Abstract: Notre réalité est-elle une simulation créée par une civilisation supérieure ? Les mathématiciens reprennent la thèse de Nick Bostrom pour lui apporter de nouveaux arguments. En devient-elle plus solide ? Non, c’est une religion de plus, reposant sur un postulat erroné mais répandu. Le théoricien se place en situation de Créateur, son esprit situé à l’extérieur de la réalité, alors qu’il est désespérément coincé dedans. La thèse de Bostrom n’est pas scientifique mais théologique.
Vivons-nous dans une simulation informatique ?
Cette question farfelue pour le bon sens prend forcément de la consistance quand un mathématicien émérite tel que Jean-Paul Delahaye s’en préoccupe. Rappelons que la thèse initiale du philosophe suédois Nick Bostrom, en 2003, donnait une probabilité proche de 100% que nous vivions dans une simulation. Ce chiffre quasi conspirationniste est propre à déconsidérer la thèse auprès de tout esprit rationnel. Jean-Paul s’aventure d’ailleurs avec une prudence inhabituelle sur le sujet, le déclarant comme « jeu intellectuel entremêlant physique, philosophie et roman de SF ».
Le raisonnement de Bostrom reproduit par Jean-Paul:
Si toute civilisation dans le cosmos ne finit pas par s’autodétruire avant d’avoir acquis une technologie suffisante pour mener des simulations globales incluant des êtres intelligents et conscients de la même nature que nous, alors il est possible que des civilisations disposant de tels moyens procèdent à un très grand nombre de simulations de ce type, donnant «naissance» à des êtres fictifs, intelligents et conscients, en très grand nombre. Dans ce cas, ces êtres fictifs des réalités simulées seront bien plus nombreux que les êtres réels de la réalité de base. Si l’on accepte ces hypothèses, il en résulte donc que la probabilité que nous soyons dans une simulation est très élevée, et sans doute proche de 100%. Ainsi, nous sommes presque certainement dans une simulation, le minuscule reste de probabilité étant que nous ne soyons pas encore arrivés à notre destruction.
La variété des objections à cette thèse est grande
…en commençant par l’idée trop anthropomorphique que des êtres avancés trouveraient intéressant de faire tourner ces myriades de simulations. Il existe un jeu simple de ce type, le Jeu de la Vie de John Horton Conway qui met en jeu des automates cellulaires. Ils nous amusent un instant par l’originalité des figures et des répétitions qu’ils dessinent, puis finissent par stopper ou tourner en rond. Ces automates ont l’intérêt principal de nous avoir enseigné des choses passionnantes sur les micromécanismes de la réalité, formant la théorie computationnelle. Les simulations ont apporté des connaissances élémentaires sur le réel. Quel intérêt de les revoir pour des êtres avancés qui les possèdent déjà ? S’ils recherchent des connaissances sophistiquées, c’est leur propre civilisation qu’ils s’efforceraient d’analyser.
Qu’ajoute Jean-Paul à la question ?
Il signale une amélioration de la thèse de Bostrom par Bibeau-Delisle et Brassard, qui la transforment en formule mathématique, sans remettre en question ses postulats hasardeux. Les auteurs voient un argument « très puissant » dans l’absence de civilisation extra-terrestre repérée, le fameux paradoxe de Fermi. Ah ?? Que nous apprend cette absence sur nos programmeurs ? Soit ils sont feignants et faillibles en ayant mal complété la simulation et nous donnent involontairement des indices. Soit ils sont infaillibles et les indices font partie de l’expérience. Mais dans aucun cas ce n’est une confirmation de leur existence.
En fait tous les arguments en faveur de Bostrom ont un point commun. Tous renvoient à ce que l’on ne sait pas, et aucun à ce que l’on sait déjà, avec une certitude acceptable. Cela ne vous rappelle-t-il pas une manière classique d’expliquer les mystères ? D’en faire l’expression de la Volonté Divine ?
Mon désintérêt principal pour l’hypothèse de Bostrom
…est qu’elle n’apporte strictement rien à notre savoir, qu’il soit scientifique ou philosophique. Elle rétrécit plutôt notre champ de pensée, en présentant comme probable et globale une thèse qui ne reflète que l’univers de son auteur. Bostrom a créé une nouvelle religion.
Supposons en effet que Bostrom ait raison. Nous sommes dans une simulation conçue par une super-entité. Une majorité de l’humanité croit déjà qu’il en est ainsi, la super-entité s’appelant Dieu. Dieu étant omnipotent dans sa création, son programme est impénétrable. La seule trace de son existence est dans notre tête : il faut bien qu’existe une raison à tout cela. C’est la même trace en fait que reprend Bostrom, que l’on peut placer dans la catégorie ‘croyant détective’.
Ajoutons un siège sur l’Olympe
Bostrom ajoute donc un item à la liste des déités : la Civilisation Avancée. Pas si original. C’est la dérivation de l’idée que l’humain soit son propre créateur. L’Univers aurait été conçu pour lui donner naissance, sinon il ne serait pas là. L’humain devient l’origine. Bostrom desserre un peu cette boucle très anthropocentrique en introduisant le super-humain qui aurait créé l’humain dans une simulation.
