Comment accéder au réel en soi? (1)

Qu’est-ce que le réel ? Que valent nos représentations à son sujet ? La philosophie scrute attentivement ces représentations par ses différentes branches métaphysiques, mais elle ne sait rien dire de leur authenticité globale. Ces modèles pourraient être en train de se congratuler mutuellement et faire gravement fausse route sur la réalité en soi. L’impuissance à expliquer une énigme telle que la conscience est-elle l’indice d’une erreur fondamentale ? Comment cette question de l’authenticité a-t-elle été abordée ?

Les classiques et les modernes

Dans la pensée classique, l’esprit devait s’élever au-dessus des apparences pour accéder à une connaissance supérieure, plus proche de l’essence des choses. Avec la pensée scientifique la connaissance supérieure nous est donnée : c’est la méthode expérimentale, assortie de ses modèles mathématiques, qui nous approche des choses en soi. Certains auteurs opposent ces deux modes de pensée, mais ils ont de grandes similitudes. Tous deux sont rationnels, cherchent des règles. La science a chapardé la connaissance supérieure aux dieux pour la redonner à l’esprit humain, mais la direction reste la même : c’est toujours la connaissance qui donne sa forme au réel.  La connaissance fait partie de l’identité humaine avant de s’appliquer au réel.

La seule vraie différence, semble-t-il, est que la science rend au réel la possibilité de s’être auto-créé. Cependant c’est implicite aussi dans la pensée classique et théiste. Il faut bien que le réel ait trouvé une indépendance relative vis à vis des idéaux / de Dieu, pour exister en tant qu’imperfection. Le diable, et autres écarts de conduite du monde, se sont auto-créés, puisqu’on ne peut pas les trouver dans l’idéal. Dieu contient un diable auto-créé que sa réduction rend imparfait, de même que l’esprit scientifique auto-créé est une réduction imparfaite de la connaissance au milieu du Réel.

Protégeons le conflit

Ce n’est pas l’opposition entre ces deux pensées qui est intéressante mais le fait que toutes deux utilisent une opposition, celle entre réel et esprit, entre le tout et l’une de ses parties. Quand ces pensées ne recourent pas à une telle opposition, elles aboutissent à des variantes stériles : l’idéalisme matérialiste, qui fait de la physique fondamentale la seule réalité, l’esprit devenant illusion ; et l’idéalisme spirituel, qui fait l’inverse : la matière est une émanation de l’esprit dépourvue d’existence authentique. Ces deux solipsismes, celui de la matière et celui de l’esprit, s’ignorent comme des voisins fâchés. Ils se croisent tous les jours sans disposer de la moindre explication sur la vie de l’autre.

Conserver l’opposition entre esprit et réel est donc essentielle. Mais il faut la garder constructive, ne pas la rendre stérile elle aussi par un dualisme radical. En effet si l’on sépare totalement esprit et réel, comment rendre compte de l’influence qu’ils exercent l’un sur l’autre ? Cette influence est la première de nos expériences. Chaque esprit s’éprouve en tant qu’intention capable d’infléchir la course du monde. Un ressenti désagréable accompagne l’échec, poussant l’esprit à adapter les formes de son intention. Auto-création.

Réel dur et intentions souples

En face le monde matériel semble soumis à de grandes lois universelles. Toutes les pierres tombent sans pouvoir infléchir leur course. Le soleil se lève tous les matins. Sa puissance a pu le déguiser en être divin. Mais il semble incapable de ne pas se lever tous les matins. Toute intention même la flemme, qui est de renoncer à une intention, lui semble étrangère. S’il a fait l’objet d’une création il n’en semble pas propriétaire.

Les intentions de l’esprit ne sont pas uniformes, cependant. Elles ont même des forces très variables, du réflexe à la pensée longuement mûrie. Voici déjà qui nous rapproche de la pierre et de son ‘réflexe de chute’. Comment, alors, établir une continuité satisfaisante entre la création spirituelle et l’obédience matérielle ?

L’élastique est souple mais veut garder sa forme

Le lien ne s’est pas fait en un jour. L’esprit a de fortes réticences à l’établir. Pour quelle raison ? Simplement parce que dans cette relation il est lui-même modifié. Des intentions qui se croient libres se voient modifiées. En se compromettant avec la matière, l’esprit est contaminé par son obéissance. Or l’esprit justement, est formé d’intentions qui veulent exister, persister. Leur survie est soutenue par un désir qui n’existe même pas dans l’organisme, sauf à l’état de routine physiologique. Les intentions de l’esprit refusent encore davantage de mourir que le corps.

