La Fin de l’Histoire, 30 ans plus tard

Abstract: Quel verdict pour la ‘Fin de l’Histoire’ annoncée il y a 30 ans par Francis Fukuyama ? Loin de s’être immobilisés, les régimes politiques poursuivent leur cycle, y compris la démocratie avec un basculement vers l’anarchie, rebaptisée ‘peuplocratie’. Sur le fond, c’est un mouvement de balancier régulier entre individualisme et collectivisme qui finit par miner de l’intérieur tout type de régime.

Célèbre pour avoir publié en 1992 ‘La fin de l’histoire’, Francis Fukuyama a cette semaine les honneurs d’une grande interview dans l’Express. Dans l’euphorie qui suit l’effondrement du bloc soviétique, Fukuyama fait de la démocratie libérale le système politique ultime : il ne peut que continuer à s’universaliser au fil des années. Idée tournée en ridicule à mesure que de nouveaux régimes radicaux se mirent à éclore, que les conflits se maintenaient, qu’ils prenaient même des tournures inédites avec le terrorisme islamique. Mais Fukuyama n’en démord pas : pour lui les derniers grands dictateurs, Poutine et Jinping, ont fait des erreurs monumentales (l’Ukraine pour l’un, le confinement pour l’autre), avec en perspective la fin des régimes autoritaires.

Un an après ‘la Fin de l’Histoire’, Samuel Huntington répondait à Fukuyama avec ‘Le choc des civilisations’, qui a mieux prédit la croisade planétaire de l’islamisme. Mais les sursauts démocratiques arabes, ukrainien et taïwanais ne donnent-ils pas raison à Fukuyama au final ?

Pompeux terminalistes

D’une manière générale, les « terminalistes » tendent à se couvrir de ridicule. N’est-ce pas une fatuité insensée qu’annoncer la fin d’un processus quand sa dynamique ne s’est pas démentie jusque là ? Quand les laplaciens en 1800 puis les maxwelliens en 1900 ont annoncé la fin de la physique, celle-ci est repartie sur de belles révolutions. Stephen Hawking a réannoncé cette terminaison, après celle de la philosophie. Ce n’est pas le souvenir le plus brillant qu’il nous laisse. Alors que penser d’une fin de l’Histoire, alors que nous ne disposons en sociologie d’aucun modèle pouvant rivaliser avec la précision de la physique ?

La thèse de Fukuyama vacille sur un sol instable, agité par de fréquentes catastrophes : c’est l’Humanité elle-même, auxquels les contextes font subir des transformations radicales. Aujourd’hui hyperconnectée, elle n’est plus la même qu’au siècle dernier. La signification même de “démocratie” a profondément changé. La hiérarchie, fermement ancrée dans les institutions à la parution du livre de Fukuyama, s’effondre, remplacée par une anarchie médiée par les réseaux sociaux —Ilvo Diamanti et Marc Lazar l’ont appelée ‘peuplecratie’ dans un essai paru en 2021.

Certes Fukuyama n’est pas tendre avec le wokisme de gauche, qu’il voit comme un adversaire de la démocratie. Si tous les citoyens ont droit à la même importance, ils ne peuvent en réclamer davantage en raison de leur appartenance à un groupe. Le wokisme est aussi devenu synonyme d’intolérance, donc anti-libéral. Fukuyama est conscient des dangers du wokisme, mais ne voit pas que c’est ce qui mine sa théorie.

Un système d’atomes humains?

Pour prédire la fin de l’Histoire, il faudrait déjà disposer d’un “système” social aux éléments constants, “atomes” humains aux propriétés stables. Espoir illusoire. Fukuyama est un sociologue réductionniste. Il pense la société entièrement générée par les caractéristiques individuelles. Causalité bottom-up exclusive. Ce n’est pas ce que nous observons. L’organisation politique influence les mentalités individuelles. C’est une émergence dotée de causalité indépendante, imprévisible, top-down. Non pas simultanée à la bottom-up mais enchaînée. Leurs échelles de temps différentes les rendent encore moins comparables. L’installation d’un mode politique crée immédiatement les conditions de sa déstabilisation future. Le véritable moteur du monde est le conflit. L’équilibre ne fait que passer.

Des citoyens idéalisés

La démocratie est un système fondé sur l’égalitarisme des citoyens. S’agit-il, déjà, d’un principe fondamental adoubé par les-dits citoyens ? Fukuyama ne met-il pas la charrue avant les boeufs en supposant que ses atomes humains en sont tous imprégnés ? À l’évidence, leur implication diffère. L’égalitarisme est un principe du collectif et non des individus. Les citoyens sont égaux du point de vue de la société et non des citoyens eux-mêmes. Fukuyama lui-même ne se déclarerait pas sincèrement égal à tout autre citoyen dans son opinion personnelle, différente de la publique.

La démocratie suppose donc les humains différents de ce qu’il sont, au fond. Modèle idéaliste et non ontologique, il ne peut être éternel. Huntington, observant un conflit perpétuel, se trompe moins que Fukuyama qui prédit l’équilibre. Tous deux cependant s’enferment dans le contexte, dans l’histoire récente. Ils ont eu 2.400 ans de plus que Platon pour modéliser le sujet, et pourtant leurs prévisions tombent moins justes que celles de l’antique philosophe.

Le cycle des régimes

Dans ‘La République’, en effet, Platon décrit le cycle des régimes politiques. Aristocratie > Timocratie > Oligarchie > Démocratie > Tyrannie. L’Aristocratie de Platon n’est pas celle de la naissance mais de la performance individuelle : gouvernement des meilleurs. La Timocratie est celui de l’honneur (courage, abnégation etc). L’Oligarchie celui de l’argent. La Démocratie de l’égalité. La Tyrannie du désir le plus fort. Le régime idéal pour Platon est l’Aristocratie; les autres en sont des formes dégradées.

