Abstract: La Dichotomie est une aporie que Zénon d’Élée a illustrée avec les paradoxes d’Achille, de la Flèche et du Stade. Vingt-cinq siècles plus tard, la dichotomie semble résolue, et de plusieurs manières différentes. C’est justement un problème. Ces solutions sont contradictoires entre elles, gardant toute son actualité au paradoxe. Zénon voulait démontrer que le mouvement est une illusion. Dans un univers-bloc, n’a-t-il pas fondamentalement raison ? Nous avons besoin d’une dimension supplémentaire, la complexité, pour démarrer le mouvement, de même que le temps et la conscience.
Présentation
1) La Dichotomie de Zénon: J’explique la motivation de Zénon à présenter son célèbre paradoxe. Puis je liste les différentes tentatives, mathématiques et philosophiques, pour l’effacer, puisque ses conclusions semblent aberrantes. Mais ces tentatives se contredisent en raison du débat sur la nature continue ou discontinue de la réalité. Le paradoxe garde toute son actualité.
2) L’émergentisme: Sortir de l’ornière nous fait revisiter le sujet de l’émergence, débroussaillé par les émergentistes britanniques puis enterré. Trouver le consensus, en science, génère des problèmes d’ordre politique qui sont brièvement analysés.
3) Mise en route: Je présente une théorie émergentiste rénovée de la réalité qui, en résolvant le mystère du temps, parvient à expliquer le paradoxe du mouvement.
La conclusion explique pourquoi l’incertitude sur la nature continue ou discontinue de la réalité n’est plus un obstacle.
1 – La Dichotomie de Zénon
Zénon d’Élée, au Vè siècle avant JC, dans La Dichotomie, n’a pas conçu son paradoxe pour moquer un Achille incapable de rattraper la tortue. Il voulait démontrer, à la suite de son maître Parménide, que le mouvement est une illusion. « Avant d’arriver au bout du chemin, il faut être arrivé au milieu. Puis au milieu de ce qui reste. Et ainsi de suite à l’infini. L’infini ne pouvant être achevé, le mouvement est impossible. » C’est la formulation dite progressive du paradoxe, sa formulation régressive étant : Avant d’entamer la seconde moitié du trajet, il faut avoir parcouru la première moitié. Avant celle-ci, le premier quart. Et ainsi de suite à l’infini. Avec cette régression, le mouvement n’a pas démarré.
Mouvement impossible ? Et pourtant Achille rattrape facilement la tortue. Le raisonnement de Zénon semble donc une aberration. Où est l’erreur ? En fait Zénon n’affirmait pas que le mouvement est inexistant mais qu’il est une illusion. Fondamentalement rien n’a bougé. Ce qui le rapproche d’une théorie élaborée vingt-quatre siècles plus tard par Einstein et toujours solide : l’univers-bloc. Dans l’espace-temps einsteinien rien ne bouge… parce que le temps lui même est une dimension immobile, et l’on ne sait plus dire d’où vient l’impression que quelque chose s’y déplace. Le mouvement existe toujours sous forme d’équations mais n’est plus animé. Son agitation est illusoire.
Une trop longue exécution
Entretemps, au cours de ces vingt-quatre siècles, il a bien fallu dénoncer la bêtise de Zénon, dont le raisonnement fallacieux contredit la plus simple de nos observations quotidiennes. Pourquoi prendrait-on la peine d’aller à son travail si nous n’avions pas la moindre chance de l’atteindre ? Zénon avec ses apories menaçait de nous transformer en cigales attendant paisiblement dans leurs foyers qu’on vienne les nourrir… Peloton ! Arme à l’épaule ! Tirez sur ce dangereux contestataire !
Et des tirs sur le paradoxe, il y en eu beaucoup. Trop ? À force de se multiplier ils sont devenus contradictoires, ce qui laisse perplexe. Ont-ils tous tiré sur la même chose ? Et s’ils ont tiré chacun sur une partie non vitale, le fusillé n’est-il pas toujours en vie ?
