vise la douleur en général. Il cible philosophes et soignants, et non les fibromyalgiques, qui peuvent en être heurtées.
Sensationnelle, la douleur, vraiment?
Par ce titre provocateur je ne veux pas dire que la douleur est la meilleure de nos sensations mais simplement qu’elle est une sensation, et que toutes nos sensations sont sensationnelles. Cette lapalissade cache l’idée que toute expérience est une existence, toute existence est davantage que le néant.
Lorsque je pense n’être que souffrance, dépression, malheur incarné, et qu’ils s’associent dans une terrible déception, je suis en fait tout le contraire. Je suis un bonheur, un désir, un plaisir, plongés dans un abîme de frustration et incapables d’y faire face. Prêts à tout éradiquer dans le dépit de ne pas s’être réalisés. Jusqu’au suicide s’il le faut. C’est le plaisir qui suicide et non la souffrance. Le plaisir refuse à la souffrance le droit d’exister.
La douleur existentielle de la fibromyalgique1J’utilise ici le féminin à l’anglo-saxonne, comme pronom neutre incluant le masculin (‘she’ incluant le ‘he’), car il existe des fibromyalgiques masculins. Cependant ils sont en faible proportion (10%).
La douleur sépare ainsi deux catégories de souffrantes : Celles, typiquement représentées par les ‘fibromyalgiques’, qui sont, existentiellement, leur douleur. Comme il s’agit de leur identité principale, elles n’en éprouvent pas de déception intime. Pour être déçue de soi il faut être principalement autre chose. La déception de cette catégorie de souffrantes vient de leur difficulté à se faire reconnaître en tant que douleur, pas de la douleur en soi. Le soignant s’aperçoit vite qu’en voulant réduire cette douleur, il menace l’existence même de la souffrante. Il est renvoyé dans ses cordes. Les échecs thérapeutiques s’enchaînent. Supprimer la douleur n’est pas le bon objectif. Il faut la remplacer par une autre raison d’exister.
Les fibromyalgiques n’ont aucune envie suicidaire. Elles ont même une espérance de vie supérieure à la moyenne. La douleur-existentielle excite davantage que le plaisir-existentiel et met plus longtemps à s’affadir. La vie des fibromyalgiques est entièrement organisée pour se confronter à la douleur, la mettre en valeur, en faire une réalisation personnelle spectaculaire.
Tandis que l’état de plaisir-existentiel allume des désirs interdits et fait fréquenter des salles obscures, attirant plutôt l’opprobre sociale, l’état de douleur-existentielle emmène de cabinet médical immaculé à salle d’examens illuminée, pour en faire un récit dramatique, puis engranger les félicitations pour ces souffrances héroïquement supportées.
Le plaisir existentiel des sybarites
Nous sommes tous, au fond, une récompense qui se cherche. Elle peut se réaliser à travers l’identité-douleur autant que l’identité-plaisir. Ce même impératif de récompense relie les fibromyalgiques à l’autre catégorie de souffrantes, à laquelle je m’identifiais au début : je suis un plaisir, un bonheur, une gamme spécifique de sensations qui veulent s’éveiller. Sensations des plus agréables, et si ma conscience se restreint à désirer celles-là seulement, c’est parce que j’ai bonne opinion de moi-même. Je veux le meilleur. Récompense exclusivement dans l’agréable parce que j’estime pouvoir le choisir. Et faire la moue devant le reste. Je suis drogué au plaisir. Mon dépit peut devenir abyssal si je ne le rencontre pas, au point de me supprimer moi-même, pour supprimer ce que je pourrais être d’autre qu’un plaisir.
À la racine du contentement
Si j’avais mauvaise opinion de moi au contraire, si par exemple père ou mère m’avaient assené que je serais incapable de trouver le bonheur, ou que je ne le méritais pas, j’aurais sans doute cherché ma récompense dans la douleur, dans les désagréments. Pour valider leur opinion. Indéracinables sont les dires des parents dans l’esprit d’un enfant. Qui accède aux racines du contentement, à ce qui a formé les circuits de la récompense ? Les souvenirs ne suffisent pas. Les faits marquants sont mémorisés, pas les habituels, qui nous programment probablement davantage. À la racine de notre pensée, les neurones racontent des histoires oubliées. Nous passons notre temps, adultes, à faire vivre les opinions de nos parents, les meilleures comme les pires.
Si j’avais une idée de suicide, avec la mauvaise opinion, elle serait très différente de la précédente. Elle serait de pousser le désagrément au bout du possible, agresser mon propre corps, mais sans réelle envie d’en terminer avec l’existence. Un suicide raté est une réussite. Un évènement sur lequel je peux rebondir. Améliorer la suite grâce à l’expérience de ce grave désagrément. Et qui sait, si j’ai vraiment eu peur, chercher d’autres récompenses ?
Il n’est pas besoin de guérir de sa souffrance!
Ces points d’orgue, c’est de la vie !! Il n’est pas besoin de guérir de sa souffrance. Voilà certainement le point le plus scandaleux d’un article plein de désagréments. La souffrance est une sensation. C’est une existence. Largement supérieure au néant. La sensation d’exister remplace la douleur comme stimulus de la récompense. Elle n’est pas contradictoire avec la douleur. Le plaisir est contradictoire avec la douleur. Difficile pour une fibromyalgique d’éprouver récompense avec le plaisir, bien plus difficile que chez ceux entraînés depuis l’enfance à passer par ce canal. Impossible d’éradiquer complètement les dires de papa et maman. Une fibromyalgique gagne davantage de récompense par la souffrance et c’est pour cela qu’elle subit tant d’agressions thérapeutiques avec un enthousiasme inépuisable.
Pourtant elle peut remplacer la souffrance par l’existence. Se dire, à chaque douleur ressentie : « J’existe ! ». Être là, propager le côté sombre de l’existence, sans lequel le côté clair n’existerait pas de toute façon. La douleur est symbole de vie autant que le plaisir, et plus durable en fait. Les sybarites se couchent fatigués, les douloureux encore excités. Devant l’ultime alitement, on voit à l’air paisible mais éteint de l’hédoniste que c’est fini. Tandis que la fibromyalgique agite encore les orteils dans son cercueil.
Quand on n’a jamais fini de souffrir, on en n’a jamais fini avec la vie.
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