Le noir non-né

À l’occasion de la disparition de Pierre Soulages, « chercheur de l’outrenoir », Cédric Enjalbert fait l’éloge du « romantisme noir », cette sensibilité qui laisse s’exprimer la part d’ombre en nous. Il cite Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, en 1757 :

« Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger ; c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime »

C’est la « terreur délicieuse ». Mais est-ce vraiment la terreur en soi que nous goûtons avec autant d’excitation ou seulement la vivacité de l’émotion réveillée, après un long sommeil dans une vie trop prévisible ?

Le contraste plutôt que la noirceur

Le délice semble la satisfaction d’un besoin affamé de contraste et non l’attrait pour la terreur en soi. Vous vivez dans un univers de couleurs omniprésentes ? Appréciez le noir et blanc. Réalisme excessif ? L’abstrait vous attire. Trop de couleurs criardes ? Les pastels vous séduisent. Aucune satisfaction ne perdure sans s’user. Nous sommes naturellement programmés pour nous lasser, pour essayer autre chose.

Il faut être terriblement blasé pour en arriver au point de trouver la terreur savoureuse. Prenez l’avis de ceux qui éprouvent quotidiennement de la terreur. L’émotion déclenche chez eux une réaction plus authentique : ils prennent la fuite.

Quel ennui mortel a enterré sous sa chape les dandy férus d’art pour qu’ils soient obligés de recourir aux émotions répulsives pour s’égayer ? Bien sûr ils en ont goûté le vernis mondain et jamais les circonstances qui auraient déclenché les formes extrêmes de ces émotions. Contraste d’évocation et non de vécu. Que serions-nous, les nantis, sans nos fantasmes…

Le noir pouponne

Tous les humains tètent goulûment le lait du contraste. Le trop blanc fait chercher automatiquement du noir. Mais il existe peut-être une raison plus profonde à l’attrait du noir : il dissimule ce qui n’est pas né. En même temps tout peut y naître. C’est l’endroit où protéger les pensées inavouables. Le ridicule, la folie, y ont droit de cité. Rien ne peut surprendre vraiment dans la clarté crue de la lumière, car rien n’est caché. Tandis que tout peut sortir du noir, et donc tout peut y entrer.

Le noir est une pouponnière pour les pensées qui s’inquiètent d’être trop scrutées.

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