La réponse atomiste
D’après l’atomisme la division infinie est impossible. L’on finit par buter sur la plus petite unité du réel. Démocrite l’a appelée atome. On l’a bien découvert, puis encore démembré. Aujourd’hui la théorie quantique a remis à l’honneur la discontinuité ultime de la matière avec l’unité de Planck. Si une distance n’est pas indéfiniment divisible, elle peut donc être parcourue. Zénon se trompe.
Que découvrons-nous là ? La dispute éveillée par Zénon est aussi celle entre le continu et le discontinu. L’univers-bloc einsteinien, qui soutient l’impossibilité du mouvement voulue par Zénon, est fondé sur le continu. Le dénigrement atomiste est fondé sur le discontinu. En l’absence de certitude sur la nature ultime de la réalité, il n’est plus si facile de trancher.
La réponse potentialiste
Aristote a voulu préserver les deux idées les plus naturelles, celle du monde continu et de la réalité du mouvement. Sa réponse au paradoxe est dite potentialiste. Il reconnaît la possibilité d’une division intrinsèquement infinie de la longueur mais aussi de sa limite finie en tant que “tout”. L’infinité n’est que potentielle. Si une division opère elle provient forcément de l’extérieur. Zénon peut ainsi diviser la longueur en autant d’étapes qu’il le souhaite mais cet acte est nécessairement fini, ainsi que le nombre d’étapes. La distance peut être parcourue.
Qu’avons-nous là encore ? C’est la dispute entre le regard ascendant, celui des points inscrits sur la distance à parcourir, et le regard descendant, celui du coureur qui va les avaler. Les points sur la ligne disent : « Nous sommes en nombre infini ! Il t’est impossible de passer par chacun d’entre nous, tu n’en auras jamais terminé ». Le coureur leur répond : « À chacun de mes pas je laisse une infinité d’entre vous derrière moi, un seul pas devrait suffire ».
Toucher le fondamental
Ainsi le paradoxe de Zénon nous renvoie-t-il à deux débats fondamentaux sur la nature de la réalité. Le premier, querelle entre continu et discontinu, est identifié mais pas tranché. Le second, querelle entre les regards ascendant et descendant, n’est pas rigoureusement codifié (sauf sur ce blog dont il est le fil conducteur) et n’est pas tranchable, chacun des regards ayant une existence indépendante, en provenance du départ et du résultat.
Conséquence de cette absence de codification du double regard, le paradoxe est considéré comme soit absurde soit réel, selon qu’un seul des deux regards est utilisé, ou les deux conjointement. Notons qu’Aristote démarre correctement son enquête avec le double regard. Il approche l’infini par sa face intrinsèque (l’infinité des points de la ligne) et par sa face extrinsèque (le coureur qui rassemble l’infini en une seule étape à parcourir). Malheureusement il décide ensuite de privilégier la face extrinsèque, vue par le regard descendant, pour que le coureur n’éprouve aucun paradoxe : celui-ci peut donc achever de parcourir sa ligne pourtant infiniment pointillée. Mais Aristote, en excluant le regard ascendant, n’a rien expliqué du paradoxe lui-même.
Regards à la mode
Plus tard l’apparition du calcul infinitésimal fera au contraire privilégier le regard ascendant. La réalité mathématique devient infiniment divisible. Mais surtout le succès des mathématiques dans la description précise de la réalité physique entraîne un switch dans les esprits : les mathématiques ne sont plus considérées comme un langage mais comme la nature fondamentale du réel. Aujourd’hui de nombreux physiciens sont persuadés que l’univers est fait d’information, qu’il est une pure structure mathématique. C’est possible. Mais cette idée cache une petite tricherie : elle fait croire que toutes les mathématiques sont réelles par le simple fait d’être intrinsèquement cohérentes. Enthousiasme excessif. Différents postulats fondent différentes mathématiques et certaines ne sont pas retrouvées dans la réalité. C’est ainsi que les mathématiques restent un langage, certaines parties inscrites dans la structure fondamentale de la réalité, tandis que d’autres restent virtuelles, c’est-à-dire existent seulement sous forme de configurations neurales dans le cerveau des mathématiciens.
