La raison relativisée par Dan Sperber

Bonne interview de Dan Sperber dans Philomag

Synthèse des idées de cet auteur peu connu:

1) L’opposition nature/culture de Lévi-Strauss est à nuancer. L’esprit n’est pas une page blanche sur laquelle viendraient s’inscrire les savoirs culturels. Il est structuré de manière complexe dès la naissance.

2) L’épidémiologie des représentations est la manière dont les idées et savoirs se transmettent dans une population. Elles se propagent moins comme des virus que comme des addictions. Le plus pertinent est d’étudier pourquoi une représentation s’implante dans un esprit en particulier et devient une pratique.

3) La raison n’est pas un superpouvoir de l’humanité. L’esprit commet des fautes grossières dans des tâches de raisonnement rudimentaires. Si la raison pure était si efficace, elle aurait été sélectionnée par l’évolution plutôt que les versions approximatives que nous utilisons.

4) La dichotomie système 1 (intuitif, spontané, biaisé) / système 2 (rationnel, temporisé, précis) de Kahneman est contestée par Sperber. Le système 2 est autant source d’erreurs. Il sert surtout à rationaliser nos intuitions initiales. Les illusions ne sont pas forcément désavantageuses. Elles contiennent une interprétation des données au-delà de leur signification brute.

5) La raison repose sur des inférences. Notre esprit exploite, dans ses propositions, les liens qu’il a déjà repéré entre les choses. La différence avec les animaux est que l’humain fait des inférences ‘métareprésentationnelles’. Son monde n’est pas peuplé que d’objets mais aussi de leurs représentations mentales et verbales, et des représentations de ces représentations.

6) Le Covid est un bon exemple d’une épidémie de représentations accompagnant la diffusion du virus. Sperber ne voit pas dans les infox et le complotisme le signe d’une crédulité grandissante. Pour lui, les gens transmettent les infox en fonction du bénéfice social qu’ils escomptent. Le discours d’un ‘platiste’ ou d’un antivax n’est pas relayé par conviction mais parce que l’idée semble remarquable au relayeur, ou pour témoigner d’une indépendance par rapport au discours officiel.

La nécessité d’une hiérarchie des représentations

Dan Sperber pense juste. Il a compris la nécessité d’une hiérarchie des représentations pour expliquer les particularités de la raison humaine. Il est ontologique dans sa démarche, cherche l’origine de nos modes de pensée dans l’évolution plutôt que dans l’idéalisme d’une raison pure dont il faudrait guider l’implantation dans nos esprits. Dan se passionnerait probablement à la lecture de Stratium, qui répond à ses interrogations en transposant neurologiquement la structure hiérarchisée de l’esprit, dans une complexité qu’il a seulement effleuré.

Cette complexité évite toute rupture entre l’esprit animal et humain. L’écart n’est qu’une différence de profondeur d’information. L’écart apparaît parfois en sens inverse, au détriment de l’humain, quand il s’agit d’intelligences spécifiques. La prééminence de l’humain vient essentiellement de la complexité de sa société et des imprévus qu’elle fait continuellement pleuvoir sur l’esprit.

La raison est démembrable

Dan fusionne trop le concept de raison, en contradiction avec la hiérarchisation qu’il lui reconnaît. La raison est démembrable, se construit couche après couche. Elle n’est pas plus uniforme que la conscience. Chacun sa raison, avec ses contenus, qui peuvent être partagés. Les contenus de science et de logique s’adaptent remarquablement au monde matériel. Dans cette relation particulière, ils ne sont pas sur un pied d’égalité avec les autres.

Nos univers personnels sont engagés dans une virtualisation telle que les réseaux sociaux acquièrent une réalité comparable à celle du monde matériel. La société du spectacle fait écran. Une ‘réalité alternative’ devient soutenable parce que ses failles n’ont pas de conséquences pour la situation matérielle de l’individu. Il continue à recevoir sa nourriture, à profiter d’un toit, recueille même davantage de bénéfices sociaux quand son ‘alter-monde’ est provocateur, galvanisant. La réalité consensuelle est bien fade en comparaison.

Propager de l’infox n’est pas partager de l’info

C’est là où je diverge des remarques finales de Dan Sperber, trop complaisant envers les propagateurs d’infox. S’il a raison sur l’avantage social derrière ces pratiques, il néglige le problème du groupisme, pourtant bien connu des spécialistes des sciences cognitives. Le nuage des infox cache un noyau antivax extrêmement menaçant pour la société entière. Je pèse mes mots. À l’opposé du ‘poisson pris dans le courant’ que visualise Sperber, l’antivax est bétonné dans une croyance sectaire. Elle ne dévie pas d’un pouce, quelles que soient les nouvelles données qui la secouent. Religion implantée en lui jusqu’à sa mort.

Pourquoi l’antivax représente-t-il une telle menace ? Replay : Un monde virtualisé trop déconnecté du réel peut s’effondrer soudainement. C’est ainsi que le virus est au bord de détruire nos grands équilibres sociaux. Était-il si dangereux ? Non, comme le répètent à l’envi les antivax. Le danger est surtout venu de la panique sociale, des mesures hâtives autant que leur contestation, de l’absence de coordination internationale, avec au final une débâcle planétaire. Le spectre d’un écroulement des économies, des fournitures et des services s’est profilé. La résistance des hiérarchies en place a évité le pire. Probablement n’ont-elles pas pris les meilleures décisions. Mais le coeur du problème n’est pas là. Le piège où les antivax nous ont enfoncés est le néant d’organisation. Éradication de la complexité inhérente à une décision de cette importance. Remplacée par une “sagesse” de foule, en fait une inexpérience diluant largement l’expertise concentrée dans une partie de ses membres. Les antivax ont plongé la société dans un bain d’acide, la laissant à l’état d’atomes individuels épars, qu’ils voudraient bien réagréger à leur idée.

Menace sur la démocratie participative

Le militantisme des antivax est très éloigné d’une démocratie participative. C’est un concept qui implique davantage les citoyens mais le principe démocratique demeure : tous se soumettent au choix majoritaire, reconnaissant la prééminence du collectif sur l’individu. L’antivax, lui, ne participe pas. Il démembre. Il décompose l’humanité en 7 milliards de potentats rapprochés seulement par des alliances de circonstance. Le collectif est dissout. Anarchie qui fonctionne dans le monde virtuel de l’antivax, parce qu’il en filtre soigneusement les invités. Réalité alternative élaguée de ses conflits, mais dont se moque le vrai monde, qui tue les non-vaccinés. Les infox s’éteignent-elles avec leurs auteurs ? Non. La sélection naturelle n’opère que sur les gènes. Pas sur les mèmes. Qui se disséminent dans tout esprit réceptif. Créant des addictions à l’infox, comme le souligne Dan Sperber. Il n’y a pas de clinique de sevrage assez vaste pour héberger l’humanité entière. Gaïa, dont nous occupons les locaux comme des malpropres, en est elle-même devenue souffrante.

Fâcheusement, alors que la planète mérite les soins d’une humanité unifiée dans un collectif mondial, certains s’efforcent d’y installer une anarchie préhistorique. Homo sapiens se pensait maître de son destin ? Un minuscule virus vient cruellement le désillusionner, rabaissant sa belle organisation au niveau de celle d’une bande de babouins grimaçants et batailleurs.

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Liens:
Biographie de Dan Sperber
Revue Persée de ‘La contagion des idées’
ThéoRèmes: Dan Sperber sur la pertinence des sciences cognitives pour l’étude des religions

Synthèse hiérarchie

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