Le retour de la lapidation populaire dans les démocraties

Abstract : En démocratie la justice est l’apanage du collectif, par ses instances représentatives. Or aujourd’hui elle se fait capturer par des voix partisanes, issues du wokisme. Loin d’un phénomène de démocratie directe c’est au contraire un déni de collectivisme, car le processus de jugement impliquant l’ensemble du corps social est court-circuité au profit d’un petit groupe. Dévoiement de la justice qui nous renvoie au stade de la lapidation populaire. J’explique comment l’affaiblissement des cercles sociaux a permis au groupisme d’envahir et museler le vrai collectivisme.

Double Regard Majusculinisé

Vous êtes familiarisé avec le Double Regard (DR) après l’article sur l’argent. Toute entité est un Janus à deux visages, même quand il s’agit d’un concept. Elle se regarde par sa constitution et de son résultat, aucun de ces coups d’oeil n’étant réductible à l’autre. L’argent nous apparaît ainsi comme valeur d’échange et comme symbole. Il est vicié par l’emploi d’un seul regard à son sujet, soit trop technique soit trop symbolique du pouvoir. Se moquer de la valeur d’échange dénigre l’effort du travailleur et conduit à la révolte sociale. Se moquer du symbole dénigre le désir humain de transformer le monde et conduit à la technocratie aveugle qui a culminé dans le soviétisme.

Appliquons maintenant ce Double Regard à la justice. Comme pour l’argent j’hésite à lui mettre une majuscule. Cette hésitation est le premier effet du DR, qui différencie la « justice » comme un principe élémentaire de l’interaction sociale —nous suivons une sorte de justesse personnelle—, et la « Justice » en tant qu’idéal, symbolisé par une déesse porteuse de balance et aux yeux bandés —pas très rassurant quand on a des pièces à conviction à lui présenter.

Justice Universelle et justesse personnelle 

Notre petite justesse et la grande Justice semblent bien éloignées et pourtant il faut les faire coïncider, car elles s’appliquent à tout litige nous impliquant. L’évènement en question s’est-il résolu d’une manière satisfaisante à tout point de vue ? Ce n’est presque jamais le cas et c’est avec le DR que nous allons comprendre pourquoi.

Je voudrais que le monde tourne comme je l’espère. Mais il contient d’autres volontés. Je dois dérouler en moi ce conflit et l’évaluer avant de l’extérioriser, avec toute la violence verbale ou physique qu’il peut entraîner. L’Injustice, en effet, est un sentiment invincible, une épée ardente. Tandis que la Justice se prétend déité universelle, l’Injustice est une arme personnelle. C’est toute la difficulté de l’utiliser pour rétablir la Justice. Est-ce bien la version universelle que l’on a défendu ou la sienne ?

L’indépendance cruciale du soi et non-soi

La justice est fortement imprégnée d’émotions, la Justice s’en détache. Nos petites justesses personnelles et les grandes émotions qui les accompagnent participent toutes à l’élaboration de la Justice, qui n’en oublie aucune mais ne se laisse pas non plus enchaîner par elles. Ce sont deux regards séparés, que nous laissons se côtoyer et se concurrencer dans notre esprit, alors qu’il est crucial de les garder indépendants. Autant que soi et non-soi. « Se » faire justice est s’emparer du monde, le confondre avec soi. Illusion fatale. Le soi sera inéluctablement broyé. Se faire justice veut dire ainsi, en vérité, se suicider. Nous sommes experts dans l’art du suicide lent, depuis le plus jeune âge, où la première cigarette ou le premier verre d’alcool infléchit déjà nettement notre destin.

Comment s’en échapper ? En gardant ces regards soigneusement indépendants. En s’appropriant le regard du monde sur soi. En devenant son propre superviseur afin de le rendre plus sympathique, le débarrassant au passage des multiples névroses qui hantent ce monde extérieur, à commencer par celle de nos proches, pour espérer ainsi exciser les nôtres. C’est le rôle du DR.

Éthique et droit, une reformulation…

Le DR permet de comprendre la différence entre éthique et droit. L’éthique apparaît au Regard Ascendant (RA), elle résulte de comportements spontanés, de précautions naturelles exercées dans nos relations quotidiennes. Les préceptes éthiques sont perceptibles et compréhensibles pour tout individu doué d’empathie. Tandis le droit est propre au Regard Descendant (RD). Il tombe de la loi collectiviste, du belvédère d’organisation qui surplombe les myriades d’interactions sociales. Le droit évolue en fonction des relations éthiques au sein des cohortes populaires et non entre individus particuliers.

…en science

La distinction entre éthique et droit est aisée à comprendre en science. Avec le RA, l’éthique de la science consiste à la rapprocher au plus près des processus de la réalité. Il existe un idéal unique pour le RA, qui est d’accéder à l’être authentique du réel. Cet objectif oblige la science à être vérifiable, consensuelle, reproductible. Tous les progrès scientifiques sont potentiellement bénéfiques, tendant vers cet idéal unique.