La tricherie est d’importance. Il est souvent possible, en choisissant les postulats adéquats, de trouver un formalisme mathématique qui vienne appuyer une interprétation pourtant déconnectée du réel. Des solutions mathématiques ont été ainsi proposées au paradoxe de Zénon, mais n’apportent pas la moindre réponse aux débats fondamentaux que nous venons d’évoquer. Elles ne sont des solutions qu’à l’intérieur de leur propre formalisme arbitraire. Pure langue de bois mathématique, pourrions-nous dire avec acidité.
La solution la plus courante remonte au XIXè siècle et utilise les énoncés géométriques : La somme d’une suite géométrique de terme général 1/2n, n allant de 1 à l’infini, tend vers 1 (fini) et non l’infini. Il n’existe plus de paradoxe… au sein du langage géométrique. Ce langage utilise la logique mais n’est pas la logique en soi. Il la développe à partir de ses propres postulats. Il s’agit en fait d’une formulation mathématique particulière du paradoxe général proposé par Zénon, et non de sa résolution.
Le paradoxe de l’immobilité?
Le paradoxe continue à générer tant de perplexité que certains auteurs contemporains l’ont inversé en “paradoxe de l’immobilité”, c’est-à-dire que ce serait l’immobilité et non le mouvement qui serait illusoire. C’est dans l’air du temps, tout ce qui semble immobile étant en réalité formé de particules constamment mobiles. L’avantage est que le paradoxe s’effondre de lui-même. C’est l’idée que le coureur soit immobile qui est absurde. Et que le but à atteindre soit immobile n’a pas de sens, il se déplace aussi !
Avez-vous repéré d’où vient cette solution ? Cette fois elle tombe d’un pur regard descendant. C’est l’observateur du mouvement qui raisonne ainsi. En affinant la résolution de sa vision jusqu’aux particules, tout est en train de bouger. Extraordinaire ! Le conflit du double regard devient caricatural ! Le regard descendant clame que tout bouge, tandis que le regard ascendant démarrant d’un univers-bloc affirme au contraire que rien ne bouge !
En résumé nous disposons de solutions variées au paradoxe de Zénon, mais chacune appartient à un regard ou un langage particulier, et elles se contredisent ! Tantôt le mouvement est une illusion, tantôt c’est l’immobilité. Et au fait, c’est quoi une illusion ? Nos esprits sont-ils des déités observant la réalité d’un “extérieur” pour s’illusionner ainsi ?
Convergence avec le problème du temps
Tentons justement de ramener nos esprits dans la réalité. Un point majeur de rassemblement est que le mystère du mouvement converge avec celui du temps. Le mouvement est un point immobile mis en route par le temps. La Dichotomie de Zénon est à la fois le paradoxe du mouvement et le paradoxe du temps. Illusoires tous les deux ? Réunis ensemble ils s’annulent, constate-t-on. En effet diviser à l’infini la distance qui reste à parcourir consiste à diviser également à l’infini le temps nécessaire pour parcourir chaque étape. Ces deux infinis s’ajustent parfaitement pour former une distance… terminée au bout du temps imparti.
Solution la plus simple à l’échelon global. Mais elle ne répond en rien aux problèmes intrinsèques du temps et du mouvement. Elle se contente d’opposer la problématique notion d’infini à elle-même, sans dire si l’infini / le continu existent réellement, ni si le mouvement est une réalité. Il va falloir faire moins simple.
2 – L’émergentisme
Voici à présent comment surmonter vraiment ce paradoxe. Il nous oblige à une révision conceptuelle simple mais radicale sur la réalité. La théorie que je vais proposer permet d’initier le mouvement à partir d’un univers immobile et le mettre progressivement en route quand il se complexifie. Cette solution se fonde sur ‘Temporium’, l’ouvrage où j’explique le démarrage du temps depuis un univers-bloc, où le temps ne “passe” pas, jusqu’au temps subjectif, qui défile à une vitesse propre à chaque cerveau.
De quelle révision radicale s’agit-il ? Elle a déjà été tentée à la fin du XIXè siècle par l’école dite émergentiste britannique. Il s’agissait de donner du volume à la complexité en faisant d’elle une dimension à part entière de la réalité. Alexander puis Broad définissent des “niveaux d’existence” indépendants empilés par l’évolution selon une pyramide de complexité. Ils s’opposent ainsi aux réductionnistes qui “aplatissent” l’Univers et le ramène aux seuls micromécanismes fondamentaux, la complexité étant une simple émanation des équations qui les dirigent.