Le raisonnement reste entièrement circulaire. Impossible de s’en échapper pour contempler de l’extérieur s’il a une quelconque authenticité. Nous n’avons rien appris. Pas davantage qu’avec les déités anthropomorphiques. Nous imaginons contempler l’extérieur du réel alors que nous ne faisons que regarder notre image.
Sortir du corset des croyances
Les seules déités que nous tentons de rendre indépendantes de nous sont les lois fondamentales de la physique. Mais là encore c’est une illusion de croire y parvenir tout à fait. Car ces lois nous ont façonnés. Elles sont incrustées d’une manière ou d’une autre en nous, ce qui permet de les retrouver. À aucun moment notre esprit ne peut complètement s’en extraire. Circularité indépassable. Certes nous avons un peu plus appris en distendant le cercle, et c’est déjà remarquable. Mais si nous pensons nous en être échappés, nous sommes retombés dans la croyance. Et il en existe en science comme ailleurs.
Desserrer le cercle du savoir consiste à émettre des hypothèses sur ce qui nous est accessible, pas sur l’au-delà comme le fait Bostrom à l’instar des théologiens. Lancer des probabilités conspirationnistes sur ce qui existe au-delà (Dieu aussi existe à 100% pour beaucoup de nos congénères) ne fait qu’enfermer notre connaissance dans un corset, dans l’univers fermé d’un penseur qui s’est divinisé.
Le piège de l’anthropolâtrisme
Car la théorie de la simulation est d’essence conspirationniste. C’est une explication anthropolâtrique à des mystères où l’humain ne joue probablement aucun rôle. Un physicien séduit tendra à juger les incongruités des expériences fondamentales comme des preuves en faveur de la simulation. Imaginer une théorie plus complète expliquant les anomalies est une tâche nettement plus ardue, plus inquiétante en fait parce qu’elle nous confronte à l’inconnu, et non à des êtres qui nous ressemblent.
Et en philosophie ?
Jean-Paul précise que le sujet est philosophique mais ne l’aborde jamais sous cet angle. Qu’est-ce que la réalité ? Si la simulation est capable de reproduire en tout point la moindre de nos sensations et expériences, y compris les états alternatifs de conscience que sont les rêves et hallucinations, alors c’est notre réalité, quelle que soit son origine. Je précise croire à l’inéluctabilité de la conscience chez les IAs et ne fais donc pas de l’expérience consciente un obstacle à la théorie de la simulation.
De quelle philosophie les mathématiciens se réclament-ils le plus spontanément ? Le pragmatisme. Demandons-nous alors quelles sont les conséquences possibles de la théorie de la simulation ? Aucune, car elle n’est pas falsifiable. Elle est théologique, et non scientifique. Il est toujours possible d’ajouter des intentions aux êtres supérieurs pour valider leur existence invisible. Impossible de les prendre en défaut, pour quelqu’un persuadé de leur existence. Il ne serait pas surprenant qu’une secte émerge des idées de Bostrom, rassemblant les adeptes de magie, de complots, d’OVNI et de Matrix, tous déçus par la vétusté des religions classiques.
En SF ?
Serait-ce alors un bon stimulus pour l’imagination, un sujet intéressant de science-fiction ? J’en suis fan et j’ai lu dans ces livres des scénarios bien plus stupéfiants. Dans le registre d’un monde inclus dans un autre, certains ont imaginé notre univers comme la particule élémentaire d’un univers incommensurablement plus vaste, lui-même particule d’un univers supérieur, etc. En supposant qu’il soit possible de se mettre “à l’extérieur” pour regarder tout cela, comme le fait innocemment Bostrom, notre statut paraît plus insignifiant et fragile encore. Finalement, une bonne sim, c’est un rôle intéressant.
Mais est-il si facile de s’évader de notre réalité, même en imagination ? Bostrom croit-il en extraire son esprit, parce qu’il a imaginé que celui-ci est une simulation, ou est-il encore à l’intérieur ? Comment Neo sait-il que le nouveau monde dans lequel il jaillit hors de la Matrice est la réalité et pas le contraire ? Parce que la Matrice apparaît moins cohérente à ses sens ? Mais comment pourrait-il se fier à eux, puisqu’il en est esclave ? Il apparaît évident que le scénariste se prend pour Dieu, en ayant situé son esprit à l’extérieur des deux mondes.
Ou en théologie ?
Alors peut-être est-ce en théologie que Bostrom apporte sa contribution involontaire. Sa thèse n’apporte-t-elle pas une explication à l’imperfection du monde voulu par Dieu ? En effet celui-ci, malgré son omniscience, pourrait garder une incertitude sur lui-même. Comme être sûr d’être vraiment Tout quand on n’a d’autre connaissance que de Soi ? Dieu pourrait alors faire tourner des algorithmes pour découvrir où ils mènent, connaissant déjà le résultat mais cherchant des anomalies. Il ferait tourner tous types de simulations, les plus méchantes comme les plus aguichantes. Enfers et paradis sur Terre.
Voyez comme il est facile de bondir à son tour à l’extérieur à la réalité. C’est encore grâce à vous, Jean-Paul, que je vais sauter Delahaye…
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Vivons-nous dans une simulation ? La thèse de l’illusion se précise, Jean-Paul Delahaye, Pour la science 2024