Abstract: Les choses sont-elles propriétaires de leur image ? Elles le furent au début de la connaissance, avec l’animisme, perdirent cet esprit avec le monothéisme puis le naturalisme, son équivalent ontologique. Elles regagnent aujourd’hui leur image autonome avec le scientifique pragmatique, qui leur attribue des modèles spécifiques, après avoir abandonné les théories transcendantales.
De l’animisme au monothéisme puis au naturalisme
L’histoire de la connaissance s’est déroulée ainsi : les humains ont accordé leur autonomie aux choses du monde en les dotant d’esprits propres. Animisme. Puis ils réduisent cette autonomie en les réunissant à l’aide de catégories, dont des entités plus puissantes assurent le contrôle. Polythéisme. Enfin les humains récupèrent la propriété des choses à travers un intermédiaire omnipotent, créateur de toutes choses, qui leur a donné une place privilégiée. Monothéisme.
Le transfert du pouvoir de la religion à la science se fait sans changer cette place exceptionnelle. Le Créateur est simplement remplacé par la Nature. Une partie des humains refuse désormais tout intermédiaire pour la propriété des choses. Ce sont leurs théories qui assurent ce rôle. Toujours influencées par le monothéisme, des générations de scientifiques cherchent son équivalent dans la Nature : la Théorie du Tout, génératrice fondamentale de toute la réalité. La trouver, c’est enfin s’approprier entièrement le monde. Il serait entièrement soumis à celui qui connaît la Théorie et peut ainsi le modeler à son goût.
Sans Théorie du Tout…
Un tel espoir s’est affaiblit. Difficile de fusionner les disciplines, le micro et le macroscopique en physique, sans parler des sciences physiques avec les humaines. Supposons qu’une équation ultime soit trouvée à l’origine du monde. Une Théorie du Tout cantonnée à la physique serait loin de suffire à expliquer l’ensemble du monde contemporain. Elle n’aurait aucune valeur transcendantale. Nous manquons d’un principe universel pour unifier la connaissance.
Pragmatiques, les scientifiques ont appris à rester dans les limites de leurs modèles. La plupart ont abandonné le réductionnisme fort, qui consiste à ramener toute chose à ses mécanismes les plus intimes. Désormais les modèles ne sont réduits l’un à l’autre que si l’un découle entièrement de l’autre, sans dérogation expérimentale. Ce qui est rare, de plus en plus rare à mesure que s’élève l’échelle de complexité des choses.
…retour à l’animisme
Les entités complexes sont ainsi décrites par des modèles qui leur redeviennent propres. Elles ont, en quelque sorte, récupéré la propriété de leur constitution. Cette propriété est naturelle, fondée sur leur ontologie. Mais lorsque nos ancêtres les dotaient d’esprits spécifiques, leur démarche était-elle moins naturelle ?
J’en conclue, avec une dose d’ironie, que la connaissance a continué son évolution jusqu’à un nouvel animisme, scientifique cette fois. La science entre à nouveau en conflit dur avec la religion, car celle-ci continue son ancrage dans le monothéisme. La religion refuse bien sûr d’accorder une âme aux choses. Qu’elles soient propriétaires de leur identité ne convient pas au monothéisme. Je devine dans ce conflit la défaveur nouvelle que rencontre la science dans les milieux fortement impactés par les croyances.
Le monde des croyants dépecé
Cette défaveur apparaît incompréhensible dans les pays dits culturellement avancés, dont le système éducatif se réfère constamment à la science. De surcroît, la science contemporaine se montre plus agnostique qu’athée vis à vis des religions, par rapport au siècle précédent. Le conflit aurait du s’assouplir. Les grands bergers du monothéisme s’y sont montrés favorables. Jean-Paul II a déclaré que la théorie de l’évolution est « plus qu’une hypothèse » et l’Académie Pontificale des Sciences cherche à adapter les textes sacrés aux découvertes scientifiques.
Mais la population de croyants ne s’en laisse pas si facilement compter. La majorité d’entre eux a (in)conscience que redonner leur autonomie aux choses du monde, c’est en perdre le contrôle. C’est se trouver réduit à la petite place où les habitudes du croyant ne sont pas contestées. Le reste lui échappe : les machines, les IAs, les vaccins, les manipulations génétiques, les transgenres, etc, s’emparent chacun d’une partie de son monde traditionnel et le dépècent. Le croyant trouve refuge dans de nouvelles sectes, indépendantes des grands courants monothéistes, mais qui lui semblent mieux refléter la pureté de la religion.
Des chercheurs plus cools
C’est ainsi que prolifèrent les groupes conspirationnistes, qui ciblent des modèles scientifiques précis, et l’autonomie qu’ils confèrent au monde. Les platistes veulent se réapproprier l’image de la Terre, les antivax leur santé, les créationnistes leurs ancêtres. Ce n’est pas faute, chez les chercheurs, d’avoir progressé aussi en coolitude ! Modèles moins péremptoires et interprétations moins conquérantes. Rien n’est certain. Mais la place laissée au doute fait l’objet d’une évaluation précise. Le doute est quantifié, c’est une porte ouverte avec mesure, quand le croyant lui voudrait l’ouvrir en grand, afin d’y faire entrer de force sa spéculation gargantuesque.
Les entités du monde n’acceptent pas n’importe quelle croyance. Leur esprit produit des données, indiquant à l’expérimentateur le degré de vérité dont il peut se targuer. L’animisme scientifique permet de se rapprocher de l’essence des choses complexes.
En attendant le principe transcendantal
Peut-être les humains trouveront-ils ce fameux principe transcendantal qui leur permettrait à nouveau de resserrer les catégories des choses et des disciplines de la connaissance en une seule, une méta-métaphysique capable de tout expliquer. Mais pour l’instant animer les choses avec nos modèles spécifiques est ce qui nous en rapproche le plus. Nous augmentons notre pouvoir sur elles.
Agir sur quelque chose ou quelqu’un, qu’est-ce d’autre que bien connaître son langage particulier ?
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Apocalypse cognitive, Gérald Bronner, 2021