Élévation et chute
L’émergentisme britannique se voulait scientifique. Il a tenté d’introduire le concept de “lois de composition” régissant en toute indépendance les différents niveaux d’existence. Mais le succès du réductionnisme à établir des ponts entre niveaux a enterré ces prétentions. La mécanique quantique a expliqué les liaisons chimiques; la biologie moléculaire s’est chargée d’éclaircir la physiologie du vivant. Plutôt que chercher des lois spécifiques aux niveaux, on a regardé plus attentivement ce qui se passe en dessous. La science est devenue “platiste”, perdant au passage toute chance d’expliquer les phénomènes propres à chaque niveau d’existence. Tout cela est passé dans la grande poubelle des Illusions. Les phénomènes n’intéressent tout simplement plus les scientifiques, qui n’y trouvent aucune contribution à leurs modèles.
La complexité est ainsi vue tantôt indispensable pour rendre compte de la diversité et de la sophistication des phénomènes, tantôt gênante pour ceux qui espèrent réduire l’Univers à une équation fondamentale. Un retour de la querelle entre animistes et partisans du Dieu unique ? Les émergentistes britanniques ont été jugés comme des théologiens d’arrière-garde au moment où la Mécanique Quantique a bouleversé la connaissance et est devenue la déité majeure des physiciens. Elle sert même de fondement à une théorie quantique de la conscience lancée par des physiciens de renom mais qui relève plutôt du champ mystique que scientifique. Le Quantique est aujourd’hui autant emprunt de sacré que le vieux Créateur à barbe blanche célébré par le christianisme.
Du zélotisme au grotesque
Est-ce une religion qui en chasse une autre ? Les physiciens quantiques s’offusqueraient de voir leur Modèle Standard présenté ainsi. Ils disposent d’instruments fort coûteux pour le valider par l’expérience. Ils ont mis Dieu en équations, progrès indéniable par rapport au précédent, humain trop humain… Néanmoins le défaut de ce modèle est son absence d’universalité et d’explication intrinsèque, sans compter les multiples défauts qu’il comporte encore. On n’y trouve aucun trace de temps, de conscience, de résolution des grands problèmes que soulève le paradoxe de Zénon. Bref c’est une photographie de la réalité fondamentale et rien d’autre. Il manque bien des détails et surtout… qui a pris la photo de l’extérieur de cet univers parfaitement plat ?? Qu’est-ce qui éprouve les illusions qui en émanent ?
Le Modèle Standard quantique, de par ses réussites remarquables, déclenche un zélotisme excessif chez ceux qui le pratiquent, les aveuglant à des problèmes philosophiques élémentaires, par exemple la présence inexpliquée des esprits qui l’ont conçu. Dieu a des géniteurs, voilà qui change aussi de la version précédente. Mon ironie n’a d’autre but que vous éveiller à la possibilité de bouleverser ce bel ordonnancement, et il est difficile de le faire au sein de la communauté des physiciens. Seuls les grands noms s’y aventurent mais risquent vite la solitude. Lee Smolin a par exemple proposé d’inverser la théorie einsteinienne en rendant l’espace relatif et non plus le temps. Chamboulement conceptuel trop sévère pour emporter l’adhésion, malgré les réponses concrètes apportées au mystère du temps qui passe.
Ma proposition est encore plus grotesque et je n’ai pas la célébrité d’un Smolin, vous serez donc rares à la lire et encore moins à la comprendre. Il s’agit de prendre la suite des émergentistes pour valider la complexité en tant que dimension fondamentale du réel, cette fois en évitant les embûches qui ont envoyé leur travail aux oubliettes de l’Histoire des Sciences.
3 – Mise en route
Comment mettre en mouvement un fond d’univers immobile ? Car c’est bien la question soulevée in fine par Zénon. Avec son paradoxe il voulait nous convaincre que le mouvement est une illusion, mais puisque nous voulons croire à cette illusion il faut mettre en route un univers qui est peut-être bien immobile au fond. La véritable manière d’éteindre le paradoxe n’est pas de trancher entre mobilité et immobilité, ni entre discontinu et continu, mais de montrer comment l’un peut donner naissance à l’autre.