La réticence de l’esprit à changer est à la fois le handicap et la source du succès de la science. Handicap parce qu’il est difficile de changer dans l’esprit l’image du réel. Succès parce qu’il est plus facile de changer l’image du réel, encore largement inconnue, que l’image de l’esprit à son sujet. L’esprit s’auto-déifie pour se protéger. Ses représentations de Dieu sont une idéalisation de lui-même. Sans surprise les religions sont adversaires du changement. Elles sont toujours extrêmement puissantes à propos des idées que les gens entretiennent sur eux-mêmes.

Quand l’élastique casse

Tandis que leur pouvoir s’estompe à propos de la réalité physique, dont nous ne sommes pas propriétaires. Les religions élèvent des murailles autour de l’esprit mais ne peuvent rien affirmer sur la nature de la matière. Ou quand elles le font c’est un signe de radicalisation, de solipsisme de l’esprit vis à vis du réel ; elles perdent la faveur des esprits ouverts, complets. Ceux-ci sont alors réinvestis par la science et se remettent en marche, acceptant les transformations qui les touchent inéluctablement dans leur relation au réel. Mais comment la science arrive-t-elle à communiquer avec le réel ?

Le concours de pêche

Comme déjà dit, le lien ne s’est pas fait en un jour. Le scientifique est un pêcheur au bord du lac profond du réel. Il se demande quelles choses peuvent vivre dans les profondeurs. Une idée lui vient en scrutant l’apparence de la surface, seul niveau pour l’instant accessible. Il forme un hameçon avec cette idée, le lance au bout d’un fil sous la surface. Si le réel mord il remonte quelque chose de conforme à son idée. Sinon il forge un autre hameçon. Il expérimente.

Chaque pêche réussie précise les choses qui vivent à cette profondeur. Une nouvelle idée se forme à propos de ce qui se trouve en dessous. Un hameçon adapté est lancé, le résultat examiné. La connaissance progresse, un niveau après l’autre, vers la profondeur de ce lac dont personne ne sait s’il a un fond.

Comment l’idée prend-elle forme, plus précisément, dans l’esprit du scientifique ? Il établit un cadre pour le niveau à étudier. Ce cadre est bien sûr inspiré de ce qu’il connaît déjà du réel. Par chance certains principes semblent universels : espace, temps, causalité. Néanmoins comme il faut en laisser la propriété au réel, le doute persiste toujours quant à leur véritable universalité. Le cadre newtonien classique, malgré sa rigueur scientifique, est encore une religion de l’esprit à propos du réel. Obsolète, il est encore utilisé par l’immense majorité de l’humanité. L’inertie de l’esprit n’est pas un vain mot.

Le pêcheur devient un peu poisson

Tout hameçon lancé à grande profondeur peut arriver dans un cadre entièrement différent. C’est l’inconfort que doit affronter l’esprit, douillettement installé dans son espace-temps familier. Il n’est pas prêt à redonner entièrement la propriété de ses cadres au réel. Il faut bien qu’il s’éprouve encore intégré. Comment se sentir exister dans un néant de substance, occupé purement par des abstractions mathématiques ? L’esprit d’Einstein renâclait devant la perte de localité spatiale quantique. Les physiciens contemporains hésitent à bannir la substance, devenue inutile dans leur univers de pure information.

Ainsi l’inertie de l’esprit joue son rôle. Jusqu’où peut-il se transformer sans se perdre ? La réduction à ses rouages n’a-t-elle pas des effets destructeurs ?

Perte de la carte d’identité

Quelle signification gardent en effet les intentions si elles sont entièrement décomposées ? Une intention est dans son principe indépendante de ses composants. Elle en est une fusion et non la satisfaction de chacun de ses éléments. Une intention n’a pas pour but de conforter le réel tel qu’il est, mais au contraire de s’en détacher. La science ne bride-t-elle pas cet effort, alors, en remettant les rouages au premier plan ? Les intentions des scientifiques s’affadissent avec le temps. Est-ce un simple effet de l’âge ou la conséquence du remplacement d’intentions énergiques dans leur aveuglement par d’autres plus inféodées au réel ?

Ce n’est pas dans le réel que se produit la petite révolution liée à chacune des connaissances, mais bien dans l’esprit. Malheureusement aucune de ces révolutions ne s’inscrit dans le patrimoine génétique de l’organisme, contrairement aux intentions primitives de l’esprit. Chaque génération doit tout réapprendre… si l’apprentissage est mis en place. Là où l’éducation n’existe pas, ou échoue à élever les jeunes esprits, ce sont les intentions primitives qui persistent. Les religions continuent à les protéger par d’épaisses murailles.

L’inhumanité favorisée par la science… autant que son refus

Les avancées de la science ont eu ainsi cet inévitable effet secondaire : L’humanité s’est scindée en sous-espèces logées dans des habitats contrastés, les uns tapissés de livres, les autres d’icônes, ou encore d’armes, chacun cherchant à transformer l’habitat de l’autre à son profit.

Couper son esprit du réel, le garder à l’abri de murailles sectaires, c’est finalement rester humain… jusque dans son inhumanité.

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