Tandis que le droit de la science, encore balbutiant, nécessite d’intégrer ces découvertes à des critères plus larges et leur attribuer un rapport bénéfice/risque. L’idéal explose en multiples points de vue, car il existe autant de manière d’assembler ces critères que d’individus. Prenons l’exemple de l’IA. Pour l’éthique du chercheur il est admirable de reproduire et dépasser l’intelligence humaine dans les algorithmes de l’artificielle. Avancée scientifique indéniable. Mais des dangers apparaissent, selon les craintes que nous hébergeons à propos de nos propres dérives et de celles des autres. Nous subissons déjà des rois humains fous. Que se passerait-il si des supra-humains devenaient fous ? Le droit collecte nos peurs intestines et se charge de faire descendre un couvercle sur la recherche en IA, pour la réguler.

Le droit en science hésite quand nous ne savons pas comment l’appliquer à nous-mêmes

Notez que la distinction droit/éthique n’est claire ni pour les scientifiques ni pour les juristes, et qu’il existe un grand flou sur ces sujets critiques, comme le montre l’interview de Samantha Besson dans La Recherche 579. C’est bien dommage car le DR permet d’éclairer parfaitement nos choix et d’expliquer pourquoi il n’est pas nécessaire de légiférer sur tout. Lorsque l’éthique progresse de manière homogène dans les affaires sociales, les comportements restent responsables et aucune supervision de la Justice n’est nécessaire.

La science a bénéficié d’une dispense inhabituelle pour une raison simple : Quel inconvénient verrait-on à connaître davantage, sauf si l’on fait partie des obscurantistes ? Mais le hiatus entre progrès scientifique et social n’a fait que s’approfondir depuis un siècle. Après le nucléaire, voici l’IA qui risque de tomber entre des mains immatures et menacer l’espèce entière. RA et RD ne tombent plus d’accord. Le droit vient canaliser l’éthique pour éviter à la société le fossé ouvert ingénument par la science alors que le conducteur humain fait encore des embardées.

Justice personnelle vs sociale

Appliquons maintenant la distinction droit/éthique au citoyen d’une démocratie. Son éthique personnelle canalise ses désirs. Le RA, chez l’être humain, est celui des processus instinctifs. Il est pulsionnel. La question basique posée par le RA est : « Le monde peut-il accéder à mon désir ? » Si la réponse est oui, le désir est éthiquement acceptable. N’oublions pas qu’il s’agit d’un point de vue purement individualiste. C’est une éthique personnelle. Les autres n’ont pas encore à la juger.

Le filtre des cercles sociaux

Ce désir entre facilement en conflit avec celui des autres. Il faut les organiser ensemble. Rôle de la loi collectiviste. Notez que cette nécessité apparaît dès que deux individus cohabitent, que certaines règles suffisent à ce couple, mais qu’il faut en ajouter d’autres dès que des personnes supplémentaires s’agglutinent autour. Comment évitons-nous le chaos d’une avalanche toujours croissante de lois à mesure que notre socialisation s’élargit ? Par le biais des cercles sociaux. Dès le plus jeune âge nos comportements sont programmés par de tels cercles. Nous savons pouvoir réclamer des choses à nos parents qu’il est impossible de demander aux autres membres de la famille, encore moins aux personnes extérieures.

Puis les cercles amicaux, scolaires, sportifs, artistiques, apportent leurs propres règles. Certains ont des pouvoirs équivalents, d’autres sont hiérarchiquement supérieurs. Les cercles professionnels prennent le pas sur les précédents, et les cercles institutionnels dominent tous les autres. Chacun d’eux établit ses propres lois. Chacun est un échelon de pouvoir supplémentaire qui vient implanter ses contraintes dans notre monde personnel.

Jupitérisation du droit ou comment s’en débarrasser

Les cercles sociaux ne sont pas situés dans un monde des idéaux d’où tomberaient des lois divines. Ce serait confondre les représentants de ces cercles avec des Dieux, ce qui nous simplifie plutôt la tâche quand les lois ne nous conviennent pas. Il est plus facile de se rebeller contre des Dieux invisibles. C’est ainsi que procèdent ceux qui “Jupitérisent” nos dirigeants. Mais la réalité est autre. Les cercles et leurs règles n’existent nulle part ailleurs que dans notre esprit. Chacun d’entre nous construit cette hiérarchie dans son monde personnel, et en fait tomber le RD, le regard sévère de la Loi, qui descend à la rencontre du RA, le regard ascendant de nos désirs. Peuvent-ils s’entendre ? Pas s’ils sont sur des chemins très différents.