Mettre en route un fond immobile ? Nous avons besoin de le faire défiler dans un temps. Einstein nous a beaucoup compliqué la tâche en immobilisant la dimension temporelle aux côtés des spatiales. Désormais avec notre impression de mouvement, nous sommes en fait éjectés du cadre einsteinien. Les choses ne devraient bouger que pour un oeil extérieur à la réalité, qui verrait défiler une ligne temporelle devant lui, animant les évènements comme dans un flipbook. Étant assez sûrs que notre impression existe, puisque nous sommes en prise directe sur elle, nous voici sortis du cadre einsteinien. Ce cadre n’est donc pas toute la réalité. Et il s’agit de comprendre comment nous lui sommes reliés.
Le mille-feuilles complexe
La solution se cache dans la complexité. En négligeant le travail des émergentistes nous avons perdu une dimension essentielle de la réalité, et ne l’avons jamais complètement retrouvée. Un niveau émergent n’est pas seulement doté de propriétés différentes mais d’un temps spécifique, plus lent que le précédent. En effet il est un Tout stable englobant les parties. Celles-ci peuvent passer par une multitude de configurations différentes sans que le Tout change de nature. Les battements temporels des parties et du Tout, mesurant le rythme de leurs transformations, sont nettement décalés.
Ainsi la réalité complexe apparaît-elle comme un mille-feuilles de couches dotées de leur temps propre. Néanmoins cela ne suffit pas à faire défiler ces temps. Notre conscience devrait être engluée dans son niveau de réalité, sans impression de passage. Pour démarrer le temps et le faire avancer dans une direction unique, il faut ajouter l’entropie. L’explication est un peu difficile et je vous renvoie à ‘Temporium’ pour en comprendre le détail. Il manquait aux émergentistes un moyen de concrétiser la globalité d’un système. Ironiquement c’est la mécanique quantique, qui a contribué à enterrer l’émergentisme britannique, qui fournit ce moyen.
La flèche avance parce qu’elle est entropique
J’ai défini l’étage global d’un système, son “Tout”, comme la configuration stable de ses multiples états probables. Le discontinu fondu dans le continu. Cette configuration stable cependant n’apparaît pas instantanément lors de la formation du système. Il existe un délai entropique entre les deux, doté d’une direction précise. Les équations ne sont pas réversibles au début. Une flèche temporelle apparaît. Le Tout intègre en quelque sorte un accouchement, une vie adulte à l’équilibre et une mort quand les détails de sa constitution mettent fin à l’équilibre. Ce n’est pas encore cette flèche qui fait défiler le temps puisque le Tout ne s’en est pas extrait pour l’éprouver. Le passage vient du glissement des couches de réalité au sein d’une même entité complexe. Elles ont des battements temporels différents et des flèches entropiques variables tout en constituant une entité unique pour le Tout situé au sommet de l’édifice complexe.
Dans le cerveau ce sommet est l’espace de travail conscient. La conscience est le phénomène éprouvé dans cet espace. Il provient du glissement des innombrables couches de complexité formées par les graphes neuraux par-dessus leurs couches de complexité biologiques par-dessus leur complexité moléculaire et particulaire, jusqu’à cette fondation hypothétique de la réalité que nous n’apercevons pas encore.
Voici le temps mis en route. Le mouvement devient alors une simple formalité. Chaque chose en mouvement est un Tout animé dans son temps propre. Chacun de nos esprits évolue dans son temps propre, voit des mouvements dont la vitesse n’est évaluée que par lui. Par bonheur les temps propres de nos consciences sont voisins les uns des autres, ce qui facilite la communication. Mais nous avons besoin d’instruments communs, les horloges, pour nous mettre d’accord sur la vitesse des objets, car nos impressions sont toujours légèrement dissemblables.