Chaque régime privilégie sa valeur humaine spécifique : savoir, honneur, argent, égalité, désir. C’est ici que j’introduis un principe universel, bien plus intéressant pour comprendre ces régimes : l’individu face au collectif. Principe T<>D, notre part soliTaire s’opposant à notre part soliDaire. Le mimétisme des parts soliDaire(s) fusionne le collectif, ce collectif qui s’impose à chacune de nos parts soliTaire(s) mais qui n’existe que par les individus, que par le fait qu’ils acceptent d’y contribuer.

Un cygne noir

Le principe T<>D dévoile un cygne noir au milieu des 5 valeurs fondant les régimes de Platon. Toutes sont des valeurs individualistes sauf une : l’égalité. L’égalité fonde le seul régime véritablement collectiviste, qui n’est pas en fait la démocratie mais le communisme. Cela n’en fait pas un idéal meilleur que les 4 autres. Une loi accompagne en effet le principe T<>D, qu’il serait trop long de détailler ici, mais qui est assez intuitive : tout régime focalisé excessivement sur le T ou le D (l’individu ou le collectif) manque de souplesse et n’est pas destiné à durer. L’autre part du soi finira par se rebeller chez les citoyens.

Cette loi explique naturellement les révolutions éjectant un régime au profit d’un autre. Un cycle apparaît, pas exactement l’ordre cité par Platon. Il s’agit plutôt de retours de balancier, les régimes collectivistes succédant aux excès du chacun pour soi et vice versa. Trop de T favorise le D; un D étouffant réveille le T. D’autres facteurs interviennent, comme la taille des groupes humains. Les petites communautés supportent moins les soliTaires radicaux et atypiques que les grandes.

Mouvement de balancier

Je remplace alors le cycle à 5 phases de Platon par un moteur à 2 phases : anarchie et communisme, chacune étant la forme caricaturale de l’individualisme et du collectivisme. L’individu est entièrement autarcique ou la société décide entièrement pour les individus. Aucun de ces régimes extrêmes ne pouvant durer, la société passe davantage de temps dans des régimes intermédiaires, plus pragmatiques. Aristocratie et Oligarchie sont du versant individualiste, Socialisme et Tribalisme sont du versant collectiviste. La Tyrannie s’adresse aux deux, selon qu’il s’agit de la dictature d’un individu ou des institutions.

Et la Démocratie ? C’est un pot-pourri difficile à classer. Très souple en apparence, elle cache sa raideur dans les règles électorales. Les institutions et les modes de scrutin sont multiples. Les options choisies peuvent rendre une démocratie conservatrice ou réformatrice. Notons que de nombreux régimes dits totalitaires, le russe en premier, se réclament d’une légitimité démocratique. La démocratie peut ainsi perdre ses vertus de l’intérieur, parce que son fonctionnement est perverti, mais on continue à l’appeler ainsi.

Le basculement a repris

Démentant la Fin de l’Histoire, les démocraties occidentales sont en train de basculer dans l’anarchie. Après le triomphe de la démocratie authentiquement sociale dans les ruines de l’abominable dernière guerre mondiale, nos sociétés foncent aujourd’hui vers le pôle individualiste. Les institutions vacillent, sont à la merci du moindre populiste. L’espoir d’une société mondiale unifiée s’est évanoui. L’Occident est gangrené par le poutinisme. La vraie erreur de Poutine n’est pas d’avoir envahi l’Ukraine mais de l’avoir fait au mauvais moment. Il l’aurait décidé sous la présidence Trump, l’Ukraine serait déjà resoviétisée.

Erreur aux lourdes conséquences pour sa mégalomanie. Au lieu de laisser l’Occident s’effondrer sous le poids des fake news et du wokisme, Poutine a réveillé la fibre collectiviste dans nos démocraties. Coup de frein brutal à leur démantèlement de l’intérieur. Cependant est-ce un coup de frein ou d’arrêt ? Le balancier va-t-il repartir dans l’autre sens ? Le pessimisme est de mise. La guerre en Ukraine s’éternise et malgré les efforts désespérés des journalistes, les opinions occidentales se lassent et retournent à leur mesquines préoccupations individuelles. Les français se mobilisent en masse pour l’âge de leur retraite et en rien pour sauver la démocratie ukrainienne.

Une planète d’enfants

Nous sommes bien en route pour l’anarchie. Le cycle des régimes continue. Nous appelons encore le nôtre ‘démocratie’ mais il n’est plus égalitaire. Le principe égalitariste, rappelons-le, appartient au collectif. Encore faut-il qu’il soit là pour l’exercer. Le groupisme n’est pas un succédané. Il ne représente que des intérêts égotistes associés. Ses membres refusent tout intérêt supérieur à eux.

Que les guerres s’éloignent ou apparaissent improbables et nos désirs individuels reprennent immédiatement le dessus. Que les citoyens soient plus étroitement connectés ne favorise pas un régime particulier. L’apparition des réseaux numériques n’a pas immobilisé le balancier. Elle l’accélère. Elle limite peut-être ses amplitudes extrêmes. Pas sûr, car les moyens de destruction de l’humanité se sont amplifiés. Que peut déclencher aujourd’hui un dictateur mégalomane auquel s’identifie une partie même minoritaire de l’humanité ? La destruction de la planète, sans aucun doute. Nous sommes des enfants inconscients, et nous élisons des enfants qui nous ressemblent pour satisfaire nos désirs. En oubliant que pour réussir il faut savoir se concilier ceux des autres.

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« Fin de l’histoire » : et si Fukuyama avait raison ? L’Express
Peuplecratie, la métamorphose de nos démocraties – Ilvo Diamanti, Marc Lazar, 2021

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