Autrement dit quand nous entendons quelqu’un prétendre qu’il ne comprend pas la justification d’une loi, il la comprend très bien la plupart du temps, mais voit qu’elle refuse de se concilier avec son désir. Peut-être cette loi est-elle injuste, à vrai dire, et qu’il faut la corriger. Mais on ne peut le faire qu’en s’informant pleinement des contraintes du cercle social ayant promulgué la loi, compris ses motifs, rencontré des experts du cercle en question, les avoir convaincus du bien-fondé de sa réclamation, ou s’adresser à un contre-pouvoir en cas d’échec. Compliqué ? N’est-ce pas le processus de base pour l’entente familiale, quand parents et enfants se réunissent autour d’un repas pour parler des désirs de chacun ? Les tribunaux de la grande Justice rencontrent d’ailleurs fréquemment des soucis parce la petite justesse n’a pas été initiée dans le cercle familial.

Une restriction de liberté inconcevable

Justesse n’est pas liberté. Chaque cercle a des contraintes à imposer. Lorsque l’on y réfléchit, la famille opère une restriction de liberté sur les enfants inconcevable ailleurs. Les parents sont propriétaires des actes de leurs enfants au point d’en être pénalement responsables si ceux-ci aboutissent à des catastrophes pour eux-mêmes ou les autres. Les parents doivent ainsi édicter des lois internes au cercle familial et s’efforcer de les faire respecter, sans en avoir toujours les moyens. Ils sont soumis à des codes généraux d’éducation, qui interdisent maintenant les châtiments corporels, mais il reste admis qu’ils exercent des contraintes qui apparaissent comme des dénis insupportables de liberté aux enfants, surtout à l’ère de l’individualisme effréné qui en fait des enfants-rois.

La famille est un exemple particulièrement démonstratif de la modulation des lois par les cercles sociaux. Des règles familiales sont décidées par les parents en tenant compte de lois générales qui s’appliquent à toutes les familles. Elles n’ont pas vocation à se substituer les unes aux autres mais doivent s’organiser ensemble. Deux dérives sont possibles, quand la loi générale cherche à abolir la familiale sans lui laisser la moindre possibilité d’exister, et quand la familiale ignore radicalement la générale pour faire de la famille un cercle fermé.

Bien que ce soit la première dérive qui nous effraie le plus, avec le spectre d’une société orwellienne qui édicterait une règle pour chacun de nos actes, c’est plutôt la seconde dérive qui est à l’oeuvre aujourd’hui, avec des cercles fermés aux idées radicales qui cherchent à remplacer les lois collectives par les leurs. Phénomène du groupisme militant.

Cancel culture

En exemple de ce genre d’accaparement, nous avons la réécriture des livres jugés porteurs de termes offensants. La censure a toujours existé, tentent de minimiser certains. Oui mais pas en démocratie, pas dans celle du siècle dernier, toujours dans des sociétés carcérales imposant une censure généralisée, avec des services spéciaux pour s’en charger. Ce que nous observons aujourd’hui est un retour à ce type de contrôle. Un nouveau métier est apparu, le “lecteur sensible” (sensitive reader), pour réviser toute la production des maisons d’édition.

Cette nouvelle inquisition littéraire met en lumière la façon dont la justice groupiste diffère de la collectiviste. Ses défenseurs expliquent que les auteurs se voyant proposer les corrections, où est le problème s’ils les acceptent ? Vraie naïveté confondante ou enfumage ? Dans l’étouffante ambiance groupiste actuelle, source permanente de nouveaux hashtags agressifs, très peu d’auteurs se sentent libres de refuser. La justice groupiste fonctionne par intimidation, tandis que la collectiviste est nette et franche, par le biais des lois, qui représentent vraiment l’intérêt général, sans être figées puisque cet intérêt ne l’est pas. Inquiétons-nous à vrai dire que le lobbyisme des réseaux floutent chaque jour davantage la frontière entre les intérêts du groupe et du collectif.

Dés-hitlérisation ou hitlérisation?

La littérature n’est pas seule concernée. Même la science tombe dans les rets de cette nouvelle caste d’inquisiteurs. Les noms des espèces ont fait ainsi l’objet d’une campagne de rebaptisation. 200 noms de végétaux contenant le mot ‘caffra’ seront changés en 2026 car les blancs d’Afrique du Sud appelaient ‘caffre’ les noirs jugés inférieurs au temps de l’apartheid. Il faudrait aussi rebaptiser l’insecte Anophtalmus hitleri, nommé ainsi par un chercheur allemand en l’honneur de Hitler. Etc. Les zoologues s’y sont refusés, stoppant une vague qui allait effondrer la stabilité de leur nomenclature.