Des étages en mouvement
Les choses bougent alors que leurs constituants les plus fondamentaux ne bougent sans doute pas, comme l’affirme Zénon, ainsi que la science la plus récente. Comment est-ce possible ? Parce que les constituants immobiles, par leurs relations, créent un Tout mobile, qui se déplace à leur “surface”, cette surface étant un niveau émergent dans la complexité, surmonté à son tour par le niveau suivant. Chaque niveau bouge selon son temps propre, et le glissement des temps ainsi que des mouvements entre les couches de complexité crée l’impression de chose “qui bouge” et pas seulement affectée d’un déplacement. C’est dans ce léger décalage constitué par un niveau émergent qu’apparaît cette ébauche d’extériorisation à la réalité, qui permet de “regarder” bouger ce qui est sous-jacent dans la complexité.
L’impression de mouvement n’est pas réservée à conscience. Toutes les couches de réalité possèdent cette impression à leur échelle. L’impression consciente est la surimposition de toutes les couches de notre constitution physique et neurale, ce qui fait sa richesse. Elle ne surgit pas de nulle part à cet endroit. Inutile de recourir à une explication mystique à présent. Le temps, le mouvement, la conscience, et tous les phénomènes pétillants qui leurs sont attachés, naissent d’un fond d’univers immobile.
Conclusion
Résoudre le paradoxe de Zénon n’est pas démontrer son absurdité, comme il a été fait jusqu’à présent. Car le dire absurde oblige à faire des postulats arbitraires sur la réalité, sur sa continuité et sur le temps. S’il faut s’en garder, il devient impossible de se contenter de déclarer le paradoxe aberrant. Au contraire une solution juste doit expliquer pourquoi il semble aberrant, sans l’être. Celle que j’ai proposée le permet. Le coureur termine la distance, malgré le paradoxe qui l’en empêche, mais il ne le fait pas dans le même niveau de réalité.
Dans le niveau où descend le paradoxe, la distance infiniment divisible, le coureur n’existe plus. Il est lui-même devenu une infinité de points et, à la racine supposée de la réalité, s’immobilise définitivement. Seules les relations entre les points changent pour signaler son mouvement. Mais à ce niveau rien ne bouge vraiment. Nous sommes sur la toile de fond de la réalité. Le mouvement n’y existe pas. L’esprit qui pourtant l’éprouve, ce mouvement, se dit alors qu’il est une illusion, l’ayant tellement décomposé qu’il l’a annihilé. Et c’est bien le cas. Mais c’est la décomposition qui est responsable et non le mouvement qui n’existe pas.
Car ces relations immobiles s’organisent en niveaux de complexité, ce qui met en branle à la fois le temps et le mouvement dans une direction privilégiée, du passé vers le futur. Les vitesses diffèrent dans chaque niveau, et l’intégration (la surimposition) de ceux-ci dans l’expérience finale procure la sensation du passage du temps et du coureur qui bouge. Ces impressions ne sont pas illusoires mais bien réelles, autant que le niveau fondamental immobile, qui peut être lui aussi émanation de quelque chose qui nous est inaccessible.
Alors, continue ou discontinue, cette réalité ?
Le coureur atteint le but prévu dans le temps imparti. Cela démontre-t-il que le niveau de réalité fondamental d’où partent les interactions à l’origine de ce déplacement n’est pas infiniment divisible ? En effet si les interactions devaient parcourir un nombre infini de points pour s’étendre jusqu’au but elles ne l’atteindraient jamais et le coureur échouerait lui aussi, dans son niveau de réalité supérieur. Mais ce raisonnement a une faille : il suppose que les interactions ont besoin de temps pour s’étendre. Or le temps n’existe pas encore à leur niveau. Il est donc impossible de conclure sur la continuité ou la discontinuité fondamentale de la réalité.
Notons que le temps s’est déjà amenuisé incroyablement à l’échelon quantique pour permettre l’également incroyable somme d’interactions que représente le mouvement du coureur jusqu’à son but. Et à vrai dire, la solution complexe que j’ai présentée permet de résoudre le problème continuité/discontinuité autrement : les niveaux de réalité sont à la fois discontinus et continus, discontinus par leur constitution, continus en tant que globalités. C’est ainsi que les modèles pariant sur continuité ou discontinuité peuvent être tous efficaces, selon la face des choses à laquelle ils s’adressent. Mais ils ne montreront jamais l’entièreté de ces choses. Pour voir intégralement la réalité il faut un double regard, porteur d’un double modèle. Un regard… paradoxal. Comme celui de Zénon d’Élée.
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