Le groupisme montre la dérive du citoyen-roi succédant à l’enfant-roi. Tous les cercles sociaux s’abolissent. Il n’existe plus rien pour ralentir l’action du désir individuel sur la loi collective. Chacun fait la confusion entre son monde personnel et le monde réel. Il n’est plus nécessaire de moduler son désir puisqu’il suffit de le regrouper avec quelques désirs identiques pour envahir le collectif et changer la règle générale à son idée.

Le grand coup de balai, ou comment faire d’un groupe un collectif

Dans l’esprit du groupiste a eu lieu une sorte de grand ménage juridique. Il a balayé toutes ces vieilles icônes religieuses du droit héritées du fond des âges et a installé à leur place, sur les piédestaux vides, ses propres symboles du monde moderne, plus en harmonie avec ses désirs. Pour refaire la décoration le groupiste s’est aidé de la certitude d’être expert en tout. N’a-t-il pas accès à toutes les connaissances, par le biais des réseaux ? Il n’a plus besoin d’écouter les experts des cercles qui gênaient la progression de ses espoirs. Tous ces économistes, politiciens, comptables, scientifiques ânonnant des poncifs poussiéreux, qu’on l’en débarrasse ! Il va pouvoir enfin sauver la planète. Et lui-même.

Sauf que la valeur collective de tout ceci est nulle. Partager une vision dans un groupe qui s’est restreint aux mêmes données et à la même manière de les assembler n’a aucune portée. Elle s’éteint piteusement à la porte du groupe. La vraie lumière n’est pas celle qui éclaire parce que l’on a effondré les barrières sociales mais celle qui les traverse. Celle dans laquelle tout le monde peut se reconnaître. Sans qu’elle corresponde jamais à ce que nous sommes personnellement. Le désir collectif est forcément différent du désir individuel, premier critère pour dire qu’il est collectif.

L’empire du faire-propriété

Nous avons besoin de réserver une partie de notre esprit au non-soi, au sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand, qui s’oppose au soi, au sentiment d’être individué. Ce quelque chose de grand n’a rien à voir avec une déité quelconque, la planète Gaïa ou une conscience universelle. Tous ces symboles sont personnels. Ce sont des masques que nous jetons sur le collectif pour nous l’approprier. Ils nous trompent, ne sont pas un faire-partie mais un faire-propriété. Le véritable sentiment d’appartenance est une humilité, celle de ne pas savoir à quoi j’appartiens, puisque je n’en suis qu’un minuscule fragment. Je délègue une fraction de pouvoir à ce tout que je ne vois pas.

Le DR est ceci : doter d’une fraction de pouvoir incompressible chacun de nos deux regards, issus du soi et du non-soi. Le RA porte notre espoir, le RD le rencontre pour le hisser dans le réel partagé. Il faut qu’ils se rencontrent. Le point de convergence dépend de notre expertise personnelle. Dans un domaine où je suis spécialiste, comme la médecine, je peux porter mon RA très haut. J’ai moins besoin de faire appel à une autorité supérieure, d’où descend le RD collectif, pour juger d’une maladie personnelle. Mais j’ai tout de même intérêt à le faire si je veux être sûr d’éviter une erreur. Le danger chez le citoyen-roi est de toujours surestimer son expertise.

Rester citoyen-intègre

Appliqué à la Justice, le DR me conseille également de séparer les deux regards. Le RA envoie mon éthique personnelle, ma “justesse”, à travers les cercles sociaux, lui fait parcourir le plus de chemin possible, tant que mon expertise le permet. Être savant, rappelons-le, n’est pas visualiser l’étendue de ses connaissances mais leurs limites.

Le RD descend à la rencontre de ma justesse, la confronte à la Justice collective. C’est la délégation de pouvoir qui m’est indispensable pour continuer à faire partie. Je fais rencontrer le citoyen-roi et le citoyen-intègre.

Les pierres qui tombent du Ciel

Cette étape est aujourd’hui zappée chez les groupistes militants. Leur désir ne rencontre aucune opposition, parvient jusqu’au Ciel, s’y installe parce qu’ils ont débarrassé l’endroit de toutes ses figures tutélaires, pour les remplacer par celles du groupe. Nouvelle religion universelle, pseudo-collective. La plus radicale qui soit. Elle se sait fragile, parce que son universalité est factice. Nous voyons quotidiennement les effets de cette radicalité dans les médias.

Quelle différence entre un groupe qui lapide une femme adultère et un autre organisant un lynchage médiatique ? Les pavés sont matériels dans un cas, virtuels dans l’autre, mais le résultat est identique : une vie est brisée. Sans que la Justice ait pu intervenir. Moquée, son pouvoir diminue. Si elle veut survivre, elle doit s’attaquer à l’obsession identitaire. Mais en aura-t-elle encore les moyens avec des citoyens-rois tous occupés à défendre la primauté du Moi ?…

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